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Full text of "Revue de l'Academie de Toulouse et des autres académies de l'empire"

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Revue  de  rAcademie  de  Toulouse  et 
des  autres  académies  de  Fempire 

Académie  des  sciences,  inscriptions  et 
belles-lettres  de  Toulouse 


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REVUE 


DE 


TOULOUSE. 


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REVUE 


TOULOUSE. 


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TYPOGRAPHIE  DE  BONNAL  ET  GIBRAG, 

RDI   lAlRT-ROUI,   ii,  TODLOUSI. 


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J 


REVUE 


DE 


TOULOUSE 


BT 


DU  MIDI  DE  LA  FRANGE 


sous  LA  DIRBCnON 


Dï:  m.  r.  uicoii^ta 


ONZIÈME  ANNÉE.  — TOME  VINGT-ET-UNIÈME. 


ON  S'ABONNE 

A  TOULOUSE  :  Chez  DELBOY,  LIBRAIRE,  RUE  DE  LA  POMME,  71 
ET  ÂRMAIN6,  LIBRAIRE  RUE  SAINT-ROME,  44. 

TOUT  CE   QUI   CONCERNE   LA   REDACTION   DOIT   ÊTRE   ADRESSÉ   AD   DIRECTEUR 
DE   LA   REVUE  ,    RUE   DU    SENECHAL ,    8. 

1865. 


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HARVARD  COLLEGE  UBRARV 

FROMTHE 
ARCHIRALO  CARY  060UBQE 
^     FUN9 


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REVUE 


DE 


TOULOUSE 


ET 


DU  MIDI  DE  LA  FRANGE. 


REMERCIEMENT 

ADRESSÉ  A  L'ACADÉMIE  DES  JEUX-FLORAUX 

Par  H.  Emilb  YaImb-Cibibi,  éla  Xaintaneor. 

Messieurs, 

Lorsque,  le  8  janvier  4864,  encouragé  par  les  sympathies  de  plu- 
sieurs d'entre  vous,  j*eus  l'honneur  de  poser  ma  candidature  au 
fauteuil  vacant  par  le  décès  de  M.  Hoquin-Tandon ,  je  vous  disais  : 

«  Il  est  téméraire^  à  moi  plus  qu'à  tout  autre,  de  revendiquer  la 

>  succession  académique  d'un  savant  qui  laisse  après  lui  une  si  légi- 

>  time  renommée  ;  mais  vous  voudrez  bien,  je  l'espère,  suppléer  par 
»  votre  indulgence  à  Tinsuffisance  de  mes  titres.  Je  sais  aussi,  qu'en 
»  dehors  des  qualités  littéraires,  il  en  est  d'autres  dont  la  Compagnie 

>  des  Jeux-Floraux  tient  compte  dans  la  formation  de  ses  choix.  La 

>  sincérité  des  convictions ,  l'indépendance  du  caractère,  la  dignité 
*  d'une  jeunesse  volontairement  soumise  à  la  double  loi  du  devoir  et 


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—  6  — 

»  du  travail^  sont  des  titres  qui  furent  toujours  appréciés  au  sein  de 
n  rAcadémie.  Cette  pensée  encourage  ma  confiance  ;  elle  fera  y  je 
»  l'espère,  absoudre  ma  témérité.  » 

Ce  double  sentiment,  Messieurs,  je  tiens  à  en  renouveler  l'expres- 
sion au  début  de  ce  Remerciement. 

Evidemment,  lorsque  l'Académie  m'a  fait  l'honneur  de  me  conférer 
ses  suffrages,  elle  n'a  pas  cru  combler  le  vide,  qu'après  tant  d'autres, 
hélas!  la  mort  avait  fait  dans  ses  rangs.  M.  Moquin-Tandon,  dont  une 
plume  autorisée  (i)  vient  de  retracer  l'éloquente  biographie,  était  un 
de  ces  esprits  auquel,  en  me  choisissant,  vous  pouviez  donner  un  suc- 
cesseur, mais  non  un  remplaçant. 

Né  à  Montpellier  ,  fils  de  cette  noble  province  qui  semble  garder 
dans  la  structure  harmonieuse  de  sa  langue,  dans  le  relief  imposant  de 
ses  ruines  et  jusque  dans  l'azur  de  son  ciel,  l'empreinte  de  ses  origines 
Yomaines ,  M.  Moquin-Tandon  devait  à  sa  terre  natale  la  vivacité 
d'impression  et  la  souplesse  d'intelligence  propres  aux  races  du  Midi. 
A  ces  qualités  si  précieuses,  mais  stériles  quand  une  volonté  ferme  ne 
les  féconde  pas,  M.  Moquin  sut  joindre  la  discipline  dans  le  travail  et 
Tesprit  de  suite  dans  les  idées.  Il  était  né  poète  par  le  sang  (2)  et  par 
la  vocation  ;  l'étude  le  fit  savant  et  savant  écouté  de  l'Europe  entière. 
Propre  à  tout  et  presque  maître  en  toutes  choses,  il  écrivait  avec  un 
égal  bonheur  ce  Noyer  de  Haguelonne  (Cary a  Magalonensis),  super- 
cherie spirituelle  qui  déjouait  la  perspicacité  des  maîtres  les  plus 
versés  dans  la  connaissance  de  la  langue  romane,  et  cette  Monogra- 
phie des  Hirudinées,  qui,  dès  ses  premiers  pas  dans  la  carrière,  fixait 
sur  lui  l'attention  du  monde  savant.  Déjà  connu  par  son  enseigne- 
ment à  Marseille  et  à  Toulouse  ;  déjà  honoré  de  vos  suffrages  et  de 
ceux  de  toutes  les  corporations  académiques  de  notre  ville,  M.  Moquin- 
Tandon  appartenait  de  droit  à  cette  élite  d'hommes  que  la  province 
élève,  mais  que  la  capitale  fait  siens  par  une  glorieuse  adoption. 

Il  quitta  Toulouse,  il  s'éloigna  de  vos  doux  entretiens  littéraires, 
parce  qu'il  est  écrit  que,  dans  notre  pays  de  centralisation,  toute  re- 
nommée doit  demander  à  Paris  sa  suprême  consécration  ;  mais  ce  ne 


(4)  L'éloge  de  H.  Moqain-Taodon  a  été  lu  dans  cette  séance,  par  M.  le  Di"  Janol, 
maintenear. 

(2)  M.  Moqain  comptait  parmi  ses  ascendants ,  André-Auguste  Tandon  ,   poèlo 
troubadour^  né  à  Montpellier  en  1759,  mort  dans  cette  ville  en  1894. 


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—  7  — 

fut  pas,  dit-oDy  sans  accorder  les  plus  vifs  regrets  à  la  ville  qui,  pen- 
dant vingt  années,  avait,  en  mère  attentive,  encouragé  ses  travaux  et 
veillé  sur  sa  réputation  naissante.  Devenu  professeur  à  la  Faculté  de 
Paris ,  appelé  à  siéger  à  l'Institut ,  il  tenait  à  vous  par  les  liens 
de  la  reconnaissance  et  par  cet  écho  toujours  caressant  des  premiers 
succès.  Je  me  souviens,  non  sans  émotion,  que  la  lettre  par  laquelle 
Toulouse  apprit  la  mort  subite  de  son  enfant  d'adoption,  lui  décer- 
nait, avant  tout  autre,  ce  titre  de  Mainteneur  qui  a  tant  de  racines 
dans  le  passé  de  notre  ville  et  tant  d'écho  dans  le  cœur  de  nos  conci- 
toyens. 

Vous  le  voyez,  Messieurs,  ma  modestie  n'est  point  cette  fois  un 
artifice  de  langage^  et,  à  tous  ces  titres,  je  ne  pouvais  avoir  la  préten- 
tion de  remplacer  parmi  vous  M.  Moquin.  Devais-je  demander  à  quel- 
ques essais  publiés  dans  les  Journaux  et  dans  les  Revues  de  notre 
ville  la  confiance  que  m'enlevait  d'avance  la  célébrité  de  mon  prédé- 
cesseur? 

Tout  en  reconnaissant  que  ces  études  et  ces  articles  ont  été  l'occu- 
pation utile  de  ma  jeunesse,  je  ne  pouvais,  sans  forcer  ma  propre  opi- 
nion>  leur  prêter  la  vertu  de  me  conquérir  vos  suffrages.  En  effet, 
Messieurs,  dans  notre  temps  de  douteet  de  controverse,  qui  n'a  été,  à 
son  heure,  un  peu  publiciste  et  un  peu  journaliste  ?  Qui  n'a,  entre  la 
vingtième  et  la  trentième  année ,  confié  à  la  presse  le  secret  de  ses 
espérances  et  raconté,  à  mots  couverts ,  l'histoire  de  ses  mécomptes  ? 
La  publicité  est  devenue  un  champ  commun  où  se  rencontrent  les 
intelligences  les  plus  sûres  et  les  vocations  les  moins  justifiées.  Dans 
ce  pêle-mêle,  il  est  parfois  difficile  de  se  rapporter  à  soi-même  et  de 
fournir  aux  autres  le  témoignage  de  sa  propre  aptitude.  Le  critérium 
existe  pourtant,  et  comme  vous.  Messieurs,  après  vous  (l),  je  crois 
l'avoir  trouvé  dans  la  sincérité  des  convictions  et  dans  la  dignité  du 
caractère. 

Ces  qualités  constituent  la  probité  de  l'homme  de  lettres  et  l'hon- 
neur du  journaliste.  Avec  elles,  la  profession  d'écrivain  s'élève  à  la 
hauteur  d'une  magistrature-,  sans  elles,  cette  profession  s'abaisse  au 
niveau  d'un  trafic.  Celui  qui  tient  une  plume  ne  peut  pas  plus  s'en 
passer  que  le  soldat  de  courage,  et  la  femme  de  pudeur. 

Ces  qualités  ont  brillé  de  tous  les  temps,  tantôt  dans  l'ombre,  tantôt 

(4)  Semonce  prononcée  par  M.  d'Aygoesyives,  le  49  avril  4868. 


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en  pleine  lumière.  Tacite  nous  apprend  qu*on  les  rencontrait  sous  le 
régne  de  Tibère  comme  à  Tâge  des  Scipions.  Seulement^  sous  les 
Consuls,  elles  appelaient  les  honneurs,  et,  sous  les  Césars,  elles  attiraient 
la  proscription.  Â  toutes  lès  périodes  de  Tbisloire  elles  sont  également 
glorieuses,  mais  elles  ne  sont  pas  toujours  profitables.  Entre  toutes 
les  époques,  s*il  en  est  une  où  la  dignité  de  la  conscience  et  Findé- 
pendance  du  caractère  doivent  être  recherchées,  n'est-ce  pas  dans  un 
siècle  où,  comme  le  nôtre,  les  révolutions  successives  ont  trouble 
les  esprits,  confondu  les  idées  et  déplacé  parfois  Taxe  du  monde 
moral? 

Dans  ce  tumulte  d'opinions  contraires,  dans  ce  conflit  de  croyances 
qui  désolent  notre  génération,  ce  qu'il  importe  de  rencontrer,  c'est 
moins  une  chimérique  unanimité,  qu'une  égale  sincérité  chez  ceux  qui 
cherchent  et  un  égal  désintéressement  chez  ceux  qui  luttent.  Les  dissi- 
dences ne  créent  pas  la  mésestime.  On  a  vu  de  loyaux  adversaires  se 
tendre  la  main  en  signe  de  réciproque  sympathie.  Dans  une  guerre 
récente  et  à  jamais  glorieuse,  nos  soldats,  jetés  sur  les  plages  lointai- 
nes de  la  Crimée,  profitaient  des  heures  rapides  d'un  armistice  pour 
échanger  une  cordiale  étreinte  avec  des  ennemis  que  de  communes 
épreuves  leur  avaient  appris  à  estimer. 

De  méme^  qu'un  homme  apporte  dans  le  combat  de  la  vie  une  con- 
science intègre  et  un  cœur  pur,  ob!  celui-là,  je  l'admire,  je  l'estime, 
je  suis  fier,  quel  que  soit  son  drapeau,  d'établir  avec  lui  le  commerce 
fraternel  des  âmes.  Avec  cet  homme  d'ailleurs,  mon  contradicteur  du 
moment,  je  suis  certain  de  m'entendre  sur  ces  principes  supérieurs, 
immuables,  qui  planent  au-dessus  de  nos  mesquines  querelles,  comme 
la  voûte  du  ciel  plane  au-dessus  des  sinuosités  de  la  terre.  Comme 
lui,  j'ai  foi  dans  une  Providence  divine,  dans  une  destinée  surnatu- 
relle, dans  cet  ensemble  de  préceptes  dont  le  Christ  a  légué  le  magni- 
fique Code  à  l'humanité.  Qu'importent  après  cela  les  divergences 
passagères!  Qu'importe  le  bruit  éphémère  des  discordes,  quand  le 
but  également  poursuivi  par  ces  adversaires  d'un  jour  est  le  triomphe 
du  Droit  sur  la  terre  et  le  règne  de  Dieu  dans  l'éternité  ! 

Oui,  'Messieurs,  je  crois  à  une  secrète  entente  entre  tous  ces  hom- 
mes de  bonne  volonté  auquel  le  cantique  divin  promet  le  bien  suprême 
de  la  paix  ici-bas.  L'ardeur  de  la  lutte  peut  créer  des  défiances  mo- 
mentanées ;  mais  l'heure  de  l'apaisement  amène  des  souhaits  sincères 
do  conciliation. 


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Celte  pensée,  Messieui's,  a  pu  seule  me  donner  adsez  de  contiance 
pour  solliciter  vos  suffrages.  Celte  pensée,  vous  l'avez  comprise,  peut- 
être  partagée.  Dans  tous  les  cas,  elle  m'a  valu  de  votre  part  une  dis- 
tinction qui  a  été  la  récompense  de  ma  jeunesse  et  qui  sera  Torgueil 
de  toute  ma  vie. 

Eh!  comment  ne  sera is-je  pas  fier  d'entrer  dans  celle  enceinte, 
lorsqu'à  côté  des  maîtres  vénérés  qui  ont  éveillé  les  premières  lueurs 
de  mon  intelligence,  je  vois  assis  les  représentants  les  plus  élevés  de 
l'Eglise,  de  la  Magistrature,  du  Barreau  ;  lorsque  mon  regard  peut 
embrasser  d'un  trait  les  noms  les  plus  anciens  et  les  plus  illustres  de 
la  Cité  !  Comment,  en  se  sentant  associé  à  un  passé  si  glorieux  ;  en  se 
voyant  rattaché  par  une  flatteuse  adoption  à  une  Compagnie,  où  les 
préceptes  du  goût  littéraire  ne  se  sont  jamais  séparés  des  traditions  de 
dignité  morale  -,  comment  ne  serais-je  pas  enorgueilli  de  m'asseoir  à 
cette  Ecole  du  bien  dire,  mieux  encore,  à  cette  Ecole  du  bien  faire  ! 

Ce  tribut  de  gratitude  que  vos  usages  m'imposent  l'obligation  de 
vous  exprimer  aujourd'hui  publiquement,  mon  cœur.  Messieurs,  vous 
Ta  payé  depuis  une  année. 

Du  fond  de  mon  âme  émue ,  au  nom  de  ma  jeunesse  honorée  par 
vos  suffrages  :  Messieurs,  Je  vous  remercie. 

Ce  cri  de  reconnaissance,  contenu  depuis  un  an,  avait  hâte  de  sor- 
tir de  ma  poitrine.  Maintenant  qu'il  a  pu  éclater  devant  celle  assem- 
blée d'élite,  je  me  sens  plus  libre  pour  aborder  un  sujet  conforme  aux 
travaux  ordinaires  de  la  Compagnie,  conforme  aussi  aux  préoccupa- 
tions habituelles  du  récipiendaire. 

Je  voudrais  vous  parler.  Messieurs,  en  termes  le  moins  indignes 
possible,  d'un  élément  entré  dans  la  littérature  moderne,  et  qui,  par 
la  complicité  des  écrivains  les  plus  distingués,  semble  y  avoir  acquis 
une  place  considérable.  Je  voudrais,  en  un  mot,  vous  entretenir  de  la 
Mélancolie.  Mot  étrange  qui,  si  nous  scrutions  ses  origines,  nous  con- 
duirait plutôt  dans  le  temple  d'Epidaure  que  sur  les  pentes  du  Par- 
nasse; mol,  qui,  par  une  bizarre  faveur  de  la  fortune,  est  passé  du 
vocabulaire  de  la  médecine  dans  le  dictionnaire  de  la  langue  poétique. 
D'où  vient  le  mot?  Vous  le  savez.  D'où  vient  la  chose?  11  faut  essayer 
de  le  dire. 

Messieurs,  notre  âge  a  d'incontestables  grandeurs.  Jamais  l'intelli- 
gence humaine,  surexcitée  par  l'appât  de  l'utile,  n'a  pénétré  plus 


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—  10  — 

avdnt  dans  les  régions  de  Tinconnu.  Jamais  la  matière  ne  fut  plus 
complètement  domptée  par  le  génie  de  Thomme  ;  jamais  elle  ne  fut 
mieux  asservie  à  ses  besoins.  Il  est  devenu  presque  banal  de  citer  la 
vapeur^  rélectricité,  la  photographie^  toutes  ces  applications  d'agents 
insoumis^  toutes  ces  découvertes  imposantes  qui  resteront  l'attribut 
glorieux  du  xix«  siècle. 

Tandis  que,  dans  Tordre  matériel,  l'esprit  humain  faisait  des  con- 
quêtes capables  de  lui  donner  le  vertige ,  dans  l'ordre  moral  sa 
marche  n'était  pas  également  assurée.  Depuis  1789,  les  sociétés  poli- 
tiques, dont  la  France  continue,  parfois  à  ses  dépens ,  d'être  la  géné- 
reuse avant-garde,  ont  été  travaillées  par  des  aspirations  toujours 
renaissantes  et  jamais  assouvies.  Ce  mal  secret,  dont  il  ne  rentre  pas 
dans  mon  plan  de  retracer  les  phases,  a  provoqué  des  évolutions 
incessantes  dans  le  régime  de  notre  pays.  Or,  Messieurs,  aucun 
changement  ne  s'opère  dans  le  haut  sans  causer  dans  le  bas  de  dou- 
loureux retentissements.  Chaque  étape  de  la  France  à"  travers  ces 
vicissitudes  est  marquée  par  des  regrets,  des  blessures  et  des  larmes. 
Il  est  des  hommes^  je  le  sais,  qui  ont  le  talent  de  s'associer  à  tous  les 
triomphes  et  qui  savent  tirer  parti  de  toutes  les  défaites.  Ces  tristes 
exemples  ne  sont  pas  rares  dans  nos  annales  où  l'apostasie  n'a  que 
trop  souvent  usurpé  la  place  et  les  honneurs  dus  à  la  fidélité.  Mais, 
j'ai  hâte  de  ledire,  il  est  des  hommes  aussi,  —  et  ceux-là  je  les  honore, 
—  qui  ne  se  courbent  pas  devant  la  fortune,  et  qui,  dût  leur  carrière 
en  dépendre,  ne  fléchissent  pas  le  genou  devant  le  Dieu-Succès. 

Ceux-là,  Messieurs,  ont  vu  leur  nombre  s'accroître  à  mesure  qu'un 
caprice  du  sort  jetait  les  destinées  de  la  France  aux  mains  d'un 
maître  nouveau.  Chaque  révolution  a  fourni  son  contingent  à  ce 
groupe  d'âmes  froissées.  Le  front  des  pères  s'est  plissé,  et  les  fils  ont 
senti  un  souffle  de  deuil  passer  au  travers  de  leurs  vingt  ans.  Les 
convictions  déçues,  les  espérances  détruites,  les  institutions  renversées 
par  les  coups  de  la  force,  le  spectacle  d'idoles  tour-à-tour  encensées 
et  foulées  au  pied  ;  tout  cela,  convenons-en,  est  bien  fait  pour  porter 
le  découragement  chez  l'homme  de  foi  et  chez  Thomme  de  bien. 

Une  immense  tristesse. en  est  résultée;  tristesse  profonde,  à  peine 
tempérée  par  les  charmes  amers  de  la  solitude  ;  tristesse  que,  ni  les 
merveilles  de  l'industrie,  ni  les  improvisations  de  la  Toute-Puissance 
n'ont  eu  la  vertu  de  dissiper.  Or,  Messieurs,  on  l'a  dit  bien  avant 
nous  :  Il  ne  se  produit  pas  un  mouvement  dans  la  société  qu'il  ne  se 


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—  ii  — 

répercute  dans  la  littérature,  celte  expression  vivante  de  nos  mœurs. 
Comment  s'étonner  que  cette  tristesse,  que  cette  mélancolie,  puisque 
le  mot  est  consacré^  soit  passée  du  milieu  social  dans  Tatmosphère 
littéraire,  qa'après  avoir  éprouvé  l'âme  des  citoyens,  elle  ait,  comme 
toutes  les  douleurs  vraies,  inspiré  la  lyre  des  poètes! 

Ce  sentiment  a  un  charme  indéfinissable.  Il  attendrit  comme  les 
feuilles  d'automne  ;  il  émeut  comme  la  pâleur  des  lys  sur  le  front  des 
jeunes  filles.  Les  beaux-arts  s'en  sont  emparés  après  la  poésie.  Bellini 
l'a  modulé  dans  ses  suaves  élégies-,  Ary  Scheffer,  Hippolyte  F'.andrin 
l'ont  rendu  en  traits  de  flamme  dans  leurs  chastes  compositions.  H 
a  inspiré  tous  les  grands  artistes  contemporains.  Les  divers  âges  litté- 
raires, sans  l'ignorer  complètement,  n'ont  pas  également  connu  •celte 
corde  mélodieuse  et  plaintive  de  Tâme  humaine. 

Nos  ancêtres  de  TAtlique,  ces  Hellènes  à  l'esprit  sain  et  robuste, 
ont  peu  exprimé  cet  ordre  de  sensations  qui,  en  somme,  touche  pres- 
que à  la  maladie.  Leur  génie  éclate  dans  des  œuvres  calmes,  sereines, 
gracieuses,  mais  fortement  assises  sur  leur  base  comme  l'Iliade  et  le 
Parthénon.  Beauté  chez  les  Grecs  est  équivalent  de  Force.  L'Apollon 
du  Belvédère  et  la  Vénus  de  Milo  réjouissent  l'œil  autant  par  In 
plénitude  de  leur  santé  physique  que  par  les  proportions  inimitables 
de  leurs  formes.  Que  Pindare  chante  les  triomphateurs  des' Jeux- 
Olympiques  ;  que  Homère  raconte  les  luttes  ou  les  banquets  de  ses 
héros;  que  Démosthénes  ou  Périclcs  essaient  dans  leurs  immortelles 
harangues  de  fixer  la  constance  du  plus  inconstant  des  peuples;  que 
Platon  enfin  jette  dans  ses  Dia'ogues  les  bases  inébranlables  du  spiri- 
tualisme, tous  ces  poètes,  ces  orateurs  ,  ces  philosophes,  affirment 
l'indissoluble  alliance  de  la  beauté  et  de  la  force  morale.  Ces  plaintes 
vagues ,  ces  aspirations  inassouvies ,  ce  douloureux  contraste  entre  le 
rêve  et  la  réalité  dont  notre  littérature  devait  plus  tard  faire  une  de 
ses  notes  les  plus  touchantes,  n'ont  pas  de  prise  sur  ces  tempéraments 
fortement  équilibrés.  Chez  eux,  la  mélancolie  eût  semblé  un  cas 
de  clinique  et  rien  de  plus. 

Les  Romains,  qui  jouirent  d'une  civilisation  plus  avancée,  ressen- 
tirent à  la  fois  les  bienfaits  et  les  inconvénients  de  cet  état  nouveau. 
Epicurienne  chez  Horace,  la  poésie  latine  revêt ,  dans  Virgile,  cette 
teinte  élégiaque  qui  fait  de  VEnetde  le  plus  tendre  des  poëmes.  C'est 
que  Virgile  et  ses  contemporains  avaient  souffert ,  eux  aussi ,  de  ces 
vicissitudes  politiques  qui  ne  passent  jamais  sans  laisser  dans  l'âme 


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—  12  — 

humaine  une  empreinte  ineffaçable.  C'est  que  le  poète  de  JMantoue 
avait  pu,  du  seuil  de  la  maison  paternelle,  contempler  les  campagnes 
dévastées,  les  villes  détruites^  voir  les  légions  romaines  poussées  au 
feu  de  la  guerre  civile  par  Antoine  et  Octave  tour-à-tour  prescripteur 
et  proscrit.  C'est  qu'il  avait  enfin,  sur  les  débris  fumants  de  la  Répu- 
blique, assisté  à  l'agonie  des  dernières  libertés. 

L'insoucieux  Horace  se  console  de  ces  disgrâces.  Le  soldat  fugitif 
de  Philippes  trouve  dans  les  faveurs  d'Auguste  une  compensation  à 
ses  espérances  trahies.  L'âme  plus  sensible  de  Virgile  se  replie  sur 
elle-même  et  n'oublie  point  les  deuils  de  l'enfance.  Il  peut  bien, 
cédant  à  l'étiquette,  s'écrier  en  passant  : 


Deu6  nobis  hœc  otia  fecit.  » 


Mais  le  chantre  d'Enée  ne  garde  pas  moins  du  spectacle  de  tant  de 
ruines  cette  tristesse  voilée ,  cette  grâce  émue ,  qui  percent  en  notes 
attendries  à  chaque  vers  de  son  poëme.  Qu'il  raconte  la  dernière  nuit 
de  Troie  ;  qu'il  nous  rende  témoins  de  l'émotion  maternelle  d'Andra- 
maque  à  la  vue  du  fils  d'Enée  ;  qu'il  peigne  le  désespoir  de  Didon 
trahie  ;  qu'il  rappelle  enfin  dans  ce  vers  si  profond 

«  Baud  ignora  mali  miseris  succurrere  disco,  >» 

.  le  précepte  de  la  fraternité  humaine,  Virgile  reste  toujours  le  peintre 
inimitable  de  la  douleur  et  le  consolateur  des  âmes  éprouvées. 

Ovide  et  les  poètes  de  la  décadence  méconnurent  les  limites 
assignées  par  le  goût  à  l'expression  du  sentiment  mélancolique.  Ils 
tombèrent  de  la  grâce'  dans  la  manière,  et  de  la  manière  dans  le 
matérialisme.  Leur  étude  ne  nous  apprendrait  rien  sur  le  sujet  dont 
nous  suivons  la  filiation  littéraire. 

Ce  n'est  pas  non  plus  à  la  Renaissance,  à  ce  réveil  radieux  de 
l'humanité,  qu'il  faut  demander  les  langueurs  poétiques  de  la  mélan- 
colie. La  Renaissance  puise  dans  le  génie  grec,  tempéré  par  le  sen- 
timent chrétien,  ses  inspirations  et  ses  modèles.  Comme  le  siècle  de 
Périclès,  le  siècle  de  Léon  X  fut  un  âge  de  virile  fermentation  pour 
l'esprit  humain.  L'art,  préparé  par  les  naïfs  essais  des  Cimabue,  des 
Giotto,  des  Fra  Beato  Angelico ,  arrive  à  la  plus  haute  expression  de 
la  force  dans  Michel-Ange,  au  plus  parfait  épanouissement  de  la  grâce 


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—  13  — 

dans  Raphaël.  Chez  ces  maîtres,  comme  chez  Cléomène  etPhidias^ 
éclate  cet  équilibre  harmonieux  des  {acuités  qui  révèle  la  plénitude 
de  la  santé  morale. 

S'il  fallait  chercher  un  précédent  à  ce  mal  poétique ,  dont  est  si 
profondément  touché  notre  siècle  ,  on  le  trouverait  plutôt  dans  ces 
méditations  bienfaisantes  qu'inspiraient  aux  chrétiens  du  moyen-âge 
la  solitude  des  cloîtres  et  les  joies  austères  du  mysticisme.  C'est  dans 
VJmiiation  de  JéâUê-Chriit  par  exemple,  dans  ce  livre  échappé  comme 
un  cri  de  détresse  à  un  athlète  fatigué  du  combat  de  la  vie,  qu'on 
pourrait  rencontrer  ce  parfum  de  rêverie  contemplative,  où  se  complaît 
l'âme  humaine,  quand  l'aiguillon  de  la  souffrance  la  ramène  vers  Dieu 
en  la  purifiant. 

Mais  là  où  on  ne  trouvera  pas  assurément  ce  même'courant  d'idées, 
c'est  dans  les  dissensions  religieuses  et  les  querelles  sanglantes  qui 
désolent  notre  pays  au  temps  de  la  Réforme.  A  cette  heure  de  vie 
fiévreuse,  toutes  les  facultés  sont  tendues  vers  l'action.  Hardi,  polé- 
miste, novateur,  le  xvi*  siècle  lutte  et  ne  rêve  pas.  Entre  une  bataille 
perdue  et  un  traité  violé,  entre  l'agression  d'un  parti  et  les  repré- 
sailles de  l'autre ,  il  reste  aux  populations  le  temps  de  gémir,  il  ne 
reste  pas  à  l'âme  humaine  le  temps  de  s'épurer  par  de  douloureuses 
méditations.  Ce  rude  siècle  fut  un  âge  d'enfantement,  dur  à  lui-même, 
propice  à  ceux*là  seuls  que  ses  épreuves  devaient  enrichir  de  pré- 
cieuses conquêtes.  Sous  ce  rapport,  il  offre  plus  d'un  trait  de  ressem- 
blance avec  le  nôtre^  auquel  on  l'a  souvent  comparé.  S'il  n'a  pas 
exprimé  les  mêmes  plaintes  que  nous,  peut-être  a-t-il  ressenti  les 
mêmes  maux. 

Comme  nos  ancêtres  du  xvi*  siècle,  ne  cherchons-nous  pas  dans  de 
continuelles  agitations  un  bien  que  chaque  commotion  nouvelle  semble 
plutôt  éloigner  que  rapprocher  de  nous  !  ne  souffrons-nous  pas,  comme 
eux,  de  cette  satiété  des  choses  acquises,  de  cette  soif  des  biens  incon- 
nus, qui,  toutes  les  fois  qu'elles  essaient  d'entrer  dans  le  domaine  des 
aits,  se  traduisent  par  de  nouveaux  mécomptes.  Et  pourtant,—  étrange 
condition  de  l'homme!  —  cette  impatience  de  l'état  présent,  ce  souci 
d'un  avenir  meilleur  sont  peut-être,  comme  l'a  fait  observer  Pascal, 
le  signe  de  notre  vocation  et  la  marque  de  notre  glorieuse  origine. 
Avec  ces  généreuses  inquiétudes,  on  peut  tout  attendre  de  l'humanité. 
L'heure  où  il  faudrait  désespérer,  c'est  quand,  repu  de  sa  propre 
dégradation,  satisfait  du  panem  et  cireemeSy  l'homme  resterait  sourd 


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—  14  — 

aux  appels  de  iu  conscience  et  n'entendrait  plus  ces  voix  intérieures 
qui  sont  pour  lui  comme  le  pressentiment  de  Tinfini  ! 

L'âge  où  résonna  la  voix  mâle  de  Corneille,  où  le  bon  sens  parla 
parla  bouebe  de  Molière,  où  Bossuet  fit  ej tendre  ses  foudres  oratoires, 
fut  encore,  comme  le  siècle  de  Périclès  et  de  Léon  X,  une  période  de 
force  et  de  puissance  satisfaite.  Ce  fut  aussi  une  époque  de  discipline 
et  de  foi.  L'unité,  introduite  par  Richelieu  et  Louis  XIV  dans  Tordre 
politique,  ne  se  retrouve  pas  moins  dans  l'ordre  moral.  Les  âmes, 
pénétrées  du  double  dogme  religieux  et  monarchique,  ne  portent  pas 
au  loin  leurs  investigations  inquiètes  et  ne  demandent  qu'à  la  Révé- 
lation le  mot  des  grands  problèmes  psychologiques.  La  foi  a  résolu 
tous  les  doutes  et  créé  la  sécurité  pour  le  présent  et  les  espérances 
d'immortalité  pour  l'avenir.  La  mélancolie,  cette  dépression  de  l'âme 
humaine,  n'est  pas  Incompatible  assurément  avec  le  sentiment  chré- 
tien,— j'ai  plus  haut  signalé  son  existence  dans  les  cloîtres  du  moyen- 
âge  i  —  mais  il  faut  reconnaître  pourtant  qu'elle  se  produit  surtout 
aux  époques  de  crises  politiqueset  religieuses.  C'est  quand  l'édifice  des 
croyances  est  ébranlé  \  c'est  quand  l'homme,  jeté  hors  de  ses  voies 
morales,  erre,  en  quête  d'un  symbole  nouveau,  que  se  développe  ce 
malaise  intérieur.  Il  nous  apparaît  alors  comme  le  châtiment  d'une 
âme  séparée  de  son  Dieu.  Le  xvu*  siècle,  si  ferme  et  si  un  dans  ses 
convictions,  devait  à  peine  le  ressentir.  Tout  au  plus,  en  perçoit-on  un 
écho  affaibli  dans  les  cris  des  solitaires  chassés  de  Port-Royal,  dans 
les  douloureuses  incertitudes  de  Pascal ,  dans  la  soumission  résignée 
de  Fénelon,  et  dans  les  timides  accents  du  tendre  Racine. 

A  son  tour,  le  dix-huitième  siècle,  que  l'emportement  des  luttes 
philosophiques  semble  écarter  de  ce  courant  d'idées,  nous  en  mon- 
trerait peut-être  la  trace  dans  la  misanthropie  paradoxale  de  Jean- 
Jacques  et  dans  les  pages  émues  de  Bernardin  de  Saint-Pierre.  Mais 
comme  ce  sentiment  a  surtout  vibré  dans  la  littérature  contemporaine, 
j'ai  hâte  d'arriver  à  l'aube  du  xix<»  siècle. 

Ceux  qui,  les  premiers,  firent  passer  dans  les  lettres  le  contre-coup 
des  épreuves  que  la  société  venait  de  traverser,  furent  et  devaient  être 
deux  proscrits.  La  Révolution  avait  coûté  à  l'un  sa  vie,  à  l'autre  sa 
fortune.  Ces  deux  ouvriers  de  la  première  heure,  ces  deux  victimes 
de  la  tourmente,  qui  devaient  se  faire  les  interprètes  des  maux  qu'ils 
avaient  soufferts,  sont  André  Chénier  et  Chateaubriand. 

Le  premier  nous  apparaît  sans  cesse  dans  l'auréole  sanglante  que 


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—  15  — 

lui  prête  l'échafaud  du  8  thermidor.  Notre  souvenir^  ému  des  infortu- 
nes d'Âtala,  se  représente  toujours  le  second  errant  en  fugitif  dans  les 
forêts  du  Nouveau-Monde.  Tous  les  deux  frappés  des  foudres  révolution- 
naires, tous  les  deux  atteints  du  mal  nouveau,  ils  expriment,  sous  les 
grilles  des  cachots  ou  sur  les  chemins  sans  fin  de  l'exil  ,  les  grandes 
tristesses  du  siècle  qui  commence.  La  Muse  de  Ghénier,  inspirée  aux 
sources  de  l'art  grec ,  donne  aux  plaintes  du  poète  un  parfum  de 
renouveau.  Si  fata  sinant..  Si  l'échafaud  attend  un  jour,  un  seul 
jour,  on  verra  luire  l'auréole  d'une  renaissance  nouvelle.  Le  soleil  de 
l'Attique  vase  lever  sur  les  lettres  françaises.  Mais  non...  la  hache 
tomhe  !  et  le  chantre  de  la  Jeune  captive,  enseveli  sous  un  monceau 
de  victimes ,  s'en  va  attendre  dans  les  limbes  de  l'histoire  qu'une  ré- 
surrection tardive  rende  â  son  génie  la  justice  qui  lui  est  due. 

Chateaubriand  survit,  lui  ;  mais  dans  sa  carrière  si  glorieuse  et  si 
tourmentée,  dans  ses  évolutions ,  si  brusques  quoique  toujours  sin- 
cères, comment  ne  pas  reconnaître  ce  désenchantement  précoce  que 
le  poète  a  bu  aux  origines  du  siècle.  René  porte  sur  son  front  le  pli 
des  inefbbles  tristesses  qui  ont  assombri  sa  vingtième  année.  Qu'il 
soit  dans  les  rangs  des  vaincus  ou  des  vainqueurs,  proscrit  ou  minis- 
tre, pamphlétaire  ou  ambassadeur^  Chateaubriand  toujours  soucieux^ 
travaillé  sans  relâche  d'un  mal  innommé,  atteste,  par  l'instabilité 
même  de  ses  humeurs,  que  la  gloire  est  impuissante  à  guérir  certaines 
blessures. 

Le  souffle  d'inquiétude  qui  règne  dans  Atala,  dans  René,  dans  les 
Natchez  et  dans  les  premières  productions  de  Chateaubriand  a  fait  passer 
ce  dernier  pour  le  père  du  Romantisme.  L'appréciation  est  exacte,  si 
l'on  emploie  ce  mot  nouveau  à  désigner  une  chose  ancienne.  La  tris- 
tesse inspirée  par  la  contemplation  des  ruines,  par  les  regrets  du 
passé  et  par  les  incertitudes  de  l'avenir,  est  vieille  comme  la  poésie 
elle-même.  Chateaubriand,  en  rappelant  les  regards  de  ses  contem- 
porains sur  la  majesté  des  traditions  chrétiennes,  sur  les  pompes  du 
culte  abrogé,  sur  la  magnificence  'des  édifices  religieux,  imprima  à 
des  sensations  vagues  une  direction  précise.  Il  fut  le  restaurateur 
poétique  du  christianisme,  au  même  titre  que  le  Premier  Consul  en 
avait  été  le  restaurateur  politique.  Aux  âmes  qui  souffraient  de  la 
sécheresse  des  dogmes  purement  philosophiques,  il  offrit  l'aliment  de 
la  foi  enrichi  de  tous  les  parfums  de  la  poésie.  Grâce  a  lui,  l'Eglise 
renaît  avec  tous  les  prestiges  que  lui  prêtent  les   effloresconces  du 


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style  gothique^  l'éclat  de  la  peinture,  les  accords  de  l'orgue  et  l'en- 
cens des  cérémonies.  Ce  cortège  d'impressions  extérieures,  si  favo- 
rable aux  élans  de  la  prière  et  au  développement  de  la  foi,  sort, 
tout  armé,  des  Martyrs  et  du  Génie  du  christianisme.  Grâce  à  lui 
encore,  la  prose  débarrassée  du  néologisme  politique,  recouvre  une 
ampleur  harmonieuse  qui  rend  presque  le  charme  de  la  poésie  sans 
en  subir  la  gêne.  C'est  bien,  dans  la  forme  et  dans  le  fond,  un  âge 
nouveau  qui  commence. 

Sous  r£mpire  pourtant,  à  l'heure  même  où  le  gentilhomme  breton 
publie  ses  principaux  et  ses  meilleurs  écrits,  il  ne  fait  point  école. 
Le  goût  officiel  entraine  vers  un  autre  courant  les  auteurs  avides  de 
succès  et  de  distinctions.  Les  regards  du  maître,  qui  servent  si  souvent 
d'aimant  à  l'inspiration,  se  fixent  plutôt  sur  le  champ  correct,  régu- 
lier, monotone,  de  l'ancienne  poétique,  que  vers  les  horizons  vagues 
et  encore  mal  définis  de  l'école  nouvelle.  D'ailleurs,  ce  dernier 
genre  est  cultivé  par  des  esprits  mal  faits,  suspects  d'opposition, 
frappés  par  là-même  de  discrédit.  Les  harangues  polies  de  H.  de 
Fontanes,  les  tragédies  bien  apprises  de  Luce  de  Lancival  risquent, 
moins  que  les  élucubrations  de  Chateaubriand  et  les  rêveries  germa- 
niques de  M"»"  de  Staël,  d*égarer  la  docilité  des  citoyens.  Aussi  la 
surface  des  lettres  est  toute  aux  Grecs  et  aux  Romains.  Les  traditions 
classiques  triomphent  en  apparence.  Je  dis  en  apparence,  car  si  l'on 
creuse  cette  surface,  si  l'on  remonte  le  courant  de  nos  origines  litté- 
raires, on  reconnaît  bien  vite  que  la  source  véritable  était,  non  les 
tragédies  d'Âmault  ou  les  tableaux  de  David,  mais  ce  filet  d'inspira- 
tion qui  déjà  produisait  les  Martyrs,  et  d'où,  sous  le  choc  des  révo- 
lutions nouvelles,  allaient  jaillir  les  Odes  de  Victor  Hugo,  les 
Méditations  de  Lamartine  et  les  chefs-d'œuvre  de  Géricault. 

Sous  l'Empire  donc,  il  y  a,  dans  les  lettres  officielles,  éclipse  de  ce 
sentiment  maladif  de  l'âme  humaine  que  j'appelle  mélancolie,  et  au- 
quel Chateaubriand,  athlète  brisé  dans  la  tempête  révolutionnaire, 
donnait  une  expression  nouvelle.  La  Muse  timide  de  Millevoye  s'en 
fait  bien  l'écho  dans  ses  obscures  retraites.  Mais,  malgré  Taccent  péné- 
trant de  quelques  pièces  privilégiées,  c^tte  poésie  n'a  pas  assez  de 
souffle  pour  dominer  une  époque.  A  vrai  dire,  c'est  ailleurs  qu'il  faut 
jeter  ses  regards,  c'est  hors  de  la  France  qu'on  doit  chercher  des  colla- 
borateurs à  la  réforme  des  idées  littéraires. 

Pendant  que  notre  pays  accomplissait ,  à  travers  des  vicissitudes 


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inouïes,  les  actes  si  divers  de  Tépopée  impériale;  tandis  que  la  France 
se  faisait  à  la  fois  la  terreur  et  Tadmiration  de  TEurope,  un  peuple 
chez  lequel  des  traditions  nationales  perpétuaient  le  sentiment  d'un 
antagonisme  séculaire^  résistait  à  l'ascendant  de  Napoléon  1*'.  Parmi 
toutes  les  puissances,  l'Angleterre  seule  tenait  tête  à  l'homme  devant 
lequel,  depuis  le  Tage  jusqu'au  Volga,  s'étaient  courbés  les  humbles 
et  les  superbes,  les  peuples  et  les  rois.  La  conception  étrange  qu'en- 
fanta, comme  moyen  de  lutte,  le  génie  qui  présidait  aux  destinées  de 
la  France,  ce  blocus  continental,  source  de  tant  de  haines  et  de  tant 
de  misères,  ne  s'appliquait  pas  moins  aux  idées  qu'aux  marchandises. 
Quoiqu'à  peine  séparées  par  un  détroit  de  quelques  milles  de  large, 
la  France  et  la  Grande-Bretagne  vécurent  pendant  dix  ans,  depuis  la 
rupture  du  traité  d'Amiens  jusqu'à  la  paix  générale  de  i8i5,  dans  un 
isolement  réciproque  et  absolu.  Durant  cette  longue  interruption  des 
relations  internationales,  deux  hommes  s'étaient  élevés  en  Angleterre 
qui  devaient,  à  l'heure  où  le  courant  intellectuel  serait  rétabli  entre 
les  deux  peuples^  exercer  une  action  considérable  sur  notre  littéra*- 
ture.  Ces  deux  écrivains,  vous  les  avez  nommés  avant  moi,  Messieurs^ 
sont  Lord  Byron  et  Walter  Scott. 

Le  premier,  issu  de  race  aristocratique,  littérateur  par  caprice, 
poète  satirique  par  humeur,  crée  un  personnage  abstrait  qu'il  habille 
au  gré  de  sa  fantaisie  et  qu'il  fait  voyager  à  travers  les  choses  et  les 
hommes.  Qu'il  s'appelle  Childe-Harold ,  Manfred  ou  Don  Juan,  le 
héros  n'exprimera  au  fond  que  les  dégoûts  amers ,  les  désespoirs 
vagues  et  les  dédains  suprêmes  du  noble  Lord.  Esprit  inquiet, 
remuant^  aventureux;  désabusé,  par  une  jouissance  précoce,  de 
l'amour,  de  la  richesse,  de  la  gloire  même  ;  sceptique  au  point  de 
faire  douter  si  son  enthousiasme  pour  la  cause  hellénique  était  un 
sentiment  sincère  ou  le  dernier  rôle  d'un  épicurien  blasé.  Lord  Byron, 
grand  seigneur  jusque  dans  la  république  des  lettres,  dédaigne  de 
plier  ses  inspirations  à  la  gêne  d'un  plan,  de  réduire  ses  fictions  à  la 
mesure  des  réalités,  de  donner  à  ses  drames  un  terrain  solide  et  à  ses 
conceptions  un  horizon  défini.  C'est  toujours  l'ironie,  le  sarcasme,  le 
blasphème  qui  tombent  de  ces  lèvres  plissées  ;  c'est  la  nuit  du  déses- 
poir qui  assombrit  ce  front  altier  et  soucieux. 

Tout  autre  fut  sir  Walter  Scott.  Fils  de  la  bourgeoisie,  pénétré,  dès 
l'enfance,  de  ces  vertus  modestes  qui  sont  l'apanage  des  classes  moyen- 
nes en  Ecosse  ;  voyant  moins  loin,  mais  voyant  plus  juste  que  son 

s 


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—  18  — 

illustre  contemporain,  Walter  Scott  conserva,  dans  sa  sphère  mo- 
deste, cet  héritage  de  sentiments  honnêtes,  chastes,  pieux,  dont  la 
littérature  ne  peut  pas  se  passer  plus  que  la  société.  Ces  avantages, 
joints  à  une  solide  érudition  et  à  ce  bon  sens  proverbial  dont  les 
Anglais  font  preuve  dans  les  œuvres  littéraires  autant  que  dans  les 
entreprises  commerciales,  font  du  romancier  écossais  le  contraste 
vivant  du  pair  d'Angleterre. 

Autant  celui-ci  détache  ses  portraits  de  la  réalité,  autant  celui-là 
incarne  ses  conceptions  dans  des  personnages  vivants   et  agissants. 
Autant  Lord  Byron  dédaigne  les  procédés  de  composition  qui   entre- 
tiennent l'intérêt,  autant  Walter  Scott  sème  ses  légendes  de  drames 
émouvants.  Manfred,  Don  Juan,  Childe-Harold,  abstractions  philoso- 
phiques, apôtres  du  doute,  n'expriment  que  les  pensers  amers  de 
celui  qui  les  créa.  Les  héros  de  Walter  Scott,  au  contraire,  qu'ils  s'ap- 
pellent Ivanohe,  Rawenswood,  Durward  ou  Glaverhouse ,  vivent  tous 
d'une  existence  personnelle  et  sont  l'écho  de  leurs  propres  sentiments. 
L'auteur  des  Puritains  s'eiïace  humblement  pour  laisser  ù  chacun  de 
ses  personnages  la  liberté   de  ses  ressorts.  Cette  impartialité,   dont 
profite  la  vérité  historique,  est  poussée  si  loin,  qu'on  se  demande,  après 
avoir  lu  le  roman  que  je  viens  de  citer,  si  l'auteur  a  pris  parti  dans  le 
grand  conflit  national  pour  les  Jacobites  ou  pour  les  Orangistes,  pour 
les  Cavaliers  ou  pour  les  Têtes-Rondes.  Si  l'on  voulait  pousser  jusqu'au 
dernier  terme  ce  parallèle,  on  pourrait  ajouter  que  Byron  excelte   à 
créer  des  types,  et  Walter  Scott  à  dessiner  des  caractères  j  que  le  pre- 
mier est  plus  grand  poète,  et  que  le  second  est  assurément  plus  grand 
artiste.  L*un  a  semé  dans  le  champ  littéraire  des  germes  qui  ont  levé 
des  fruits  malsains:  l'autre  a  posé,  dans  d'intéressants  récits,  le  mo- 
dèle du  roman  historique.  L'un  et  l'autre,  en  se  révélant  à  la  France, 
vers  les  premières  années  de  la  Restauration,  ont  apporté  des  élé- 
ments nouveaux  à  notre  littérature  nationale. 

Je  n'hésite  pas  à  qualifier  de  funeste  l'influence  qu'exerça  sur  nos 
poètes  la  rapide  vulgarisation  des  œuvres  de  Byron.  André  Chénier  et 
Chateaubriand  avaient  donné  la  note  exacte  à  la  renaissance  roman- 
tique. Ce  sentiment  mélancolique ,  inspiré  par  tes  regrets  du  passé 
et  par  les  incertitudes  de  l'avenir,  avait  trouvé  sa  juste  expression 
sous  leur  plume.  En  forçant  cette  note,  en  imprimant  à  leurs  con- 
ceptions la  noire  empreinte  du  fatalisme,  en  faisant  de  leurs  héros 


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—  19  — . 

des  petit^fiis  de  Manfrcd  et  de  Lara,  les  imitateurs  du  poète  anglais 
s'engagèrent  dans  une  voie  qui  devait  les  conduire  à  de  tristes  mé- 
compies.  C'est  à  la  suite  de  B}Ton,  en  effet,  qu'on  voit  surgir  ces 
héros  hyperboliques,  ces  femmes  surhumaines  j  c'est  dans  le  sillon 
qu'il  a  tracé,  qu'éclatent  ces  ambitions  tilaniques,  ces  déceptions 
foudroyantes,  ces  douleurs  d'apparat,  ces  désespoirs  de  convention, 
et  tout  cet  arsenal  de  procédés  faux,  violents,  déclamatoires  dont, 
pour  sa  plus  prompte  ruine,  a  tant  abusé  la  littérature  romantique. 

L'influence  de  Walter  Scott  fut  loin  d'être  aussi  fatale.  Assurément, 
ce  maître  a  compté  parmi  nous  plus  d'un  disciple  malbabile.  Sans 
citer  aucun  nom,  combien  est-il  d'écrivains  en  France  qui  provoquent 
le  sourire  des  lecteurs  sérieux  en  attribuant  le  titre  à*hisiorique  à  des 
romans  où  l'histoire  n'est  pas  moins  offensée  que  la  pudeur.  Mais  cet 
esprit  d'imitation  a  produit  néanmoins  d'heureux  fruits,  et,  grâce  aux 
efforts  de  quelques  talents  privilégiés,  le  roman  historique  a  pris 
dans  la  littérature  contemporaine  une  place  exceptionnelle. 

A  l'exemple  de  Walter  Scott,  nous  avons  vu  M.  Prosper  Mérimée 
retracer  avec  bonheur  le  tableau  des  mœurs  galantes  et  guerrières 
du  xvi"  siècle,  M.  Jules  Sandeau  reproduire,  dans  des  composi- 
tions qui  ne  périront  pas,  le  contraste  des  éléments  sociaux  que  la 
Révolution  française  a  mis  en  présence;  M.  Octave  Feuillet  repren- 
dre, après  celui-ci,  ce  thème  douloureux  de  l'antagonisme  social. 
Les  lois,  en  effet ,  ont  bien  pu  proclamer  l'égalité  civile ,  mais  les 
mœurs 'n'ont  pas  encore  pleinement  ratifié  l'œuvre  du  législateur. 
Comme  au  temps  des  Stuarts  et  de  Cromwell,  nous  avons  en  France 
le  parti  des  regrets  etceluides  espérances.  Nous  comptons  des  grou- 
pes de  citoyens  qui  gardent  dans  une  solitude  jalouse  le  culte  du 
passé,  tandis  que  d'autres  ne  songent  qu'à  jouir  des  fruits  de  leur 
récent  avènement.  Lorsque,  dans  Jjif  "«  de  là  SeiglièrCy  dans  Valcreuse, 
dans  la  Maison  de  Penarvan,  le  romancier  dessine  les  profils  austères 
de  ces  vétérans  qui,  renfermés  avec  leurs  dieux  dans  un  castel  dé- 
mantelé, contemplent  d'un  œil  froid  la  marche  d'une  civilisation 
frondeuse  et  sceptique  ;  quand  il  accuse  d'un  crayon  vigoureux  les 
traits  caractéristiques  qui  distinguent  encore,  en  dépit  de  la  lettre  de 
la  loi,  les  rejetons  des  anciennes  races  des  fils  des  générations  nou- 
velles, on  reconnaît  dans  ces  tableaux  un  air  de  parenté  avec  ce^ 
récits  célèbres  qui  s'appellent  les  Puritaine  et  la  Fiancée  de  Lam- 


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—  20  - 

mermoor.  Un  même  parfum  de  rêverie  et  un  même  accent  de  tristesse 
régnent  dans  des  drames,  jetés  dans  un  milieu  semblable^  et  enfantés 
par  des  événements  analogues. 

A  mes  yeux  donc.  Messieurs,  WalterJScott  inspira,  bien  plus  heu- 
reusement que  Lord  Byron,  nos  auteurs  contemporains.  Tous  les 
deux  firent  résonner  cette  note  mélancolique  dont  je  poursuis  la 
vibration  à  travers  les  âges  littéraires.  Mais  tandis  que  l'auteur  de 
Wawerley  n*en  donnait  que  la  juste  expression,  le  chantre  de  Childe- 
Harold  l'exagérait  dans  des  compositions  hautaines  et  malfaisantes. 

Tous  nos  poètes  pourtant,  j'ai  hâte  de  le  dire,  ne  burent  point  jus- 
qu'à la  lie  cette  coupe  du  doute  et  de  la  désespérance.  Le  premier 
de  tous,  Lamartine  ,  maintint  le  vol  de  sa  Muse  dans  les  régions 
pures  de  l'idéal.  Le  chantre  des  Méditations  berce  de  ses  douces 
mélodies  les  âmes  atteintes  du  mal  du  siècle.  Ses  chants,  limpides 
comme  le  cristal  des  lacs,  cadencés  comme  les  sons  de  la  harpe,  ont 
le  don  merveilleux  de  charmer  les  souffrances  de  toute  une  génération . 
Celui-là  fut  touché  de  l'aile  de  la  mélancolie  ;  il  fut  le  poète  des  afflic- 
tions intimes,  et  il  le  fut  sans  inoculer  à  ses  lecteurs  les  poisons  du 
scepticisme.  Tout  ce  qui  répond  aux  plus  nobles  instincts  de  l'homme. 
Dieu,  la  Patrie,  le  Devoir,  la  Famille,  la  Liberté,  trouva  un  écho  dans 
ce  cœur  généreux  et  une  expression  sous  cette  plume  éloquente. 
Malgré  les  injures  du  temps,  malgré  des  tortures  trop  peu  déguisées 
peut-être,  cette  figure  reste  belle  entre  toutes.  Poète,  orateur,  histo- 
rien ,  Lamartine  est  notre  créancier  à  tous.  Chacun  de  nous  lui  doit 
un  enseignement  historique,  une  émotion  oratoire,  un  ravissement 
littéraire,  une  parcelle  d'idéal  ! 

Aussi,  Messieurs,  quand  je  vois  la  solitude  se  faire  toujours  plus 
vaste  autour  de  ce  grand  nom  ;  quand  je  vois  l'outrage  monter  jusqu'à 
cette  figure  austère,  je  me  demande  où  sont  nos  dieux  en  France  et 
pour  quelles  idoles  nous  réservons  nos  hommages  et  nos  respects! 

Victor  Hugo,  qui  fut  sacré  poète  dans  l'enceinte  même  où  je  parle, 
devait,  tant  que  les  exagérations  du  système  n'égareraient  pas  son 
génie,  donner  à  la  Muse  un  accent  pénétrant  et  original.  Sous  les 
doigts  inspirés  du  jeune  maître,  la  lyre  française  rendit  des  accords 
oubliés  depuis  les  chœurs  i'Àthalie  et  les  strophes  de  Jean-Baptiste. 
Fils  d'un  soldat  et  d'une  vendéenne,  né  au  milieu  de  cette  vie  d'aven- 
tures que  faisaient  à  ses  parents  les  exigences  de  la  vie  militaire, 
V enfant  iublime  exprima,  mieux  que  tout  autre,  dans  ses  odes,  les 


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—  2i  — 

convulsions  du  siècle  naissant.  Malheureusement,  il  ne  se  contenta 
pas  d'être  le  premier  poète  lyrique  de  notre  temps  et  peut-être  de 
notre  langue.  Le  dessin  de  réformer  l'art  et  surtout  de  renouveler 
les  conditions  du  genre  dramatique  le  jeta  dans  les  parti-pris.  Le 
chef  d'école  devait  singulièrement  atténuer  en  Victor  Qugo  la  valeur 
du  poète.  Au  théâtre,  en  effet,  nous  ne  retrouvons  plus  ce  souffle 
éloquent  ettM)ntinu,  ces  notes  éclatantes  et  attendries,  ce  torrent  d'ins- 
piration chaude  et  colorée  qui  coule  dans  les  Vierges  de  Verdun  et 
dans  Y  Ode  à  la  Colonne,  Dans  le  Roi  s'amuse,  Ruy-Blas,  Marie 
TudoTy  Lucrèce  Borgia,  il  semble  que  l'auteur  se  plaît  à  montrer  la 
saillie  de  ses  défauts,  c'est-à-dire,  l'abus  de  l'antithèse  et  la  recherche 
de  l'effet.  Tout  est  poussé  à  l'extrême,  le  mal  comme  le  bien,  l'hé- 
roïsme comme  la  bassesse.  La  préoccupation  du  grandiose  produit 
l'emphase,  quand  elle  n'enfante  pas  le  burlesque. 

Alfred  de  Vigny  accusa  les  progrès  du  mal  dans  Chatterton,  Mais 
il  était  réservé  à  un  vrai  poète,  grand  par  l'inspiration,  faible  par  la 
volonté,  d'en  fournir  un  étrange  et  douloureux  modèle  dans  Rolloy 
Mardoche,  les  Marrons  du  feu  et  autres  fruits  précoces  d'une  imagi- 
nation maladive.  Alfred  de  Musset,  marqué  du  sceau  des  élus,  brûlé 
de  la  flamme  divine,  poète  par  l'intensité  du  désir  et  l'aimant  de  la 
vocation,  ne  put  s'affranchir  des  entraves  qui  l'attachaient  à  la  terre 
et  l'empêchaient  de  voler  en  plein  essor  dans  les  sphères  supérieures. 
Rien  de  plus  douloureux  que  le  contraste  des  aspirations  et  des  réalités 
dans  cette  existence.  Par  intervalle,  comme  dans  les  Nuits,  comme 
dans  Ylmprécation  à  Voltaire^  le  jet  de  l'inspiration  le  porte  aux 
sommets  de  lumière  ;  mais  peu  à  peu  le  poids  de  l'enveloppe  hu- 
maine ralentit  son  vol  et  ramène  l'enfant  de  la  terre  vers  les  ténèbres. 
Et  cependant.  Messieurs  ,  cette  lutte  entre  la  foi  et  le  doute,  entre 
l'idéal  et  les  passions,  qui  E^it  le  tourment  du  poète,  fait  aussi  sa  gran- 
deur. Ses  déchirements  nous  attristent  ;  ses  révoltes  soudaines  nous 
émeuvent.  A  travers  ces  alternatives  de  faiblesse  et  d'énergie,  d'ombre 
et  de  clarté,  de  chutes  dégradantes  et  de  subites  réhabilitations,  il 
nous  semble  voir  se  développer  l'image  même  de  notre  destinée. 

Musset  s'est  appelé  lui-même  VEnfant  du  siècle  ;  ce  titre  n'est 
point  usurpé.  Nul  homme  n'a  mieux  exprimé,  par  ce  combat  per- 
pétuel de  deux  influences,  par  l'anomalie  de  vers  où  les  raffinements 
de  la  luxure  se  heurtent  aux  accents  les  plus  chastes  de  la  pureté,  les 
élans  et  les  défaillances  des  générations  contemporaines. 


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—  22  — 

De  Tauteurde  Rolla  passer  à  la  foule  des  romanciers  qui  ont  exploité 
le  sentiment  mélancolique  pour  plaider  des  causes  équivoques,  c'est 
encore  descendre  de  plusieurs  degrés  dans  la  hiérarchie  littéraire. 
Certes  je  ne  suis  pas  de  ceux  qui  ont  voué  au  roman  un  dédain  sys- 
tématique. J*estime  que  les  sentiments  élevés,  les  critiques  justes, 
surtout  Tobservation  morale,  trouvent  une  place  utile  dans  le  cadre 
d'une  fiction.  Don  Quichotte,  Gil  BldSy  Paul  et  Virginie  attesteraient 
au  besoin  que  le  roman  peut,  en  interprétant  les  mœurs  d'un  peuple, 
répondre  à  l'attente  des  lecteurs  honnêtes,  et  procurer  à  son  auteur 
une  renommée  de  bon  aloi.  Nul  genre  n'est  mauvais,  a-t-on  dit,  hors 
le  genre  ennuyeux  ;  et,  pour  quelques  productions  malsaines  dont 
notre  époque  s'est  justement  indignée,  il  serait  injuste  d'infliger  à  la 
littérature  d'imagination  une  proscription  sommaire.  Il  faut  recon- 
naître pourtant  que  c'est  ici  surtout  qu'a  été  exagéré  le  sentiment 
dont  je  m'occupe.  C'est  dans  le  roman  qu'a  été  poussée  à  l'excès 
cette  mélancolie  qui,  mise  en  œuvre  par  une  main  discrète,  est  le 
parfum  même  de  la  poésie  ;  qui,  exploitée  par  une  imagination  dévoyée, 
devient  une  source  de  dérèglements  et  de.  scandales.  Que  de  fois 
avons-nous  gémi  en  voyant  ces  prétendus  héros  de  roman  afTecter 
envers  les  devoirs  pratiques  de  la  vie  un  mépris  superbe,  s'envelopper 
dans  une  majestueuse  incrédulité,  s'armer  de  l'ironie  contre  les  der- 
niers scrupules  d'une  conscience  alarmée,  abriter  leurs  passions  ou 
leurs  crimes  sous  le  prétexte  commode  de  la  fatalité,  rouler  enfin  de 
chute  en  chute  dans  l'abime  sans  fond  du  suicide  ! 

Oh  !  voilà  bien  l'excès  avec  ses  périls  î  Voilà  l'abus  qui  a  justement 
alarmé  la  conscience  publique  et  jeté  môme  sur  la  littérature  roma- 
nesque une  sorte  de  discrédit.  Dans  leur  légitime  indignation,  les 
hommes  de  goût  n'ont  pas  tenu  suffisamment  compte  à  quelques 
romanciers  des  qualités  éminentes  qu'ils  mettent  au  service  de  leurs 
plus  aventureuses  conceptions.  Ils  ont  méconnu  ce  sentiment  profond 
des  harmonies  naturelles  qui,  renouvelé  de  Bernardin  de  Sainl-Pierre 
et  de  Jean-Jacques,  résonne  en  accents  bucoliques  dans  les  romans 
d'une  plume  célèbre.  Ils  ont  négligé  de  rendre  justice  à  la  magie  de 
ce  style,  à  l'éloquence  pathétique  des  personnages,  à  la  puissance 
analytique  des  passions,  à  cette  intelligence  souveraine  des  choses  de 
l'art,  à  tous  ces  dons  merveilleux  qui  font  de  cet  auteur,  non  un  pré- 
cepteur de  morale  peut-être,  mais  un  modèle  précieux  de  composition. 
La  hardiesse  de  certains  sujets,  la  saillie  paradoxale  de  certaines  pro- 


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—  23  — 

positions,  et,  —  il  faut  tout  dire,  — <  l'imprudence  de  quelques  opinions 
battant  ouvertement  en  brèche  les  institutions  les  plus  sacrées,  ont 
ompèché  Tadmiration  de  se  faire  unanime  autour  de  cet  esprit  supé- 
rieur. Tant  qu'il  vivra,  cet  écrivain,  dont  un  pseudonyme  masculin 
ne  déguise  aux  yeux  d'aucun  de  nous  la  brillante  personnalité, 
servira  de  thème  aux  controverses.  Mais  quelque  opinion  qu'on  ait, 
quelques  justes  réserves  qu'on  puisse  faire  sur  les  tendances  de  ses 
livres,  parler  de  la  littérature  contemporaine  et  omettre  le,  nom  de 
George  Sand,  serait  plus  qu'un  oubli,  ce  serait  une  injustice. 

Le  romantisme,  dans  sa  forme  la  plus  usuelle,  a  donc  forcé  cette 
note  plaintive  de  l'âme  humaine  dont  Lamartine  a  si  bien  rendu  la 
divine  harmonie  dans  ce  vers  célèbre  : 

L'homme  est  un  dieu  tombé  qui  se  souyient  des  deux. 

Il  a  flétri  cette  fleur  de  poésie  qui  s'élève  d'un  cœur  éprouvé  comme 
un  hommage  envers  Dieu,  source  de  toute  consolation.  Il  a  associé 
son  parfum  délicat  aux  acres  senteurs  du  libertiuage.  Mais  la  littéra- 
ture romantique  a  cru  du  moins  en  cette  lueur  d'en  haut  ;  elle  l'a 
adorée  comme  une  vision  de  l'idéal.  11  était  réservé  à  une  école  plus 
récente  de  nous  ôter  cette  dernière  consolation  et  de  bannir  comme 
une  chimère  l'inspiration  du  domaine  de  l'art. 

Le  Réalisme,  puisqu'il  faut  l'appeler  par  son  nom,  fut  la  réaction 
d'un  abus  contre  un  abus.  Les  Romantiques  avaient  poussé  à  l'cx- 
irême  l'emploi  des  sentiments  vagues,  prétentieux,  hyperboliques. 
A  Pexemple  des  révoltés  de  l'âge  biblique,  ces  enfants  de  la  terre 
Avaient  tenté  d'escalader  le  ciel.  Mais  leur  ambition  était  haute  du 
moins  ;  et  leurs  yeux,  animés  d'un  feu  parfois  sacrilège,  ne  se  fixaient 
que  sur  les  sommets.  Les  Réalistes  se  donnèrent  la  triste  mission  de 
couper  les  ailes  à  nos  aspirations  et  de  nous  ramener  vers  la  fange 
natale. 

C  est  vers  i850  que  se  produisirent  les  premiers  symptômes  de 
cette  émeute  littéraire.  Les  novateurs,  pleins  d'embarras,  pénétrés 
d'une  juste  défiance  d'eux-mêmes,  crurent  prudent  de  choisir  pour 
chef  un  homme  dont  la  mort  venait  de  briser  la  plume,  et  qui,  du  fond 
de  la  tombe,  ne  pouvait  réclamer  contre  les  honneurs  imprévus  de 
cette  apothéose.  Honoré  de  Ralzac  qui,  vivant,  avait  vu  son  talent 
discuté  et  ses  œuvres  méconnues,  fut,  après  sa  mort,  proclamé  l'oracle 


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—  2*  — 

infaillible  de  la  secle  nouvelle.  Le  choix  était  habile,  car  nul  roman- 
cier de  notre  temps  n'a  dépensé  plus  de  talent  et  de  courage  que  Fau- 
teur du  P^e  ffortot;  il  était  significatif,  car  nul  n'a  mieux  accusé, 
dans  des  œuvres  innombrables,  le  parti  pris  d'un  système  et  les 
aphorismes  d'une  morale  particulière. 

Organisation  faite  de  patience  et  d'énergie,  ouvrier  dur  à  la  tâche, 
doué  d'une  finesse  d'observation  incroyable,  propre  à  s'assimiler  tous 
les  détails  et  à  se  perdre  dans  des  analyses  sans  fin,  dépourvu  de 
méthode,  mais  habile  à  poursuivre  une  conclusion  à  travers  la  con- 
fusion des  prémisses,  Balzac  reconnaît  et  adore  dans  le  monde 
romanesque  qu'il  a  créé  deux  puissances  :  l'Argent  et  la  Force.  Il 
groupe  autour  de  ces  deux  divinités  une  foule  de  personnages,  qui, 
sous  des  masques  divers  et  dans  des  attitudes  variées,  gravitent  tous 
autour  du  même  pivot  et  adressent  aux  deux  idoles  les  mêmes 
hommages.  Les  délicatesses  de  la  conscience,  les  raffinements  du 
spiritualisme  attirent  bien  moins  l'admiration  de  Balzac  que  l'énergie 
malfaisante  d'un  Vautrin  ou  la  puissance  anonyme  des  Treize.  Cet 
affaissement  du  sens  moral  se  révèle  encore  par  un  symptôme  plus 
alarmant  et  qu'il  est  difficile  de  traduire  en  langage  honnête  :  Balzac 
trouve  licite  qu'on  arrive  à  son  but  per  fas  et  nefas^  même  en  em- 
ployant les  bons  offices  de  celles  qui  doivent  contribuer  à  notre 
bonheur,  mais  qui^  sous  peine  de  déchoir,  ne  sauraient  contribuer  à 
notre  fortune.  Ces  réserves  faites  et  ces  avertissements  donnés  à  ceux 
qui  s'engagent  dans  la  lecture  de  la  Comédie  humaine,  on  ne  saurait 
trop  louer  la  puissance  des  conceptions,  la  ténacité  des  déductions, 
la  vigueur  des  caractères^  l'exactitude  rigoureuse  de  l'observation,  en 
somme  l'ampleur  imposante  de  l'œuvre. 

Mais,  —  comme  il  arrive  toujours,  —  les  sectaires  empruntèrent  à 
leur  chef  ses  défauts  et  laissèrent  sans  emploi  ses  remarquables  qua- 
lités. Balzac  avait  négligé  l'aspect  moral  et  synthétique  des  sujets 
pour  se  perdre  dans  un  labyrinthe  de  détails  ;  les  réalistes  abandon* 
nèrent  complètement  le  côté  psychologique  de  l'homme  et  jugèrent 
l'enveloppe  matérielle  seule  digne  de  leurs  observations.  Le  chef  avait 
à  peine  entrevu  l'idéal,  les  disciples  le  proscrivirent  comme  un  hors 
d'œuvre.  Le  premier  enfin,  réservant  toute  son  admiration  pour  les 
tempéraments  forts,  avait  rejeté  comme  un  symptôme  inexpiable  de 
faiblesse,  cet  état  de  l'âme  que  j'étudie,  la  mélancolie.  Les  seconds  la 
poursuivirent  de  leurs  traits  ironiques  et   n'admirent  plus  comme 


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—  25  — 

source  d'inspiration  que  les  réalités  les  plus  triviales  de  la  matière  et 
!  les  splendeurs  périssables  de  la  chair. 

j  ils  se  trompaient,  Messieurs,  ils  se  trompaient,  ai-je  besoin  de  le 

•  dire,  ces  barbares  qui  coulaient  chasser  le  Dieu  du  temple,  bannir  la 

P  poésie  de  nos  cœurs,  étouffer  dans  TArt  cette  étincelle  surprise  au 

foyer  céleste.  Leur  erreur  fut  de  prendre  la  conformité  matérielle 
pour  l'expression  de  la  beauté,  de  confondre  le  réel  avec  le  vrai.  Qui 
dit  Art  dit  Création.  Le  peintre,  le  musicien  doivent,  non  pas  copier 
servilement  les  objets,  mais  bien  choisir  parmi  eux,  combiner  les 
nuances,  associer  les  sons,  créer  dans  leur  œuvre  celte  harmonie  que 
le  Ïout-Puissant  a  si  bien  établie  dans  l'ordonnance  de  l'univers. 
Pourquoi  l'Artiste  est-il  le  privilégié  entre  les  hommes  ?  Pourquoi 
Phidias,  Raphaël,  Rossini  sont-ils  marqués,  môme  avant  leur  mort) 
du  sceau  de  l'immortalité  ?  précisément  parce  qu'ils  ont  participé  de 
cette  faculté  divine  qui  consiste  à  créer  un  tout  avec  des  parties,  à 
faire  le  Monde  avec  le  Chaos  ! 

Réagissons,  c'est  notre  devoir,  contre  les  prétentions  de  ces  nova- 
teurs. Conservons  à  l'homme  la  consolation  de  la  poésie  qui,  elle 
aussi,  n'est  qu'une  forme  de  la  prière.  Repoussons  les  attaques  de  ces 
nouveaux  iconoclastes  qui,  à  la  religion  séculaire  de  l'idéal,  vou- 
^  d raient  substituer  le  culte   du   laid.  Notre  croyance,  Dieu   merci, 

trouve  derrière  elle  assez  de  garants.  Quand  on  marche  au  combat  à 
la  suite  d'Homère  et  de  Phidias,  de  Cicéron  et  de  Virgile,  de  Corrègo 
er  de  Raphaël,  do  Racine  et  de  Lesueur,  on  peut  sans  crainte  affronter 
Tennemi  ;  on  peut  sans  présomption  compter  sur  la  victoire. 

J'ai  dit.  Messieurs,  que  le  Romantisme  avait  exagéré  l'expression 
du  sentiment  mélancolique,  et  que  cet  abus  n'avait  pas  été  une  des 
moindres  causes  de  sa  chute.  J'ai  dit,  d'autre  part,  que  le  Réalisme 
avait  méconnu  cette  note  délicate  de  l'âme  humaine,  et  que  cette 
volontaire  prosciiption  ne  contribuerait  pas  peu  à  la  raj)ide  décadence 
de  l'Ecole  nouvelle.  Il  me  reste  à  fixer,  en  forme  de  conclusion 
morale^  la  mesure  dans  laquelle  la  Littérature  doit  admettre,  suivant 
moi,  cet  élément  de  composition. 

Messieurs,  l'homme  n'est  pas  seulement  jeté  sur  la  terre  pour  rêver 

et  pour  gémir.  La  volonté  providentielle,  qui  lui  impose  les  épreuves 

de  sa  carrière  terrestre,  lui  signale  aussi,  par  la  voix  de  la  conscience, 

des  devoirs  à  remplir  et  des  combats  à  affronter.  La  vie  est  une  lutte, 

^  tUa  rertamen,  cl  c'est  à  l'énergie  avec  laquelle  nous  soutiendrons  cet 


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—  26  — 

assaut  quotidien,  que  se  mesurera  cette  Justice  incorruptible  qui  nous 
attend  tous  au  réveil  d'outre-tombe.  Il  nous  importe  donc  de  ne 
négliger  aucun  de  ces  devoirs,  qui,  suivant  qu'ils  seront  accomplis  ou 
transgressés,  décideront  de  notre  destinée  éternelle.  La  poésie  peut 
bien  jeter  Téclat  de  ses  reflets  sur  notre  terrestre  horizon  ;  elle  peut 
bien  semer  de  fleurs  le  rude  chemin  que  nous  parcourons,  charmer 
nos  blessures  et  rallumer  nos  espérances  ;  mais  son  rôle  ne  saurait 
aller  jusqu'à  étouffer  les  impérieuses  prescriptions  de  la  loi  morale. 
Plus  encore:  quand  elle  se  traduit  par  ces  notes  sympathiques  que 
j'appelle  mélancolie,  il^nejaut  pas,  sous  peine  des  plus  graves  périls, 
qu'elle  vienne  énerver  le  courage  dont  nous  avons  besoin  pour  sup- 
porter les  luttes  de  chaque  jour.  Le  danger  permanent  de  cet  état  de 
Tâme  est  précisément  celui  que  je  signale  en  ce  moment  et  qui  con- 
siste à  nous  rendre  impropres  au  combat  en  amollissant  nos  cœurs. 

Si  donc  la  Littérature  s'empare  de  ce  sentiment,  elle  doit  toujours 
s'associer  à  l'idée  plus  ferme,  plus  noble  de  la  Loi  morale.  A  côté, 
au  dessus  de  c^tte  figure  rêveuse  et  penchée  de  la  Mélancolie,  elle 
doit  placer  la  statue  sévère  du  Devoir,  nous  avertissant  que  la  tâche 
est  rude,  mais  que  le  salut  est  au  prix  de  l'effort. 

Soyez  donc  poètes,  mais  soyez  hommes,  dirais-jeàceuxque  Tins- 
piration  entraîne  dans  les  champs  azurés  de  la  fantaisie.  Bercez  un 
instant  vos  douleurs  du  bruit  harmonieux  de  vos  plaintes,  abandonnez- 
vous  à  l'enivrement  du  rêve.  Mais  que  le  réveil  soit  prompt,  car,  pareil 
à  cet  arbre  du  Nouveau-Monde,  dont  nous  parlent  les  voyageurs,  la 
mélancolie  finit  par  donner  la  mort  à  ceux  qui  prolongent  leur  som- 
meil sous  son  ombrage. 

S'il  m'était  permis,  en  finissant,  de  compléter  ma  pensée  par  un 
exemple,  je  dirais  : 

Il  s'est  rencontré  près  de  nous,  dans  un  vieux  manoir  de  l'Albi- 
geois, une  noble  créature  qui,  elle  aussi,  goûtait  avec  délices  le 
charme  ineffable  des  forêts,  le  rhythme  harmonieux  des  vents,  la 
musique  inspirée  des  oiseaux,  qui  buvait  à  longs  traits  cette  poésie 
enivrante  de  la  nature  que  Dieu  prodigue  au  pauvre  comme  au  riche, 
au  petit  comme  au  puissant.  Elle  aussi  se  plaisait  à  murmurer  des 
vers  avec  Lamartine,  à  prier  avec  Fénelon,  à  pleurer  avec  sainte 
Thérèse.  Nulle  femme  ici-bas  n'eut  de  plus  suaves  élévations  et  de 
plus  chastes  attendrissements.  Nulle  ne  ressentit  plus  profondément 
l'aiguillon  de  la  douleur,  quand  la  perte  d'un  frère  adoré  vint  froisser 


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—  27  — 

celle  âme  séraphique  el  lui  annoncer  par  celle  suprême  épreuve  rap- 
proche de  la  suprême  récompense. 

Eh  bien  !  que  le  son  d'une  cloche,  que  la  voix  d'un  mendiant  se 
fassent  entendre  au  milieu  de  ces  extases,  sur  le  champ  la  sainle  fille 
quilte  les  sphères  étoilées  ;  el,  devenue  servante  du  pauvre  ou 
ménagère  du  foyer  domestique,  vous  lui  verrez  accomplir  sa  lâche 
quotidienne  avec  le  dévouement  d'une  sœur  et  Thumililé  d'une 
chrétienne. 

Oui,  Messieurs,  Eugénie  de  Guérin  vient  en  ce  jour  donner  une 
consécration  vivante  à  ma  thèse  et  fournir  un  exemple  glorieux  à 
mes  préceptes.  Dans  sa  vie,  qu'une  volonté  d'en  haut  a  ressuscitéo 
comme  pour  nous  servir  de  modèle,  nous  ne  cessons,  de  voir  cette 
alliance  de  la  poésie  avec  la  foi,  de  la  mélancolie  avec  le  devoir.  Nous 
ne  cessons  d'admirer  les  plus  hautes  vertus  associées  aux  dons  les 
plus  merveilleux  de  l'inspiration. 

Cet  exemple.  Messieurs,  en  dit  plus  que  tous  les  discours.  Ce  nom 
d'Eugénie  dé  Guérin,  qui  me  valut  peut-être  quelques-unes  de  vos 
sympathies  ;  ce  nom,  sous  les  auspices  duquel  je  suis  entré  dans  cette 
enceinte,  j'aime  à  le  placer  à  la  fin  de  ce  Remerciement  comme  la 
dernière  émotion  de  mon  cœur  et  comme  le  dernier  cri  de  ma  recon- 
naissance ! 

E.  Vaïsse-Cibiel. 


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LA  VIE  AUX  ANTILLES 

LE  SAUT  DE  LA  LEZABDE. 


t 

parait  être  produite  par  les  infiltrations  deja  Grande  rivière  de  Sainte- 


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—  29  — 

Rose,  qui  coule  presque  horizontalement  et  parallèlement  à  la  chaîne, 
avant  d'aller  se  répandre  dans  la  plaine. 

La  Lézarde  est  grossie  çà  et  là  d'affluents  qui  la  cherchent  à  tra- 
vers les  bois,  et  qui  s'unissent  à  elle  sous  des  abris  mystérieux  de 
lianes,  dont  des  siècles,  peut-être,  ont  épaissi  le  dais  de  velours  vert, 
si  richement  brodé  de  fleurs  blanches,  violettes  et  rouges.  Elle  des- 
cend, tantôt  encaissée  entre  d'énormes  falaises  à  pic,  tantôt  roulant 
dans  un  lit  de  galets  sur  lesquels  elle  s'étend  à  l'aise,  jusqu'à  l'endroit 
appelé  le  Saut  de  la  Lézarde. 

Là,  elle  rencontre  deux  masses  énormes  de  rochers,  appuyés  sur 
chaque  rive  à  la  terre,  qui  leur  sert  de  contrefort,  et  à  laquelle  les 
attachent,  comme  de  gigantesques  griffes,  les  racines  de  grands 
arbres  qui  les  couvrent  d'une  ombre  perpétuelle.  Sa  course  foll*; 
s'interrompt.  Toutes  ces  eaux  vagabondes  qui  chantaient,  en  glissant 
entre  les  galets  qu'elles  brodaient  de  leur  écume  blanche,  s'arrêtent, 
se  rassemblent  et  vont  tomber  par  une  coulisse  étroite,  dans  une 
immense  cuve  circulaire  creusée  dans  le  roc. 

Le  regard  ne  pénètre  que  difficilement  dans  cette  cuve  mystérieuse  ; 
car,  pour  en  voir  l'intérieur,  il  faut  monter  sur  la  roche  qui  surplombe, 
s'accrocher  aux  lianes,  et  ce  n'est  pas  sans  danger  que  le  pied  se  pose 
sur  cette  surface  glissante,  couverte  d'une  couche  de  mousse  mince  et 
douce  au  toucher,  comme  un  drap  léger,  perpétuellement  humectée 
par  la  condensation  des  vapeurs  qui  s'élèvent  de  la  masse  énorme  des 
eaux. 

La  rivière  qui  se  précipite  dans  cette  cuve  dont  on  n'a  pas  sondé 
la  profondeur,  après  avoir  tourné  comme  un  immense  serpent  enfermé 
dans  une  cage  trop  étroite  et  qui  se  tord  sur  lui-même,  s'échappe  par 
une  coulisse  inférieure,  et,  reprenant  ses  aises  sur  la  surface  unie 
des  rochers  qui  s'ouvrent  pour  lui  faire  passage^  se  précipite  en  nappe 
argentée  et  écumeuse. 

Elle  est  reçue  dans  un  vaste  bassin  formé  par  une  double  muraille 
h^nisphérique,  composée  de  roches  énormes  qui  paraissent  avoir  été 
superposées,  rangées  et  alignées  par  la  main  de  l'homme  et  qui  s'ou- 
vrent pour  laisser  à  la  rivière  la  liberté  de  son  cours.  Ces  murailles 
titanesques  laissent  tomber  de  leur  sommet,  qu'on  aperçoit  couvert 
de  la  plus  éclatante  verdure,  des  filets  d'eau  qui  scintillent  de  distance 
en  distance  comme  de  petits  rubans  d'argent  et  viennent  se  perdre 
dans  l'immense  réservoir  du  bassin.  Des  mousses,  des  plantes  para- 


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—  30  — 

sites,  au  feuillage  étrangement  coloré  et  découpé,  grimpent  le  long  du 
rocher,  s*accrocbent  à  toutes  les  fentes,  à  toutes  les  saillies,  à  toutes 
les  anfractuosités.  De  grandes  lianes  suspendues  aux  arbres  du  som- 
met laissent  tomber  jusqu'en  bas  leurs  fils  déliés ,  qui  s'allongent, 
entraînés  par  le  courant. 

La  Lézarde  continue  ensuite  sa  course,  circulant  autour  des  énor- 
mes galets,  entre  lesquels  elle  forme  des  bassins  où  elle  semble  s'ar- 
rêter de  temps  en  temps  pour  se  reposer,  et  descend  ainsi  jusque  dans 
la  plaine,  arrosant  sur  son  passage  des  champs  de  manioc  plantés  sur 
la  déclivité  du  rivage,  des  bananiers,  d'immenses  touffes  de  bambous, 
dont  les  troncs  s'élèvent  quelquefois  réguliers,  droits  et  serrés  comme 
les  groupes  de  colonnettes  des  cathédrales  gothiques. 

Dans  son  parcours  ^nueux  qui  se  dessine  à  travers  la  magnifique 
plaine  du  Petit-bourg,  elle  forme  un  bassin  tranquille  et  profond,  où 
les  habitants  de  la  Pointe-à-Pitre  viennent  chercher  l'agrément  d'un 
bain  tiède  et  ombragé,  devant  la  pauvre  demeure  d'une  créature 
solitaire  qui  a  nourri  de  son  lait  un  homme  dont  le  nom  a  retenti 
bien  des  fois  dans  les  jours  d'agitations  politiques,  prononcé  par  des 
partisans  fanatiques  ou  d'ardents  détracteurs.  Et  pourtant  cette  illus- 
tration relative  est  peu  connue  dans  le  pays,  et  bien  des  gens  ignorent 
que  la  vieille  négresse  qui  occupe  la  case  couverte  en  herbes  cou- 
pantes, entourée  de  mangliers,  sur  le  bord  de  la  route  et  qui  s'ap- 
pelle Barbe,  est  la  nourrice  du  révolutionnaire  Armand  Barbés. 

Après  avoir  quitté  le  bassin  de  Barbe,  la  rivière  reprend  sa  course 
folle  jusqu'au  gué  de  la  route  de  la  Pointe-à-Pître  à  la  Basse-Terre. 
Là,  son  niveau  étant  à  peu  près  celui  de  la  mer,  elle  s'arrête  et  devient 
aussi  calme  et  grave  qu'elle  avait  été  jusqu'alors  sautillante  et  folâtre. 
Ses  eaux  passent  lentement  entre  les  champs  de  cannes,  réfléchissant 
comme  le  miroir  le  plus  limpide,  les  touffes  de  goyaviers  qui  croissent 
sur  la  berge  et  suspendent  leurs  rameaux  verts  et  leurs  fruits  jaunes, 
les  palmiers  glouglous  où  se  rassemblent  des  légions  de  merles  à 
rapproche  du  soir,  les  cannes  marronnes  qui  bordent  les  savanes  où 
paissent  les  bœufs  et  les  mulets  de  l'habitation  Bellevue.  Elle  se  glisse 
entre  les  racines  des  mangles  qui  garnissent  ses  rives  dès  que  l'in- 
fluence du  mélange  de  ses  eaux  avec  celles  de  la  mer  commence  à  se 
faire  sentir.  Elle  s'élargit  sous  l'ombre  que  leurs  rameaux  verts 
répandent  sur  elle,  en  se  rejoignant  presque  par  leur  sommet  et  for- 
mant une  immense  arcade  de  verdure  dont  les  échos  répètent  la 


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—  31   — 

clameur  éplorée  du  Quio  peureux,  que  le  plus  léger  bruit  met  en 
alarmes.  Elle  reçoit,  en  passant,  les  eaux  de  la  Trinité  et  va  s'éteindre 
tranquillement  à  la  mer,  dans  la  baie  comprise  entre  la  Polnte-à- 
Bagu  et  la  Rivière  du  coin.  On  ne  peut  pas  dire  qu'elle  se  jette  dans 
la  mer,  car  celle-ci  fait  souvent  invasion  dans  son  lit,  ce  qui  a  lieu 
aux  heures  des  hautes  marées  et  quelquefois  d'une  manière  tellement 
manifeste  qu'elle  semble  remonter  son  cours.  Aussi  son  embouchure 
est-elle  passablement  encombrée  de  sable  et  de  vase,  et  il  faut  être 
très-pratique  de  cette  contrée  difficile  pour  en  franchir  la  passe  sans 
frôler  la  boue  du  fond  ou  sans  se  heurter  à  quelque  tronc  d'arbre 
traîtreusement  couché  sous  l'eau  tranquille. 

Dans  le  courant  de  4855,  un  homme  était  venu  s'établir  sur  le 
bord  de  la  Lézarde.  A  l'endroit  où  les  voyageurs  venant  de  la  Pointe- 
à-Pître  prennent  le  gué  de  la  route  de  la  Basse-Terre,  il  avait  loué 
une  maison  qui  s'élevait  sur  la  berge  de  la  rive  gauche  et  que  le  pro- 
priétaire laissait  tomber  en  ruines.  Il  en  avait  fait  rétablir  la  toiture 
dont  les  aissantes  pourries  ouvraient  un  libre  passage  au  vent  et  à  la 
pluie.  Des  planches  neuves  étaient  venues  prendre  la  place  des  plan- 
ches brisées  de  la  palissade.  L'intérieur  avait  été  divisé  en  deux  ou 
trois  chambres,  et  sous  un  hangar  qui  s'appuyait  à  la  maison,  s'éîen- 
Jant  parallèlement  à  la  route,  se  dressa  un  fourneau  surmonté  d'un 
énorme  soufflet,  et  les  passants  purent  lire  sur  une  enseigne  qui  se 
balançait  à  une  tringle  de  fer  :  «  Saurin,  forgeron,  maréchal-ferrant, 
armurier,  entreprend  toutes  réparations  de  moulins,  alambics  et 
armes  de  chasse.  » 

La  maison  de  Saurin  faisait  pendant,  sur  la  rive  gauche,  à  une 
construction  établie  sur  la  droite  et  où  se  débitaient  des  substances 
alimentaires  de  toute  sorte,  ce  qu'indiquait  suffisamment  une  enseigne 
fort  concise  :  ]V.... ,  cabaretier-licencié.  Ici  on  donne  d  manger. 
Avoine.  Cet  établissement  existe  encore  et  prospère  sous  la  direction 
d'un  homme  entreprenant,  qui  a  joint  à  son  commerce  un  service  de 
pirogues  pour  le  transport  du  sucre  à  la  Pointe-à-Pître.  La  maison 
s'est  agrandie  pendant  que  celle  de  Sauriu  est  redevenue  ce  qu'elle 
était  primitivement,  un  amas  de  ruines. 

Lorsque  Saurin  vint  s'établir  là,  il  ne  connaissait  personne  dans  le 
quartier.  Il  amena  avec  lui  un  nègre  ouvrier  de  la  Pointe-à-Pître,  et 
ils  exécutèrent  ensemble  les  réparations.  Il  se  montra  lui-même 
habile  ouvrier,  maniant  avec  adresse  la  scie^  la  hache  et  le  marteau. 


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~  32  — 

Il  avait  suspendu  un  hamac  dans  un  endroit  à  peu  prés  abrité,  cl  il 
passait  la^nuit  dans  son  futur  domicile^  pendant  que  son  aide  allait 
coucherjau  bourg  ou  sur  quelque  habitation  voisine.  Il  se  pourvoyait 
de  vivres  chez  son  voisin  de  Tautre  rive,  et  pour  cela  il  traversait  la 
rivière  comme  on  le  faisait  alors,  tout  à  fait  à  gué,  en  relevant  son 
pantalon  et  ùtant  ses  chaussures.  Les  choses  se  sont  améliorées  depuis 
lors,  et  les  piétons  ont  maintenant  à  leur  disposition  une  passerelle^ 
étroite  il  est  vrai,  commode  disent  quelques-uns,  mais  cédant  un  peu 
trop  facilement  à  la  pression  des  eaux.  Il  se  montrait  peu  causeur  et 
payait  régulièrement,  mais  avec  une  grande  parcimonie. 

Quand  tout  fut  achevé,  que  la  maison  fut  bien  close,  qu'il  eut  rangé 
ses  outils  et  quelques  meubles  que  lui  avait  apportés  une  pirogue,  il 
ferma  hermétiquement  portes  et  fenêtres  et  partit,  emportant  la  clé 
dans  sa  poche. 

Il  se  passa  quelques  jours  sans  qu'on  entendit  parler  de  lui.  Enfin, 
une  semaine  environ  après  son  départ,  on  vit  un  bonboat  altérir 
devant  sa  maison.  Il  faisait  déjà  très-sombre.  Pourtant,  X)n  put  voir  le 
nouvel  habitant  de  la  rive  gauche  sortir  de  l'embarcation,  portant 
dans  ses  bras  quelque  chose  qui  ressemblait  à  une  femme  enveloppée 
d'une  longue  robe  blanche  et  d'un  châle  qui  lui  voilait  entièrement 
la  tête.  Deux  enfants  suivaient. 

Ils  entrèrent  dans  la  maison,  qui  fut  reformée  presque  aussitôt  ; 
mais  on  pouvait  voir  par  quelques  planches  mal  jointes  de  la  palis- 
sade, par  la  lueur  que  jetait  une  fenêtre  qui  ouvrait  sur  le  derrière, 
qu'elle  était  éclairée  intérieurement. 

Les  deux  nègres  bonboatiers  qui  allèrent  prendre  un  verre  de  tafia 
au  cabaret,  furent  soumis  à  une  interrogation  très- pressante.  Us  ne 
purent  rien  dire,  sinon  qu'on  avait  embarqué  à  la  Pointe -à-Pître  une 
femme  qui  paraissait  malade,  à  en  juger  par  la  manière  dont  elle 
était  embobinée,  mais  qu'ils  n'avaient  pu  en  voir  ni  le  visage  ni  les 
mains. 

Le  lendemain  matin,  quand  les  négresses  blanchisseuses  vinrent  à 
la  rivière,  elles  virent  les  deux  enfants  jouant  sur  le  bord.  C'était  une 
jeune  mulâtresse  foncée,  d'une  dixaine  d'années,  et  un  petit  nègre 
qui  pouvait  en  avoir  douze.  Elles  leur  adressèrent  la  parole,  mais  les 
enfants  s*enfuirent,  et  l'on  entendit  qu'ils  parlaient  une  langue  étran- 
gère. 
La  forge  seule  demeurait  ouverte.   Les  fenêtres  donnant  sur  la 


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—  33  — 

rivière  restaient  fermées  tout  le  jour  et  ne  s'ouvraient  qu'à  la  nuit  tom- 
bante. Alors  on  voyait  une  forme  blanche  assise  à  Tune  d'elles.  Mais 
comme  on  n'osait  guère  s'approcher,  on  n'y  voyait  guère  qu'une 
apparence  indécise  et  on  ne  savait  trop  ce  que  c'était.  Seulement,  une 
lueur  qu'on  voyait  briller  et  se  voiler  alternativement  comme  si  un 
corps  nuageux  eût  passé  devant,  donnait  à  penser  qu'il  pouvait  bien 
se  faire  que  cette  forme  eût  l'habitude  de  fumer. 

L'extérieur  de  Saurin  n'avait  rien  d'engageant,  et  on  ne  trouvait 
pas  extraordinaire  que  sa  forge  ne  s'allumât  que  rarement.  Un  accident 
lui  amenait  parfois  un  cheval  qui  s'était  déferré  en  route  ;  mais  cette 
branche  de  sa  profession  ne  pouvait  avoir  rien  de  régulier,  et,  quant 
aux  travaux  des  moulins,  ils  étaient  faits  à  l'entreprise  par  des  ouvriers 
de  la  Pointe-à-Pîlre.  Tout  le  monde,  cependant,  s'accordait  à  dire  que 
c'était  un  très-habile  armurier  -,  et  plus  d'un  nègre  braconnier  vint 
lui  confier  un  vieux  fusil  acheté  d'occasion,  et  auquel  il  donnait 
toutes  les  qualités  d'une  arme  neuve  et  de  choix.  Mais  il  se  montrait 
rigoureux  pour  le  paiement,  ne  consentait  à  aucune  réduction  sur  le 
prix  une  fois  indiqué  et  n'accordait  pas  de  délai  :  donnant,  donnant. 
Aussi,  ceux  qui  le  faisaient  travailler,  bien  qu'ils  sortissent  de  chez 
lui  toujours  satisfaits,  au-delà  même  de  leur  espérance,  ne  lui  en 
gardaient-ils  aucune  reconnaissance. 

Saurin  pouvait  bien  avoir  une  soixantaine  d'années.  La  fée  qui 
avait  présidé  à  sa  naissance  ne  l'avait  pas  gratifié  du  don  de  beauté^ 
ou  au  moins,  si  elle  l'avait  fait,  ce  don  avait  subi  avec  le  temps  de 
singulières  modifications. 

Sa  figure  lui  ôtait  tout  droit  à  prétendre  avoir  jamais  possédé  un 
certificat  de  vaccine.  La  petite  vérole  y  avait  tracé  des  sillons  et  creusé 
des  cavités  aussi  rapprochées  que  les  trous  d'une  écumoire.  Ses  yeux, 
assez  grands  et  vifs,  étaient  bordés  de  paupières  éraillées,  entière- 
ment dépourvues  de  cils.  Les  sourcils  n'étaient  là  que  pour  mémoire 
sous  forme  de  deux  bouquets  de  poils  blanchâtres,  longs,  durs  et 
rares.  Son  nez  était  gros,  court,  échancré  aux  narines.  Ses  lèvres 
lippues  et  d'un  rouge  violacé,  laissaient  voir  des  dents  blanches,  mais 
mal  rangées,  et  surmontaient  un  menton  large,  carré,  creusé  et  sil- 
lonné comme  le  reste  du  visage,  et  dans  les  cavités  duquel  croissaient, 
comme  des  ronces  sur  une  terre  aride,  quelques  brins  de  barbe  d'un 
gris  sale.  Il  était  carrément  bâti  et  solidement  musclé.  Sa  jambe 
droite,  qui  paraissait  atrophiée  dans  son  épaisseur  et  qui  formait  un 

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arc  de  cercle  en  dedans,  le  faisait  boiter  et  l'obligeait  à  marcher  sur 
la  pointe  du  pied.  L'auxiliaire  d'un  bâton  solide  lui  était  indispen- 
sable; 

La  forge  chômait  ;  l'enseigne  grinçait  en  s'agitant  au  vent  sans  avoir 
la  puissance  d'arrêter  les  voyageurs.  Il  ne  venait  pas  de  commandes 
des  habitations  voisines,  et  cela  se  fût  expliqué,  du  reste,  parce  que 
Saurin  n'avait  accompli  aucune  de  ces  obligations  que  les  convenances 
imposent  à  celui  qui  a  besoin  de  travailler  pour  les  autres.  11  avait 
ouvert  sa  forge  et  attendait  la  pratique  sans  s'être  présenié  et  fait 
recommander  nulle  part,  et  la  pratique  ne  venait  pas.  Personne  ne 
s'arrêtait  pour  causer  avec  un  homme  dont  l'abord  repoussait  toute 
familiarité.  Les  nègres  passaient  vite  le  soir  quand  ils  apercevaient 
la  forme  blanche  qui  fumait  à  la  fenêtre,  et  au  bout  de  quelque  temps 
ils  ne  désignèrent  plus  celte  maison  qu'en  l'appelant  la  case  à  Zombi 
—  la  maison  du  Revenant. 

Les  deux  enfants  semblaient  participer  à  la  taciturnité  générale  de 
celte  maison.  Us  erraient  quelquefois  ensemble  le  long  de  la  rivière 
qu'ils  traversaient  pour  aller  cueillir  des  goyaves  et  des  icaques  dans 
la  savane  de  l'habitation  Pérou.  Mais  lorsque  des  négrillons,  entraînés 
par  l'instinct  communicatif  de  l'âge,  s'approchaient  d'eux  et  leur 
adressaient  la  parole,  ils  s'enfuyaient  effarouchés.  £n  dehors  de 
cela,  ils  étaient  tout  à  fait  de  leur  âge,  courant  la  campagne,  se  bai- 
■gnant  dans  la  rivière,  niais  toujours  ensemble  ;  et  lorsque  dans  les 
jeux  ils  poussaient  des  exclamations,  c'était  dans  une  langue  qu'on 
ne  comprenait  pas. 

Lorsque  la  première  curiosité  eut  été  satisfaite,  ou  plutôt  lorsqu'on 
vit  qu'elle  ne  pouvait  se  satisfaire,  on  montra  envers  le  nouveau 
venu  la  môme  réserve  qu'il  faisait  voir  pour  les  autres»  On  avait 
essayé  d'échanger  quelques  mots  avec  lui  en  passant  ;  on  cessa  toute 
tentative  dans  ce  sens,  et  les  gens  du  voisinage  affectaient  même, 
lorsqu'ils  descendaient  à  la  rivière,  de  détourner  la  tête  lorsqu'ils  se 
trouvaient  devant  la  forge  où  il  se  tenait  presque  toujours  assis,  fumant 
silencieusement. 

Les  navires  qui  sont  en  rade  de  la  Pointe-à-Pître  font  générale- 
ment leur  eau  au  gué  de  la  Lézarde.  Jusque-là,  bien  qu'il  y  ait  une 
étendue  de  près  de  deux  kilomètres  depuis  l'embouchure,  elle  est 
plus  ou  moins  saumâtre,  et  n'est  véritablement  bonne  que  là  où  son 
courant  est  bien  accusé.  C'est  là  aussi  que  se  réunissent  les  négresses 


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—  35  — 

blanchisseuses,  qui  ont  eu  bientôt  raison  du  linge  le  plus  solide  et 
des  tissus  les  plus  serrés,  par  suite  d'un  contact  souvent  répété  avec 
des  galets  peu  arrondis. 

Il  est  bien  rare  que,  le  dimanche,  on  ne  trouve  pas  réunis  au  gué 
les  équipages  de  quelques  navires  bordelais,  marseillais,  havrais,  qui 
fraternisent  dans  le  cabaret  de  la  rive  droile.  Us  y  viennent  le  matin 
dans  leurs  chaloupes  chargées  de  pièces  à  eau.  Poussés  par  le  vent 
d'est,  ils  n*ont  besoin  de  recourir  à  Taviron  que  pour  doubler  quel- 
ques sinuosités  de  la  rivière.  Us  retournent  le  soir,  lourdement  char- 
gés, ayant  quelquefois  de  grands  bambous  a  la  traîne  et  obligés  de 
lutter  contre  le  vent  qui  leur  est  d'autant  plus  contraire  qu'il  était 
plus  favorable  le  matin.  Aussi  ne  retournent-ils  à  leurs  navires  que 
bord  sur  bord,  ayant  souvent,  comme  on  dit,  du  vent  dans  les  voiles, 
mais  pas  de  ce  vent  qui  accélère  la  marche  d'une  embarcation. 

Saurin  paraissait  goûter  peu  ces  réunions,  qui,  cependant,  variaient 
le  genre  d'animation  d'un  lieu  où  ne  s'entendaient  ordinairement  que 
les  voix  criardes  des  négresses  blanchisseuses  causant,  chantant,  riant 
ou  se  disputant,  toutes  choses  qui  se  font  avec  les  mêmes  intonations. 

Ce  n'était  peut-être  pas  sans  raison  qu'il  n'aimait  pas  ces  réunions, 
comme  on  va  le  voir. 

C'était  à  l'époque  de  la  chasse  des  pluviers.  J'accompagnais  un  soir 
un  ami  qui  allait  chercher  chez  Saurin  un  fusil  qu'il  lui  avait  donné 
à  réparer.  Deux  chaloupes  se  trouvaient  dans  la  rivière  et  les  mate- 
lots qui  avaient  rempli  leurs  pièces  et  fait  leur  provision  de  bambous, 
se  reposaient  avant  de  se  remettre  en  route,  au  grand  profit  du  caba- 
relier  de  la  rive  droite.  11  y  avait  grande  allégresse  et  le  chevrotte- 
ment  des  voix  qui  entonnaient  des  chansons  normandes  indiquaient 
que  les  libations  n'avaient  pas  été  ménagées.  Ils  se  disposaient  à  partir, 
lorsqu'un  vieux  maître  d'équipage  qui  tenait  la  barre  d'une  des  cha- 
loupes dont  l'arrière  touchait  presque  à  la  rive,  du  côté  où  nous  nous 
trouvions,  demanda  du  feu  pour  allumer  sa  pipe. 

—  On  va  vous  en  faire,  lui  dit-on. 

—  Pas  la  peine,  répondit-il,  j'en  prendrai  à  la  forge. 

U  sauta  û  terre  et  s'avança  vers  nous,  d'un  pas  rendu  titubant  par 
le  roulement  du  bord  et  peut  être  aussi  par  un  emploi  un  peu  abusif 
du  tafia  du  voisin. 

Il  allait  vers  le  foyer  pour  y  prendre  un  morceau  de  charbon  après 
avoir  porté  militairement  la  main  à  son  chapeau,  lorsque  son  regard 


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—  36  — 

so  croisa  avec  celui  de  Saurin.  J*avais  par  hasard  les  yeux  fixés  sur 
celui-ci  et  je  fus  surpris  de  la  révolution  qui  se  fit  sur  son  visage.  Il 
pâlit  affreusement  y  c'est-à-dire  que  le  fond  de  sa  face  devint  blême^ 
pendant  que  le  contour  des  mille  trous  percés  par  la  variole  demeu- 
rait rouge.  11  n'était  pas  beau  à  voir  d'ordinaire,  dans  ce  moment  il 
était  hideux.  Pourtant  il  se  remit  et  affecta  de  ne  pas  faire  attention 
au  marin. 

Celui-ci  était  un  pelit  homme  déjà  âgé,  un  peu  voûté,  sec,  de  cette 
maigreur  solide  qui  fait  dire  d'un  homme  qu'il  est  lout  nerfs.  Il  était 
grêlé  aussi,  quoique  moins  abondamment  que  Saurin.  11  portait  de 
grands  anneaux  d'or  aux  oreilles. 

Il  alluma  sa  pipe  et  ses  yeux  ne  quittaient  pas  le  forgeron,  pendant 
qu'il  aspirait  bruyamment  la  fumée  de  sou  tabac  humide. 

Quand  il  eut  achevé ,  il  vint  devant  la  porte  et  regarda  pendant 
quelques  instants  l'enseigne,  en  se  faisant  avec  la  main  étendue,  un 
abat-]our  au  dessus  des  yeux.  11  n'était  probablement  pas  très-forl 
en  lecture  *,  il  paraissait  épeler  les  trois  lignes  qui  la  composaient. 

Enfin,  il  vint  se  poser  devant  le  forgeron  et  lui  dit  avec  une  sorte 
de  colère  railleuse  : 

—  Tu  ne  t'appelles  pas  Saurin,  et  je  sais  comment  tu  t'appelles. 
Saurin  no  répondit  rien,  mais  il  fit  un  mouvement,  presque  aussitôt 

réprimé,  avec  le  bâton  sur  lequel  il  s'appuyait. 

—  Oh  î  je  n'ai  pas  peur  de  toi  ici,  continua  le  marin,  et  il  regagna 
le  rivage  suivi  par  le  regard  inquiet  du  forgeron. 

Le  vieux  maître  remonta  dans  sa  chaloupe,  et  je  le  vis  qui  parlait 
avec  animation  à  ses  compagnons.  L'autre  embarcation  étant  venue 
se  ranger  bord  à  bord  avec  la  sienne,  les  matelots  se  firent  répéter  ce 
qu'il  venait  de  raconter,  et  une  grande  agitation  se  fit  parmi  eux.  Ils 
étaient  une  douzaine  environ.  J'étais  alors  près  du  rivage,  et  je  les  vis 
qui  piquaient  avec  leurs  avirons,  montrant  l'intention  de  descendre  a 
terre.  Mais  le  vieux  maître  les  arrêtait  de  la  main  et  leur  disait  :  pas 
de  ça.  Ne  nous  faisons  pas  une  mauvaise  affaire,  mais  envoyons-lui 
chacun  notre  bordée  en  passant,  ça  ne  diminuera  pas  trop  notre 
lest. 

La  chaloupe  du  maître  défila  la  première,  passant  aussi  près  que 
possible  du  rivage,  et  lança  sur  la  maison  du  forgeron  une  grêle  de 
galets   qu'accompagnaient  des  hourrahs  menaçants,  parmi  lesquels 


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—  37  — 

j*enteDdis  revenir  souvent  le  mot  de  pirate.  L'autre  la  suivit  et  en  fit 
autant. 

Je  m'étais  écarté  pour  me  mettre  hors  de  la  portée  des  projectiles. 
Quand  ils  furent  passés,  je  retournai  à  la  maison  de  Saurin.  Il  était 
debout,  immobile  dans  sa  forge,  appuyé  sur  son  bâton  î  les  deux 
enfants  effarés  étaient  accroupis  dans  un  coin. 

Je  m'approchai  de  Saurin,  et  bien  que  cet  homme,  loin  de  m'inspi- 
rer  de  la  sympathie,  fût  pour  moi  un  objet  de  répulsion,  sa  hideuse 
figure  réfléchissait  une  si  navrante  expression  de  désespoir  que  je  me 
sentis  ému  d'une  sorte  de  pitié. 

—  Vous  avez  été  attaqué  indignement,  lui  dis-je,  et  vous  obtien- 
drez une  répression  facile  en  vous  adressant  à  la  justice.  Les  témoins 
ne  manqueront  pas,  le  rivage  était  couvert  de  monde  de  l'autre  côté. 
Il  faut  que  vous  portiez  plainte  soit  au  commissaire  de  police  au 
Bourg,  soit  au  bureau  de  la  marine  à  la  Pointe-à-Pitre. 

Il  semblait  ne  pas  entendre,  et  comme  j'insistais... 

—  Non,  non,  me  dit-il  enfin,  je  ne  porterai  pas  plainte,  je  n'ai  à 
me  plaindre  de  rien. 

Le  soir,  j'étais  assis  devant  la  maison  principale  de  l'habitation 
Bellevue,  assistant  après  diner  à  un  bamboula  qui  avait  réuni  les 
nègres  de  plusieurs  habitations  voisines.  La  chasse  avait  rassembléquel- 
ques  habitants  de  la  Pointe-à -Pitre  et  du  Petit-Bourg,  quelques  géreurs 
des  environs.  On  en  causait;  onénumérait  les  vols  de  pluviers  qui 
avaient  passé,  et  chacun  racontait  ses  prouesses.  Les  paquets  de  gibier 
étaient  à  deux  pas  de  Là,  suspendus  au  frais,  témoignant  que,  s'il 
y  avait  quelques  exagérations  personnelles  dans  ce  qui  se  disait,  il  y 
avait  au  moins  une  grande  vérité  générale. 

Un  groupe  de  nègres  qui  se  trouvait  près  de  nous  et  où  il  était 
question  de  la  case  à  Zombi^  changea  le  cours  de  notre  conversation  et 
l'amena  sur  l'événement  de  la  soirée. 

—  Mais,  enfin,  qu'est-ce  que  c'est  que  cet  homme,  dit  un  géreur? 
Il  tombe  ici  comme  des  nues,  s'établit  forgeron  sans  chercher  du 
travail,  comme  si  cette  profession  apparente  était  là  pour  dérouter  la 
curiosité.  Il  ne  cherche  à  faire  connaissance  avec  personne  et  tient  sa 
maison  ferméecomme  si  elle  contenait  un  trésor.  11  a  avec  cela  une  de 
ces  figures  comme  on  ne  se  soucierait  guère  d'en  rencontrer  dans  un 
endroit  écarté.  Quant  à  moi,  son  voisinage  me  gêne,  car  dès  qu'il  fait 


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—  38  — 

nuit,  pas  un  de  mes  nègres  ne  veut  aller  faire  une  commission,  s'i 
lui  faut  passer  par  la  Lézarde. 

—  On  commence  déjà  à  raconter  totites  sortes  d'histoires,  dit  un 
autre.  11  paraît  que  cette  case  sombre  et  si  bien  fermée  le  jour, 
s'éclaire  la  nuit  et  qu'on  y  parle  une  langue  que  personne  ne  com- 
prend. 

—  Propos  de  nègres  peureux  ;  il  m'est  arrivé  bien  des  fois  de 
passer  le  gué  la  nuit,  et  je  n'ai  vu  pour  toute  lumière  que  la  lueur 
d'un  cigare  ou  d'une  pipe  qu'on  fumait  à  une  fenêtre.  11  n'y  a  rien 
là  de  bien  effrayant. 

—  Bon,  mais  qui  est-ce  qui  fumait  à  cette  fenêtre  ?  voilà  la  ques- 
tion. Pourquoi  ces  fenêtres,  fermées  le  jour,  s'ouvrent-elles  la  nuit? 
Ce  n'est  pas  lui  qui  y  fume,  ou  si  c'est  lui,  ce  n'est  pas  lui  seul. 
Pourquoi  cela? On  a  vu  apporter  quelqu'un  qui  ne  pouvait  pas  marcher, 
lorsqu'il  s'est  installé  à  la  Lézarde,  et  ce  quelqu'un  n'a  jamais  reparu. 
Les  fenêtres  donnant  sur  la  rivière  sont  fermées  le  jour,  et  cela  sans 
exception,  et  ne  s'éclairent  un  peu  que  le  soir.  Qu'est-ce  que  cela 
signifie? Il  y  a  certainement  là-dessous  quelque  chose  de  louche. 

—  Et  ces  matelots,  pourquoi  se  sont-ils  attaqués  à  lui.  Vous  me 
direz  que  c'étaient  des  matelots  ivres,  c'est  possible.  Mais  enfin,  ivres 
ou  non,  ils  l'ont  injurié,  ils  l'ont  attaqué  brutalement  à  coups  de 
pierres,  et  s'il  supporte  cela  patiemment,  il  s'expose  au  même  désa- 
grément chaque  fois  qu'une  chaloupe  viendra  faire  de  l'eau.  Pourquoi 
ne  pas  s'éviter  cela  à  l'avenir  en  portant  plainte. 

—  Oh!  pourquoi il  a  sans  doute  ses  raisons,  cet  homme;  mais 

ce  que  je  voudrais  savoir,  c'est  pourquoi  on  l'a  appelé  pirate.  Il  est  si 
laid  de  visage  que  son  âme  ne  saurait  être  belle;  il  doit  nécessaire- 
ment avoir  quelque  chose  sur  la  conscience. 

—  Il  n'a  sur  la  conscience  que  sa  laideur.  Il  se  fait  horreur  à  lui- 
même;  la  preuve,  c'est  qu'il  n'a  pas  un  bout  de  miroir  dans  sa  forge, 
et  il  suppose  probablement  et  avec  raison  qu'il  doit  produire  le  même 
effet  sur  les  autres. 

—  Qu'il  se  fasse  horreur  à  lui-même,  il  en  a  bien  le  droit.  Quant 
à  faire  horreur  aux  autres,  c'est  une  affaire  de  goût,  et  je  suppose  que 
nous  avons  à  peu  près  la  même  manière  de  voir  à  son  sujet.  Mais, 
enfin,  masque  à  part,  il  y  a  quelque  chose  dans  cet  homme  qui  ne 
s'explique  guère,  et  je  comprends  jusqu'à  un  certain  point  que  les 
nègres  soient  inquiets  du  mystère  dont  il  s'entoure. 


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—  39  — 

[^  même  soir,  il  y  avait  nombreux  rassemblements  de  nègres  dans 
le  cabaret  de  la  rive  droite.  C'était,  dans  un  autre  langage,  h  même; 
conversation  qu'à  l'habitation ,  seulement  avec  des  commentaires  plus 
osés,  avec  l'abandon  le  plus  complet  et  la  crédulité  la  plus  absolue.: 
On  ne  se  rendait  pas  bien  compte  du  mot  pirate  qui  avait  été  proféré 
par  les  matelots,  mais  on  le  répétait,  on  s'exagérait  bien  plus  ce 
qui  pouvait  sembler  mystérieux  ;  on  bâtissait  les  histoires  les  plus 
étranges,  comme  seule  peut  en  créer  l'imagination  vagabonde  des 
nègres,  ces  grands  enfants  qui  ont  rapporté  de  la  côte  d'Afrique  et 
perpétué  chez  leurs  descendants  les  traditions  des  Soucougnaniet  et  la 
croyance  aux /am6(w. 

Il  faisait  une  nuit  sombre  ;  on  ne  voyait  rien  de  l'autre  côté  de  la 
rivière.  La  maison  de  Saurin  se  perdait  dans  l'obscurité,  et  quelques 
arbres  qui  croissaient  derrière,  empêchaient  même  d'en  voir  la 
silhouette  se  découper  sur  le  ciel.  Tout-à-coup,  une  voix  s'écria  avec 
un  accent  de  terreur  contenue  : 

—  Miy  liy  mi  ZanUfi-là.  —  Le  voilà,  voilà  le  revenant. 

Et,  en  effet,  une  lueur,  comme  celle  d'une  chandelle  parutà  l'une  , 
des  fenêtres  et  permit  de  distinguer  une  forme  humaine,  puis,  «He 
s'éteignit,  et  on  ne  vit  plus  dans  l'obscurité  qu'un  point  lumineux, 
comme  le  foyer  d'une  pipe  ou  le  bout  d'un  cigare,  dont  urje  aspira- 
tion mesurée  alternait  l'incandescence. 

Un  frisson  de  terreur  parcourut  le  rassemblement,  et  il  se  fit  le 
silence  le  plus  complet.  C'étaient  tous  des  nègres  esclaves^  On  eût 
offert  la  liberté  à  celui  d'entre  eux  qui  la  désirait  la  plus  ardemment, 
à  condition  de  passer  le  gué  à  ce  moment,  qu'il  eût  refusé  sans  hési- 
tation. 

Ils  se  séparèrent  pour  retourner  sur  les  habitations  auxquelles  ils 
appartenaient,  mais  ils  le  firent  par  groupes  ;  aucun  d'eux  ne  se  fût 
risqué  seul,  dans  les  sentiers  étroits  qu'il  avait  à  parcourir. 

Le  lendemain  malin,  le  commissaire  de  police  et  le  brigadier,  do 
gendarmerie  vinrent  à  rhabitalion.  Ils  allaient  faire  une  enquête  sur  . 
le  désordre  qui  avait  eu  lieu  la  veille  au  bord  de  la  Lézarde,  et  dont  : 
h  rumeur  publique  leur  avait  donné  connaissance,  car  nulle  plainte 
n'avait  été  portée.  Je  devinai  une  curiosité  dans  la  démarche  des  deux 
agents  de  l'autorité,  qui,  dans  toute  autre  circonstance,  ne  se  fu^acQt 
pas  émus  d'une  querelle  de  marins^  comme  il  y  en  avait  souvent  à  cet 
endroit  où  se  rencontraient  des  matelots  de   diverses  provenances. 


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—  40  — 

dont  le  rhum  exaltait  quelquefois  les  susceptibilités  et  les  animosités 
nationales. 

J'étais  requis  avec  plusieurs  autres  personnes,  qui  s'étaient  trouvées 
là  la  veille,  comme  témoin  du  fait,  pouvant  donner  dès  éclaircisse- 
ments à  la  justice  et  aider  à  la  manifestation  de  la  vérité. 

Nous  arrivâmes  au  gué  de  la  Lézarde,  et,  comme  il  n'y  avait  pas 
de  barque,  que  la  passerelle  qui  y  a  été  établie  depuis  le  tremblement 
de  terre^  n'existait  pas  encore,  nous  dûmes  passer  comme  on  le  faisait 
alors.  C'est-à-dire  que  quelques-uns  eurent  recours  aux  épaules 
solides  de  nègres  qui  les  transportèrent  sur  l'autre  rive,  et  d'autres, 
j'étais  de  ceux-là,  ôtèrent  leurs  souliers,  relevèrent  leurs  pantalons,  et 
passèrent  ainsi. 

Bien  que  nous  eussions  fait  assez  de  bruit,  je  puis  dire  que  nous 
arrivâmes  inopinément  chez  Saurin.  Il  était  seul  dans  la  première 
salle  de  la  maison,  se  balançant  dans  un  hamac.  Lorsqu'il  nous  vit  à 
la  porte,  lorsqu'il  vit  surtout  l'uniforme  du  brigadier  de  gendarmerie, 
il  se  fit  une  grande  altération  dans  sa  figure.  Il  se  leva  pourtant,  vint 
à  nous  et  nous  demanda  ce  que  nous  voulions. 

Le  commissaire  de  police  lui  dit,  qu'ayant  été  instruit  de  désordres 
commis  la  veille  par  des  matelots,  il  venait  aux  renseignements  au- 
près de  lui  qui  en  avait  été  particulièrement  victime,  afin  de  faire  son 
rapport  à  qui  de  droit. 

—  Je  n'ai  rien  à  vous  dire,  répondit  Saurin  ;  je  ne  me  plains  pas. 
Ces  hommes  ne  m'ont  pas  fait  de  mal  et  je  n'ai  pas  de  raison  pour 
m'associer  à  des  poursuites  qui  seraient  dirigées  contre  eux. 

—  Pourtant,  ils  vous  ont  injurié  ;  ils  vous,  ont  assailli  à  coups  de 
pierres }  il  y  a  des  témoins  nombreux  qui  en  feraient  foi  au  besoin. 
Si,  dans  un  esprit  de  modération  mal  entendue,  vous  refusez  de 
porter  plainte,  vous  vous  exposez  à  subir  de  nouveau  les  mêmes 
agressions.  Si  vous  ne  voulez  pas  aider  l'action  de  l'autorité,  dans 
une  circonstance  où  votre  intérêt  est  mis  en  jeu,  vous  vous  exposez 
à  la  trouver  sourde,  si,  une  autre  fois,  vous  voulez  recourir  à  son 
appui. 

—  Je  vous  répète  que  je  ne  me  plains  de  rien  et  que  je  n'ai  à  me 
plaindre  de  rien.  Si  on  poursuit  ces  hommes,  qu'on  ne  compte  pas 
sur  moi  pour  appuyer  l'accusation  ;  je  ne  me  souviens  de  rien. 

—  Une.pareille  persistance  dans  la  modération  n'est  pas  naturelle 
et  pourrait  même  paraître  suspecte,  je  vous  en  avertis. 


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—  41  — 

—  Suspecte^  pourquoi? —  Parce  que  je  ne  veux  pas  me  plaindre 
de  gens  qui  ont  agi  dans  l'aveuglement  de  Tivresse. 

—  Non,  non,  iU  n'élaient  pas  ivres.  Ils  avaient  bu,  c'estvrai,  mais 
ils  possédaient  toute  leur  raison,  les  témoins  l'aftirment. 

—  Les  témoins  se  trompent  certainement,  et  il  serait  difficile  qu'on 
sût  cela  mieux  que  moi. 

—  Enfin,  je  vous  répèle  qu'on  comprendra  difficilement  que  vous 
vous  absteniez  de  vous  associer  à  une  répression  à  laquelle  vous  êtes 
plus  intéressé  que  personne,  et  je  vous  répète  aussi  que  cela  peut  vous 
rendre  suspect. 

—  Mais  je  ne  puis  pas  être  suspect,  moi,  reprit  le  forgeron  avec 
un  tremblement  dans  la  voix  ;  je  vais  vous  montrer  mes  papiers,  puis- 
que vous  êtes  l'autorité,  et  vous  verrez  que  j'ai  le  droit  de  vivre  en 
paix  ici  et  partout  oii  j'irai.  Vous  pouvez  pénétrer  aussi  dans  mon 
intérieur,  ajoula-t-il  avec  amertume,  et  lorsque  vous  direz  ce  que 
vous  aveî^  vu,  peut-être  arnv<îrez-vous  à  satisfaire  la  curiosité  qui 
n'ose  venir  se  satisfaire  elle-même,  et  passera-t-on  sans  faire  attention 
ù  moi,  et  en  me  considérant  comme  un  homme  ordinaire  qui  ne  de- 
mande que  sa  part  d'air  à  respirer,  que  sa  place  au  soleil  et  à  l'ombre. 

Et  de  son  pas  lourd  et  boiteux,  il  marcha  vers  une  porte  du  fond  et 
l'ouvrit.  Nous  l'avions  suivi,  entraînés  par  une  curiosité  qui  ne  pre- 
nait certes  pas  son  origine  dans  un  sentiment  bien  délicat  des  conve- 
nances. Mais,  enfin,  c'était  celte  curiosité  avide  à  laquelle  on  ne 
résiste  pas.  Elle  n'eut,  du  reste,  qu'une  médiocre  satisfaction. 

Nous  vîmes,  assise  sur  un  fauteuil  en  bois  brut,  donl  le  large  dos- 
sier était  garni  d'un  cuir  de  bœuf,  une  grande  femme  immobile.  Au 
bruit  de  nos  pas,  elle  fit  comme  un  effort  pour  se  lever.  On  sentait  cet 
offort,  bien  que  son  corps  et  ses  membres  demeurassent  sans  mouve- 
meul.  Mais  ses  yeux  nous  lançaient  des  éclairs,  et  des  sons  inarticulés 
et  menaçants  sortaient  de  sa  bouche.  C'était  une  négresse  dont  la  peau 
devait  être  Irès-noire,  mais  qui  avait  celle  teinte  grisâtre  que  donne 
aux  nègres  les  plus  foncés,  un  séjour  prolongé  à  l'ombre.  Il  semble 
que  le  soleil  soit  indispensable  pour  donner  à  leur  peau  le  luisant  et  la 
coloration  chaude  qui  indiquent  la  santé. 

Une  énorme  toison  grisonnante  couvrait  sa  tête,  et  ses  lèvres  assez 
fines  laissaient  voir,  en  s'entrouvrant,  une  double  rangée  de  dents 
d'une  irréprochable  blancheur.  Elle  était  ridée,  mais  on  comprenait 
que  c'était  par  la  maladie.  Ses  yeux  vifs  et  perçants  indiquaient  une 


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puissante  vitalité,  et  la  vie  semblait  s*étre  concentrée  là,  car  ses  deux 
mains  étaient  posées  sur  les  bras  du  fauteuil^  immobiles  et  inertes, 
ainsi  que  ses  longues  jambes,  dont  les  linges  qui  les  couvraient  ne 
dissimulaient  pas  la  maigreur. 

Les  deux  'enfants  qui  se  trouvaient  dans  cette  cbambre,  au  bruit 
de  notre  irruption,  étaient  allés  se  blottir  derrière  le  fauteuil. 

Saurin  alla  â  une  malle  de  cuir,  ^osée  sur  deux  pieds  en  bois,  y 
prit  quelques  papiers  qu'il  présenta  au  commissaire  de  police. 

—  Voilà  nos  papiers,  dit- il  au  magistrat,  vous  verrez  que  nous 
sommes  en  règle.  Quant  à  celte  pauvre  créature,  vous  verrez  qu'elle 
est  paralysée,  et  ces  enfants  sont  nos...  ses  enfants. 

Le  commissaire  de  police  jeta  un  coup-d'œll  rapide  sur  les  papiers 
et  les  lui  rendit. 

—  Ce  n'est  pas  cela  que  nous  venions  vous  demander,  dit-il,  nous 
voulions  seulement  avoir  des  détails  sur  ce  qui  s'est  passé  bicr  et 
vous  inviter  à  porter  une  plainte  dans  les  formes  régulières. 

—  Je  vous  répète  que  je  n'ai  pas  à  me  plaindre,  et  que  je  ne 
m'associerai  à  aucune  démarche  dans  ce  sens. 

En  effet,  tout  en  resta  là  et  n'eût  guère  pu  aller  plus  loin,  car  le 
navire  auquel  appartenait  le  maître  d'équipage  qui  avait  été  le  promo- 
teur de  tout  ce  bruit  était  parti  le  matin  de  ce  jour.  L'affaire  s'éteignit 
donc  d'elle-même. 

Cette  modération  de  Saurin  fut  impuissante  à  lui  procurer  la  tran- 
quillité sur  laquelle  il  eut  dû  compter.  Sa  position  devenait  de  plus 
en  plus  difficile,  et  la  répulsion  qu'on  avait  éprouvée  pour  lui,  loin  de 
diminuer,  ne  faisait  que  s'accroître  de  jour  en  jour.  La  figure  noire 
que  quelques-uns  avaient  vue  décrite  avec  l'exagération  d'esprits  pré- 
venus, avait  pris  dans  le  public  des  proportions  étranges,  et,  comme 
on  ne  la  voyait  apparaître  qu'aux  heures  du  soir,  où  sa  présence  se 
manifestait  régulièrement  à  la  fenêtre,  par  le  feu  de  son  cigare,  le 
mystère  qui  semblait  l'entourer  n'avait  rien  perdu  de  son  impor- 
tance. 

Les  matelots  qui  venaient  faire  de  l'eau,  ne  manquaient  jamais  de 
lui  adresser  quelques  injures,  et,  quoiqu'ils  ne  fussent  pas  aussi 
agressifs  que  l'avaient  été  les  premiers,  il  leur  arrivait  parfois  de  join- 
dre des  pierres  aux  injures  dont  ils  le  gratifiaient.  Quand  on  parlait 
de  lui  dans  le  quartier,  on  ne  l'appelait  que  le  pirate. 

Il  ne  m'inspirait  pas  d'intérêt,  mais  une  grande  curiosité,  et  je 


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—  43  — 

cherchais  les  moyens  de  me  rapprocher  de  lui.  J*étais  devenu  son  seul 
client,  sa  forge  ne  s'allumait  que  pour  moi.  Je  me  chargeais  de  quel- 
ques réparations  de  son  ressort,  qui  se  présentaient  sur  les  habitations 
de  mesamis^  et  je  ;luï  c^nfirfis  des  travaux  qu'ils  ne  lui  eussent  pas 
donné  à  faire,  et  dont  ils  me  laissaient  la  disposition  par  condescen- 
dance amicale. 

L'odieuse  figure  de  cet  homme  s'adoucissait  en  me  voyant;  et, 
comme  je  parlais  espagnol,  j'étais  parvenu  à  apprivoiser  à  peu  près  les 
deux  petits  sauvages  qui  rôdaient  dans  la  maison  et  qui  fuyaient  à 
l'approche  d'un  étranger.  Lui-même  les  appelait  et  les  envoyait  au- 
devant  de  moi,  lorsque  je  paraissais  sur  la  route,  11  ne  voyait  que  de 
la  bienveillance  dans  mes  démarches,  et  j'avoue,  à  ma  honte,  qu'elles 
étaient  surtout  inspirées  par  la  curiosité.  Mais  cette  curiosité  trouvait 
peu  à  se  satisfaire.  J'avais  bien  aperçu  une  ou  deux  fois  la  figure  de  la 
femme  paralytique,  mais  je  n'avais  jamais  pu  l'approcher. 

Saurin  se  plaignait  avec  amertume  des  gens  du  pays ,  établissant 
des  comparaisons  vagues  avec  d'autres  colonies  où  il  aurait  été  mieux 
accueilli.  Mais,  dés  que  je  risquais  une  question,  même  indirecte  sur 
ce  sujet,  il  devenait  muet  et  semblait  craindre  d'en  avoir  trop  dit. 
Quelquefois,  il  paraissait  plongé  dans  un  profond  désespoir,  et  un  jour 
je  le  surpris,  tenant  serrés  dans  ses  bras  les  deux  enfants,  et  de  grosses 
larmes  roulaient  dans  ses  yeux. 

Il  se  montrait  par  occasion  très-loquace  ,  mais  ses  paroles  n'étaient 
que  des  exclamations  vagues  et  des  plaintes  contre  le  sort.  Je  m'aper- 
çus que,  dans  ces  moments-là,  il  sentait  très-fort  le  rhum.  J'eus  bien- 
l6t  l'assurance  qu'il  en  buvait  en  grande  quantité,  ce  que  je  n'avais 
pns  remarqué  d'abord.  Peut-être  cherchait-il  dans  l'ivresse  là  conso- 
lation dangereuse  qu'on  lui  demande  si  souvent. 

Cet  homme  était  cruellement  à  plaindre.  Il  n'avait  trouvé  aucune 
sympathie  ;  le  vide  existait  autour  de  lui.  Les  sentiments  malveillants 
que  l'on  professait  pour  lui  étaient  venus  se  briser  sans  résultat  contre 
son  inertie,  et,  à  part  les  injures  qui  lui  étaient  lancées  de  temps  en 
teropset  de  loin,  à  part  les  agressions  devenues  plus  rares  des  mate 
lots,  on  se  contentait  de  s'écarter  et  de  le  laisser  seul.  Mais  je  crai- 
gnais pour  lui  que  l'excitation  de  l'alcool  à  laquelle  il  s'abandonnait 
avec  intention  ne  le  conduisît  à  être  agressif  lui-même.  Alors  il 
n'eût  trouvé  aucune  assistance,  et  j'avoue  que  je  me  sentais  plus  dis- 
posé à  me  ninger  du  côté  de  ses  adversaires  que  du  sien. 


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J'eus  à  faire  un  voyage  qui  me  tint  pendant  cinq  ou  six  mois  hors 
de  la  Guadeloupe. 

Lorsque  je  revins  et  que  je  me  fus  libéré  du  tracas  des  affaires,  je 
m'empressai  de  courir  au  Petit-bourg,  pour  y  voir  mes  amis  et  m'y 
remettre,  dans  le  repos  que  m'offrait  Thospitalilé,  des  fatigues  d'une 
navigation  laborieuse. 

Je  n'avais  guère  pensé  à  Saurin.  Pourtant,  le  milieu  où  je  me  trou- 
vais le  rappela  à  ma  mémoire,  et,  dès  le  lendemain  de  mon  arrivée 
à  Bellevue,  je  me  levai  de  bonne  heure  pour  aller  à  la  Lézarde. 

Gomme  j'allais  passer  le  gué,  je  fus  surpris  de  voir  que  toutes  les 
portes  et  les  fenêtres  de  la  maison  de  Saurin  étaient  ouvertes.  Elles 
n'étaient  pas  seulement  ouvertes,  mais  quelques-unes,  détachées  de 
leurs  gonds,  pendaient  en  dehors,  et  des  goyaviers  qui  avaient  crû 
contre  la  palissade  extérieure,  indiquaient,  par  l'abandon  de  leur 
feuillage  et  la  liberté  avec  laquelle  leurs  rameaux  verts  pénétraient 
dans  la  maison,  qu'elle  était  complètement  abandonnée.  L'enseigne 
cependant  était  toujours  suspendue  à  sa  tringle  de  fer. 

J'allai  aux  inrormations  et  demandai  au  propriétaire  du  cabaret  de 
la  rive  droite  ce  que  signifiait  cet  abandon. 

—  Oh!  me  dit-il,  il  y  a  longtemps-,  voilà  bien  quatre  mois  que 
nous  sommes  débarrassés  de  ce  mauvais  voisinage.  Ge  n'était  tenable 
plus  longtemps,  ni  pour  lui,  ni  pour  nous.  Les  matelots  semblaient 
se  donner  rendez-vous  ici  tous  les  dimanches,  pour  mettre  sa  maison 
en  état  de  siège,  et  cela  se  renouvelait  même  plus  souvent,  car  il  est 
venu  beaucoup  de  navires  en  rade  de  la  Poiute-à-Pitre.  Les  nègres  du 
quartier  abandonnaient  le  gué  et  allaient  passer  beaucoup  plus  haut. 
On  avait  peur  de  lui,  la  nuit  surtout,  depuis  qu'il  avait  pris  l'habi- 
tude de  se  promener  sur  la  route  en  gesticulant  et  parlant  tout  haut 
dans  une  langue  qu'on  ne  comprenait  pas.  Enfin,  il  en  a  pris  son 
parti  lui-môme  ;  il  nous  a  débarrassés.  Un  beau  matin,  j'ai  vu  la  case 
comme  vous  la  voyez  là.  Je  ne  sais  pas  s'il  a  pris  quelque  arrange- 
ment avec  le  propriétaire  ;  ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  qu'il  se  passera 
du  temps  avant  que  quelqu'un  se  risque  à  la  louer,  et  elle  n'aura  pen- 
dant bien  longtemps  d'autres  occupants  que  les  carapattes,  les  goya- 
viers et  le  tabac  à  Jacquot. 


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—  45  — 

—  Sait-on  au  moins  ce  qu'il  est  devenu,  ce  pauvre  diable,  avec 
ses  deux  enfants  et  cette  pauvre  femme  infirme  ? 

—  J'ai  entendu  dire  qu'il  avait  remonté  la  Lézarde,  qu'il  s'était 
fait  une  case  dans  les  grands  bois,  du  côté  de  YEspérance,  plus  haut 
que  le  saut.  Il  a  bien  fait.  Au  moins  par  là,  il  pourra  peut-être 
effrayer  les  braconniers,  ce  qui  ne  serait  pas  un  mal.  Mais  ce  que  je 
vous  dis,  je  le  sais  pour  l'avoir  entendu  dire  et  répéter,  par  les  uns  et 
par  les  autres.  Du  reste,  peu  m'importe  où  il  soit,  pourvu  qu'il  ne  me 
fasse  plus  pendant,  de  l'autre  côté  de  la  rivière.  Ce  n'est  pas  moi  qui 
me  dérangerai  pour  aller  lui  faire  visite. 

J'aurais  pu  savoir  cela,  si  je  me  fusse  informé  à  l'habitation,  où  on 
me  répéta  ce  que  je  venais  d'entendre.  On  me  dit  que  Saurin  s'était 
en  effet  retiré  dans  les  bois,  au-dessus  de  l'habitalion  Vernou  de 
Bonneuil,  qu'il  avait  construit  une  case  sur  le  bord  de  la  rivière  et 
qu'on  ne  l'inquiétait  pas  là.  De  temps  en  temps,  mais  à  de  longs 
intervalles,  il  venait  au  bourg  faire  des  provisions  et  on  avait  remar- 
qué qu'il  était  toujours  accompagné  d*un  jeune  garçon  qui  avait  pour 
charge  spéciale  de  porter  une  grande  dame-jeanne  de  tafia. 


Un  braconnier  vint  nous  dire,  un  soir,  qu'on  entendait  roucouler 
les  ramiers  dans  les  bois  de  Vernou.  On  arrangea  une  partie  de  chasse 
et  nous  nous  mimes  en  route  le  matin,  de  bonne  heure.  Arrivés  à 
l'habitation  VEspérance,  la  dernière  que  l'on  rencontre  sur  la  route 
des  bois,  je  laissai  mes  compagnons  s'engager  sous  les  arbres,  dé- 
clarant que  je  préférais  aller  voir  le  saut.  On  me  dit  que  je  ne  ferais 
pas  chasse,  mais  peu  m'importait  ;  c'est  rarement  la  pensée  de  détruire 
le  gibier  qui  me  conduit  dans  les  bois,  et  le  fusil  que  j'y  porte  n'est 
qu'un  prétexte  et  souvent  un  embarras.  Je  m'engageai  dans  le  sentier 
qui  conduit  à  cet  endroit  que  je  ne  me  lasse  jamais  de  voir  et  j'y 
arrivai  comme  on  y  arrive,  en  m'accrochant  aux  lianes,  en  glissant 
sur  la  terre  détrempée  et  franchissant  des  troncs  d'arbres  au-delà  des- 
quels on  tombe  souvent  dans  des  flaques  d'eau  boueuse.  Mais  je  ne  me 
plaignais  pas,  je  savais  ce  que  j'entreprenais;  j'avais  parcouru  bien 
souvent  ce  chemin  dans  lequel  je  pataugerai  encore  plus  d'une  fois 
sans  doute.  A  mesure  que  j'avançais,  j'entendais  le  bruit  croissant  de 
la  cascade  et  j'y  trouvais  une  compensation  aux  glissades  que  j'avais 
à  faire  pour  atteindre  mon  but.  Il  avait  plu  un  peu  la  nuit  précédente 


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—  46  — 

dans  la  montagne-,  le  bruit  que  j'enlendais  m'indiquait  que  la  rivière 
était  assez  grosse^  et  je  trouvai,  en  efîet,  une  énorme  masse  d'eau  qui 
passait  par  la  coulisse,  s'épanouissait  en  nappe  écumeuse  et  tombait 
en  grondant  dans  le  bassin  inférieur. 

Il  y  avait  un  homme  dans  ce  lieu  ordinairement  désert.  11  était 
assis  sur  une  grosse  roche  en  face  de  la  cascade,  et  il  se  profilait  en 
noir  sur  l'eau  qui  paraissait  d'une  blancheur  éclatante.  Je  devinai 
Saurin;  je  ne  me  trompais  pas;  c'était  lui-même.  Je  l'appelai,  mais 
il  ne  m'entendit  pas,  soit  qu'il  fût  préoccupé,  soit  que  le  bruit  de  la 
cascade  empêchât  ma  voix  d'arriver  jusqu'à  lui.  11  se  retourna  pour- 
tant et  se  leva  dés  qu'il  m'aperçut.  11  ramassa  avec  empressement  une 
bouteille  qui  était  auprès  de  lui  et  qu'il  mit  dans  la  poche  de  côté  de 
son  paletot. 

Il  vint  à  moi  d'un  air  qu'il  tâchait  de  rendre  agréable,  et  quand 
nous  fûmes  arrivés  à  un  endroit  où  nous  pouvions  nous  entendre  : 

—  Ce  n'est  pas  moi  que  vous  cherchiez,  me  dit-il? 

—  Non;  j'étais  venu  voir  la  cascade,  mais  je  ne  suis  pas  fâché  de 
vous  rencontrer. 

—  Ni  moi  de  vous  voir.  Voulez-vous  prendre  quelque  chose  ? 

Et  il  Gt  un  mouvement  pour  tirer  sa  bouteille  de  la  poche  où  il  l'avait 
mise.  Je  Gs  un  geste  de  refus.  Il  n'insista  pas.  Cependant  il  allait  et 
venait  sur  le  bord  de  la  rivière,  sautantde  roche  en  roche,  en  s'appuyant 
sur  son  bâton,  se  parlant  à  lui-même,  parlant  haut,  d'une  façon  qui 
me  surprit,  car  je  l'avais  toujours  vu  triste  et  réservé.  Je  remarquai 
cependant,  ce  qui  ne  m'avait  pas  frappé  d'abord,  que  sa  Ggure  était 
très-aùimée,  et  qu'il  riait  beaucoup.  Je  le  voyais  rire  pour  la  première 
fois,  et  je  dois  dire  que  ce  qui  est  considéré  généralement  comme 
l'expression  de  la  joie,  ne  contribuait  en  rien  à  l'embellir. 

Je  m'étais  assis  ou  plutôt  adossé  à  la  berge  ,  et  j'étais  appuyé  sur 
mon  fusil  qui  m'avait  fort  gêné  à  la  descente,  et  que  je  regrettais  de 
ne  pas  avoir  laissé  à  l'habitation. 

—  Tiens  !  me  dit  Saurin,  vous  étiez  donc  venu  pour  chasser  ! 
Pourtant  il  n'y  a  pas  de  gibier  ici  ;  il  n'y  a  que  de  la  pêche,  et  les 
ouassous  ne  se  tuent  pas  à  coups  de  fusil.  Vous  n'avez  pas  là  une 
fameuse  arme  ;  j'en  ai  manié  de  bien  meilleures. 

Et  il  allait  et  venait  devant  moi,  et  les  allures  de  cet  homme  que 
j'avais  toujours  vu  si  contenu  et  qui  se  montrait  si  loquace  et  si 
familier,  me  produisaient  un  singulier  effet. 


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Je  remarquai  que  daus  ces  allées  et  venues,  s'imaginant  sans  doute 
que  je  ne  Tobservais  pas,  il  prolongeait  sa  marche  et  portail  à  sa  bou- 
che la  bouteille  qu'il  tirait  de  sa  poche. 

Evidemment,  il  était  ivre,  et  son  ivresse  allait  croissant. 

Une  mauvaise  pensée  me  vint  à  l'esprit  ;  je  pensai  à  proûter  de  celte 
surexcitation  momentanée  pour  lui  arracher  quelque  confidence. 

—  Ah  î  ça,  lui  dis-je,  qu'est-ce  que  vous  buvez  donc  là?  Je  n'ai 
pas  de  gourdine  et  je  m'aperçois  que  le  froid  me  gagne  ;  aidez-moi 
donc  à  me  réchauffer. 

Et  je  pris  une  large  feuille  de  seguine  que  je  pliai  en  cornet  et  je 
la  lui  tendis  comme  un  verre.  11  ne  se  fit  pas  prier.  11  tira  entièrement 
la  bouteille  de  sa  poche  et  me  versa  une  portion  de  ce  qu'elle  con- 
tenait encore.  C'était  du  rhum  assez  bon. 

A  votre  santé,  lui  dis-je,  en  louchant  la  bouteille  avec  mon 
verre  improvisé. 

—  A  la  vôtre. 

Et  il  avala  une  gorgée  qu'il  n'eut  pas,  comme  moi,  le  soin  de  faire 
suivre  d'un  peu  d'eau  que  j'allai  puiser  dans  ma  coupe  végétale. 

—  En  voulez-vous  encore  ? 

—  Non,  merci,  assez. 

—  Eh  bien  !  encore  à  votre  santé  et  pour  la  dernière  fois. 

Et  il  renversa  la  bouteille  qu'il  avait  vidée  jusqu'à  la  dernière 
goutte^  et  qu'il  remit  avec  soin  daus  sa  poche. 

Je  cherchai  à  me  mettre  à  son  niveau  et  lui  débitai  quelques  plai- 
sanlerieb  d'assez  mauvais  goût  qui  parurent  le  charmer. 

—  Décidément,  me  dit-il,  vous  êtes  le  seul  homme  auquel  il  soit 
possible  de  causer  dans  ce  pays.  J'ai  voulu  être  forgeron,  personne  ne 
m'a  donné  du  travail.  J'ai  voulu  vivre  tranquille  dans  mon  coin,  on 
est  venu  m'y  déranger,  comme  si  je  n'avais  pas  la  liberté  de  vivre 
comme  il  me  convient.  On  me  prend  pour  je  ne  sais  quoi»  pour  un 
revenant,  pour  un  pirate... 

—  Ce  n'est  pas  vous  qu'on  prend  pour  un  revenant,  mais  pourquoi 
diable,  ce  vieux  matelot  vous  a-t-il  appelé  pirate? 

11  sembla  devenir  sérieux,  malgré  l'ivresse  qui  animait  ses  yeux  et 
empourprait  les  sinuosités,  les  saillies,  anfractuosités  de  son  affreux 
visage.  Enfin,  il  me  dit  avec  un  sourire  résolu  :   . 

—  Eh  !  bien  quoi  ?  —  Il  m'a  appelé  pirate  parce  que  je  l'ai  été, 
parce  qu'il  le  sait,  et  ce  qu'il  ne  sait  pas,  c'est  que  ça  n'a  pas  été  de 


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raa  faute.  —  Il  faut  vous  dire  que  j'arrivai  à  Saint-Thomas  sans 
argent^  sans  connaissances,  et  ne  sachant  que  faire.  Il  y  a  longtemps 
décela.  Vous  ne  savez  pas,  vous,  ce  que  c'est  que  la  misère  et 
l'abandon  dans  un  pays  inconnu.  J'arrivai  là,  croyant,  comme  on  me 
l'avait  dit,  que  je  n'aurais  qu'à  me  baisser  pour  ramasser  des  dou- 
blons. J'avais  dix-huit  ans,  j'étais  ouvrier  forgeron,  maréchal  ferrant, 
armurier,  ouvrier  habile,  je  pouvais  m'en  vanter.  Je  m'étais  dit  :  Si 
on  n'y  trouve  pas  tout  l'or  qu'on  me  fait  espérer,  dans  ce  pays,  on  y 
trouve  au  moins  du  fer,  et  partout  où  il  y  aura  à  travailler  le  fer,  je 
suis  sur  de  vivre.  Mais  je  me  trompais,  on  ne  travaille  pas  le  fer  à 
Saint-Thomas,  il  arrive  tout  travaillé  d'Angleterre,  les  chevaux  ont 
assez  de  leurs  sabots  pour  marcher  dans  ces  rues  sablonneuses,  de 
sorte  que  je  ne  savais  ce  que  j'allais  devenir.  Un  soir  que  je  réfléchis- 
sais là-dessus  eu  me  promenant  hors  de  la  ville  où  je  savais  que  je 
n'avais  pas  de  gîte  pour  la  nuit  qui  allait  venir,  car  j'avais  dépensé 
mon  dernier  sou  depuis  la  veille^  je  fus  accosté  par  un  homme  qui 
me  dit  : 

—  Vous  êtes  forgeron? 

—  Oui. 

—  Voulez-vous  du  travail  ? 

—  Je  crois  bien.  Je  me  creuse  la  tête  dans  ce  moment,  afin  de 
savoir  comment  il  me  serait  possible  d'en  trouver. 

—  Je  vais  vous  en  donner. 

Je  regardai  cet  homme,  comme  j'aurais  fait  du  bon  Dieu  descendu 
sur  la  terre. 

—  Vous  voyez  bien  celle  grande  goélette  noire  avec  pavillon 
espagnol  ? 

Je  vis  la  goélette  qu'il  me  montrait  et  qui  était  mouillée  presque  à 
•  l'entrée  de  la  passe. 

—  Eh  !  bien,  cette  goélette  est  à  moi.  Elle  part  pour  un  voyage  de 
traite.  Mon  forgeron  est  mort  il  y  a  quelques  jours  et  je  n'avais  que 
lui.  J'ai  entendu  parler  de  vous  par  des  matelots  qui  fréquentent  la 
posada  où  vous  mangez.  Voulez-vous  le  remplacer? 

—  Je  le  crois  bien,  et  que  le  bon  Dieu  bénisse  les  matelots  qui 
vous  ont  fait  penser  à  moi.  Je  suis  à  vous,  quand  vous  voudrez. 

Je  craignais  qu'il  ne  revînt  sur  sa  proposition,  je  lui  demandai 
d'aller  de  suite  chez  le  consul  et  partout  ailleurs  où  il  y  avait  quelque 
formalité  à  remplir,  pour  que  mon  embarquement  fût  régulier. 


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—  Inutile,  me  dit-il,  vous  ne  figurerez  pas  sur  mon  rôle  d'équipage. 
Vous  n'êtes  pas  matelot,  vous  êtes  ouvrier  forgeron.  Il  n'y  a  d'autre 
engagement  entre  nous  que  notre  parole.  Quand  vous  serez  à  bord, 
vous  y  resterez,  si  mes  conditions  et  la  vie  vous  y  conviennent.  Je 
vous  remercierai  si  votre  travail  ne  me  convient  pas.  Nous  restons 
libres  vis-à-vis  l'un  de  l'autre. 

J'étais  jeune  alors  5  j'avais,  comme  je  vous  l'ai  dit,  dix-huit  ans. 
Je  n'avais  pas  la  figure  couturée  comme  vous  me  la  voyez.  Je  n'étais 
pas  boiteux  comme  je  le  suis  devenu.  Mais  j'avais  les  mêmes  larges 
épaules  que  j'ai  maintenant,  seulement  elles  n'étaient  pas  voûtées  ; 
j'avais  des  bras...  de  forgeron  et  toute  l'apparence  et  la  réalité  de  la 
force  et  de  la  résolution. 

Le  soir  même,  j'étais  installé  à  bord  du  négrier  où  je  savais  que 
j'aurais  à  entretenir  des  jambières  et  des  barres,  et  que  ce  seraient 
des  hommes  que  j'aurais  à  ferrer  et  non  des  chevaux.  Cela  me  cha- 
grinait bien  un  peu,  mais  j'avais  la  faim  à  mes  trousses,  et  je  me 
disais  qu'au  bout  du  compte  je  n'étais  qu'un  instrument,  que  si  je  ne 
faisais  pas  cela,  un  autre  le  ferait,  et,  qu'au  demeurant,  le  diable  n'y 
perdrait  rien.  Le  lendemain  matin,  le  navire  mit  à  la  voile.  J'appris 
alors  que  ce  n'était  pas  un  négrier,  et  que  ce  que  j'aurais  à  entretenir 
en  bon  état,  c'étaient  des  sabres,  des  fusils,  des  pistolets.  Du  reste, 
l'équipage  était  composé  de  bons  enfants,  et  voilà... 

—  Mais  cela  ne  m'apprend  rien. 

—  Cela  vous  apprend  que  ai  j'ai  été  pirate,  je  l'ai  été  malgré  moi, 
et  qu'il  eût  suffi  d'une  autre  rencontre  pour  faire  de  moi  le  plus  hon- 
nête forgeron  du  monde,  au  lieu  d'en  faire  l'armurier  d'une  troupe 
de  forbans.  Le  reste  s'en  suit.  J'étais  jeune,  j'étais  vaniteux,  j'étais 
fier  de  ma  force,  je  ne  craignais  rien  •,  j'en  arrivai  à  ne  respecter 
rien...  et  je  ne  me  reproche  rien,  parce  que  ce  n'est  pas  ma  faute, 
que  ma  volonté  a  été  forcée  et  que  j'ai  expié  ce  que  j'ai  fait  de  mal> 
par  bien  des  douleurs,  bien  des  amertumes  et  des  humiliations.  Je 
sens  que  je  vous  en  ai  peut-être  trop  dit,  mais  j'ai  eu  confiance  en 
vous,  du  moment  où  je  vous  ai  vu,  parce  que,  dans  ce  pays,  je  n'ai 
trouvé  de  bienveillance  à  mon  égard  que  sur  votre  visage.  J'ai  eu  du 
plaisir  à  vous  revoir  tout-à-l'heure,  et  le  rhum  que  j'ai  bu  m'a  délié 
la  langue  et  m'a  rendu  plus  confiant  que  je  ne  l'ai  jamais  été  depuis 
que  je  suis  redevenu  libre.  Mais  vous  ne  me  ferez  pas  repentir  de  ma 
confiance... 

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—  50  — 

—  Assurément,  mais  qu'elle  soit  entière,  cette  confiance,  vous  ne 
m'avez  dit  que  des  généralités... 

—  Et  vous  voudriez  savoir  des  détails?  Non,  c'est  impossible.  Et, 
continua4-il,  en  me  jetant  un  regard  dans  lequel  il  y  avait  quelque 
soupçon,  ne  vous  en  ai-je  pas  déjà  trop  dit?  Je  vous  ai  avoué  la  chose, 
et  vous  n'êtes  pas  satisfait  et  vous  voulez  tout  savoir. 

Dans  ce  moment,  le  rhum  agissait  sur  lui  avec  une  énergie  doublée 
par  les  souvenirs  évoqués  et  peut-être  la  crainte  de  s'être  trahi.  Je 
confesse  que  je  ne  me  sentis  pas  à  l'aise.  J'avais  bien  une  arme  à  la 
main,  mais  je  n'eusse  pas  trop  su  m'en  servir,  et  je  ne  savais  même 
pas  au  juste  si  mon  fusil  était  chargé.  Je  le  prenais  généralement  par 
contenance. 

Cependant  je  me  rassurai,  en  le  voyant  s'asseoir,  appuyer  sa  tête 
sur  sa  main  et  fondre  en  larmes.  Ces  transitions  brusques  ne  sont 
pas  rares,  comme  on  le  sait,  dans  l'ivresse. 

11  se  leva,  vint  à  moi,  et,  passant  le  dos  de  sa  main  sur  sa  figure 
rugueuse,  il  essuya  les  larmes  qui  la  couvraient. 

—  Vous  n'avez  pas  de  raison  pour  me  trahir,  me  dit-il.  Les  autres 
peuvent  m'appeler  pirate,  sans  savoir  que  je  l'ai  été;  vous,  vous  ne 
m'appellerez  jamais  ainsi,  quoique  vous  soyez  en  droit  de  le  faire. 
Mais  je  ne  vous  en  dirai  pas  davantage.  —  Du  reste,  abandonnez- 
moi  à  mon  déplorable  sort  ;  nous  sommes  quatre  à  le  partager.  Je  ne 
vous  invite  pas  à  venir  me  voir,  mais  enfin,  si  l'envie  vous  en  prenait, 
vous  trouveriez  la  case  que  je  me  suis  construite,  là-haut,  en  remon- 
tant le  cours  de  la  rivière,  à  deux  cent  cinquante  ou  trois  cents  pas 
environ  au-dessus  de  la  cascade. 

Le  voyant  redevenu  calme,  je  redevins  à  mon  tour  pressant  et  lui 
représentai  qu'il  ne  m'avait  fait  qu'un  commencement  de  confidence 
que  j'aimerais  à  avoir  complète. 

Mon  insistance  parut  le  contrarier. 

—  Non,  répéla-t-il  avec  fermeté,  je  ne  vous  dirai  pas  un  mot  de 
plus.  Cependant,  vous  pouvez  en  apprendre  davantage,  si  vous  voulez, 
mais  pas  par  moi. 

Et  après  un  moment  de  réflexion  : 

—  Tenez,  me  dit-il,  on  voyage  quelquefois  dans  ce  pays  ;  vous- 
même  avez  peut-être,  de  temps  en  temps,  l'occasion  de  le  quitter 
momentanément.  11  me  semble  vous  l'avoir  entendu  dire.  Eh  bien  ! 


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—  51  — 

les  confidences  que  je  ne  puis  vous  faire,  un  autre  vous  les  fera 
peut-être. 

Et  il  tira  de  sa  poche  une  patte  d'albatros  qui  lui  servait  de  blague 
d  tabac.  Il  me  mit  dans  la  main  ce  meuble  de  poche  très-usité  parmi 
les  matelots  baleiniers,  mais  qui  partout  ailleurs  est  considéré  comme 
une  curiosité. 

—  Gardez  cela,  me  dit-il.  Vous  n'y  attacherez  pas  grand  prix  à 
cause  de  moi,  sans  doute;  mais,  n'importe;  puisque  vous  êtes  curieux 
de  savoir  quelque  chose,  vous  y  arriverez  peut-être  par  son  moyen. 

Et  il  étala  l'objet  qui  ressemblait  assez  à  un  sac  de  parchemin  ou  à 
une  vessie  desséchée,  mais  auquel  les  ongles  de  l'animal  qui  avaient 
été  conservées,  donnaient  unaird'étrangeté.  Il  me  fit  voir  au  milieu  de 
cjq  qui  devait  être  h  paume  de  la  patte,  quelques  signes  bizarres,  mar- 
qués en  bleu,  comme  les  tatouages  qu'on  voit  sur  les  avant-bras  des 
matelots,  puis  il  me  dit  : 

—  Si  jamais  le  hasard  vous  conduit  dans  l'île  danoise  de  Sainte- 
Croix,  tâchez  d'arriver  chez  un  homme,  qui  est  connu  dans  le  pays 
sous  le  nom  danois  d'Andersen.  11  a  une  jolie  sucrerie^  bien  située, 
bien  productive,  dans  un  endroit  retiré  où  il  n'est  en  rapport  avec  per- 
sonne. Il  faut  le  chercher  pour  le  trouver.  Sa  propriété  est  à  deux  milles 
au  sud  de  Friederichstad,  près  d'un  endroit  appelé  la  Poinle-de-Sable. 
S'il  arrive  que  vous  le  cherchiez  un  jour  et  que  vous  le  trouviez,  ce 
qui  ne  sera  pas  difficile,  dites-lui  que  vous  venez  de  ma  part,  de  la 
part  de  Saurin.  Il  ne  vous  comprendra  pas  d'abord  et  n'en  aura  pas 
Fair,  mais  faites-lui  voir  le  signe  tatoué  sur  cette  patte  d'albatros,  et, 
si  vous  l'interrogez,  vous  saurez  tout  ce  que  vous  voulez  savoir.  Il  est 
évident  que,  pour  cela,  il  faudra  que  vous  y  alliez  exprès,  et,  comme 
je  ne  suis  pas  assez  intéressant  pour  que  vous  vous  croyiez  obligé  à 
un  si  grand  dérangement,  je  dois  espérer  que  vous  ne  saurez  jamais 
rien.  Mais  je  vous  rends  la  chose  possible,  et,  si  vous  y  tenez  absolu- 
menf,  vous  aviserez.  Là -dessus,  adieu.  J'ai  la  tête  plus  calme  que 
toul-à-rheure,  et  je  vous  quitte.  On  doit  avoir  besoin  de  moi  là-haut 
et  je  m'oublie,  comme  cela  m'arrive  trop  souvent.  Adieu  ;  et  je  vous 
demande,  pour  à  présent  et  pour  plus  tard,  de  me  plaindre  beaucoup 
et  de  ne  pas  me  juger  trop  sévèrement. 

Et,  avec  une  agilité  que  n'aurait  pas  fait  soupçonner  sa  claudication, 
ron'is  qu'expliquait  cependant  son  extrême  force  musculaire  ,  il 
s'élança  dans  le  sentier  que  j'avais  si  péniblement  descendu,  et  disparut 


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—  52  — 

dans  le  fourré  des  lianes ,  des  fougères,  des  immenses  feuilles  de 
seguine  qui  s'agitèrent  un  moment  et  reprirent  leur  immobilité. 

Je  fus  fort  aise  de  me  trouver  seul,  bien  que  la  frayeur  que  m'avait 
occasionnée  cet  homme,  n'eût  été  que  momentanée  et  passagère. 
J'examinai  l'objet  qu'il  venait  de  me  donner,  ne  comprenant  rien  au 
tatouage  qui  se  cachait  dans  ses  plis,  et  qui,  lorsque  la  peau  était 
bien  tendue,  se  dessinait  d'une  manière  parfaitement  nette.  Cela  devait 
avoir  une  signiGcation  pour  quelqu'un  ;  quant  à  moi,  je  n'y  décou- 
vrais et  n'y  comprenais  rien.  Je  le  serrai  cependant  avec  l'intention  de 
ne  pas  m'en  défaire  et  d'en  tirer  parti,  si  le  hasard  m'en  fournissait 
l'occasion.  Je  ne  pouvais  guère  le  faire  autrement  ;  je  n'étais  pas  assez 
riche  pour  chercher  en  touriste,  dans  les  Antilles^  le  dénouement  d'un 
roman,  quelque  intéressant  qu'il  pût  être. 

Ce  fut  ma  dernière  rencontre  avec  Saurin.  Je  le  vis  une  ou  deux 
fois  gravissant  le  morne,  qui  conduit  du  bourg  du  Petit-Bourg  à  la 
Lézarde.  Il  était  reconnaissable,  même  à  distance,  à  son  dos  voûté,  à 
la  démarche  caractéristique  que  lui  donnait  sa  jambe  difforme.  Je 
n'eus  pas  la  pensée  d'aller  à  sa  rencontre,  et  me  sentais  passablement 
refroidi  à  l'endroit  de  son  histoire. 

Mathieu  Guesde. 
{La  fin  à  la  prochaine  livraison). 


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LE  CLOITRE  DES  JACOBINS  ET  LES  FACULTÉS- 


Au  nombre  des  plans  tracés^  depuis  quelques  années,  en  vue  d*em- 
Jiellir  Toulouse,  parmi  une  foule  de  projets  discutés,  controversés 
sans  résultat,  il  en  est  un,  longtemps  oublié,  qui  vient  d'être  repris, 
et-  parait  à  la  veille  de  recevoir,  sinon  une  réalisation  immédiate  et 
complète,  du  moins  un  commencement  d'exécution.  Nous  voulons 
parler  de  la  cession  de  Téglise  des  Jacobins  à  la  ville  par  l'autorité 
militaire,  et  de  la  transformation  du  cloître  qui  y  est  annexé  et  de 
ses  vastes  dépendances  en  un  monument^  où  nos  Facultés  et  notre 
Ecole  de  Médecine,  avec  leurs  bibliothèques,  leurs  musées,  leurs  col- 
lections scientifiques  trouveraient  un  asile  commun  et  formeraient,  au 
centre  de  la  ville,  une  sorte  de  Sorbonne^  à  l'instar  de  la  Sorbonne  de 
Paris. 

L'idée  n'est  pas  neuve  ;  elle  remonte  à  bien  des  années  ;  mais 
elle  n'a  commencé  à  se  faire  jour  que  pendant  le  court  passage  de 
M.  Cabanis  à  la  mairie  de  Toulouse.  Il  y  avait  longtemps  que  l'esprit 
de  la  population  s'indignait  de  voir  l'église  des  Jacobins  servir 
d'écurie  à  un  régiment  d'artillerie,  et  M.  Cabanis  songeait  à  donner 
satisfaction  à  l'opinion  publique,  lorsqu'il  fut  arrêté  par  la  mort, 
le  20  juin  1846,  dans  la  pensée  de  cette  pieuse  et  Giiale  restauration. 
L'intention  de  notre  premier  magistrat  était  surtout  d'effacer  la  longue 
souillure  imprimée  au  vieil  édifice  des  Jacobins.  Quant  à  créer  une 
Sorbonne  modèle,  il  en  avait  bien  conçu  l'idée,  mais  elle  n'avait 
pas  dans  son  esprit  la  consistance  qu'elle  a  trouvée  plus  tard  chez  les 
magistrats  qui  lui  ont  succédé  et  dans  le  sentiment  publie. 

Ce  ne  fut  guère  qu'à  l'époque  où  des  modifications  essentielles 
changèrent  le  système  d'administration  de  l'instruction  publique, 
lorsque  le  décret  du  14  juin  1854  substitua  16  grands  centres  acadé- 
miques aux  86  divisions  départementales  qu'avait  créées  la  loi  de 


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—  54  — 

1850^  que  Tidée  de  la  fondation  d'une  Sorbonne  é  Toulouse  vint 
sérieusement  à  l'esprit  de  nos  administrateurs. 

Le  nouveau  décret  octroyait  à  seize  villes  le  glorieux  privilège  de 
devenir  les  capitales  intellectuelles  de  l'Empire,  et  rétablissait,  dans 
le  fond,  les  Universités protinciales  d'uuirehls. 

Quelques  personnes  voudront  peut-être  bien  se  rappeler  que  nous 
sommes  intervenu  personnellement  dans  le  débat  qui  s'éleva  à  ce 
sujet,  il  y  a  dix  ans,  entre  les  journaux  de  la  localité,  et  que  l'opinion 
que  nous  avons  soutenue  trouva  d'assez  nombreuses  sympathies. 

Nous  demandions  alors  à  l'autorité,  au  nom  de  la  religion  et  de 
l'art,  de  satisfaire  à  un  vœu  général,  en  rendant  au  culte  le  vénérable 
édifice  des  Jacobins,  si  fatalement  détourné  de  sa  noble  destination. 
Puis,  déplorant  avec  tous  les  amis  do  la  science  l'isolement  de  nos 
chaires  d'enseignement,  l'insuffisance  des  locaux  devenus  plus  qne 
jamais  indignes  de  nos  nouvelles  grandeurs,  nous  demandions  encore 
que  nos  Facultés,  éparpillées  dans  les  différents  quartiers  de  la  ville, 
au  grand  préjudice  des  études  et  de  l'unité  qui  en  fait  la  force,  fussent 
réunies  dans  les  bâtiments  contigus  à  l'église  et  qui  formaient  autre- 
fois le  cloître  des  Jacobins. 

Les  raisons  que  nous  apportions  dans  le  débat,  nous  et  toutes  les 
personnes  qui  partageaient  notre  opinion,  n'ont  rien  perdu  de  la  force 
qu'elles  avaient  à  cette  époque  ;  il  nous  semble  même  que,  comme 
toutes  les  bonnes  choses,  elles  ont  tiré  de  la  consécration  du  temps 
plus  de  poids  encore  et  de  solidité.  On  en  jugera  par  l'historique  de 
cette  importante  affaire  dont  nous  allons  rapporter  les  phases  succes- 
sives. 

Dans  le  principe,  la  première  question  à  débattre  était  celle  de 
savoir  à  qui,  do  l'Etat  ou  de  la  ville,  revenait  la  propriété  de  l'église 
et  des  bâtiments. 

Les  droits  de  la  ville  furent  parfaitement  établis  dans  un  Mémoire 
justificatif,  rédigé  par  deux  savants  professeurs  de  notre  Faculté  de 
Droit,  MH.  Dufour  et  Cbauveau. 

Les  auteurs  du  Mémoire  établissaient,  d'une  manière  péremptoire, 
que  l'Etat  avait  pu,  à  l'époque  de  la  Révolution,  confisquer  les  bâti- 
ments du  cloître  des  Jacobins,  comme  biens  nationaux,  mais  qu'il 
n'avait  pas  le  droit  de  prendre  l'église;  que  l'église  n'était  point  une 
propriété  nationale;  qu'elle  appartenait  à  la  commune,  comme  paroisse; 


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—  65  — 

qu'on  ne  pouvait  raliéner,  attendu  que  le  culte  n'avait  jamais  été  léga- 
lement supprimé  en  France  ;  que^  plus  tard.  Napoléon  avait  rendu  le 
couvent  à  la  ville,  mais  qu'il  en  avait  réservé  l'usufruit  à  l'Adminis- 
tration, tant  que  celle-ci  en  aurait  besoin  ;  que  la  nu-propriété  appar- 
tient donc  à  la  ville,  que  l'Etat  n'en  a  que  l'usufruit,  et,  qu'à  ce  titre, 
il  ne  peut  prescrire  ;  mais  que  l'usufruit  perpétuel  équivalant  à  une 
absorption  à  peu  près  complète  du  droit  de  propriété,  ce  droit  n'était 
plus  qu'illusoire;  que  c'était,  en  quelque  sorte,  avec  uu  propriétaire 
qu'il  fallait  traiter,  et  que  si  l'administration  de  la  guerre  voulait 
entrer  en  arrangement,  on  devait  écouter  ses  propositions  et  les 
discuter. 

Mais^  disions-nous,  on  n'a  pas  facilement  raison  de  ces  messieurs. 
Il  n'entre  pas  dans  leurs  habitudes  de  reudre,  sur  sommation,  les 
places  qu'ils  ont  prises.  Us  s'émeuvent  peu  des  réclamations.  La  justice 
des  camps,  a  dit  un  ancien,  est  calme  et  expéditive,  secura  et  obiusior  ; 
elle  tranche  bien  des  difficultés  avec  le  sabre,  plura  manu  agens.  — 
En  effet,  toutes  les  fois  que  Toulouse  avait  fait  valoir  ses  droits  sur  le 
paternel  logis  y  on  l'avait  laissée  se  plaindre  ;  ou  bien,  on  lui  avait 
répondu^  comme  dans  la  fable,  que  la  terre  était  au  premier  occupant-, 
ou  bien  encore,  on  exigeait  d'elle  des  sacrifices  qui  lui  auraient 
enlevé  jusqu'à  son  dernier  écu. 

Il  est  vrai  que  toutes  les  administrations  qui  s'étaient  succédé  à 
Toulouse,  avaient  vu  leurs  intentions  et  leurs  tentatives  se  briser 
contre  la  résistance  de  l'autorité  militaire.  Mais,  enfin,  il  se  rencontra, 
en  i854,  non  pas  un,  mais  deux  ministres  conciliants,  prêts  à 
entrer  en  arrangement. 

L'un,  M.  Fortoul^  ministre  de  l'instruction  publique,  venait  de 
désigner  Toulouse  comme  le  centre  de  la  plus  importante  Académie 
de  l'Empire  ;  et,  pour  la  rendre  digne  de  ses  nouvelles  destinées,  il 
offrait  de  l'aider  à  élever  un  palais  à  la  science,  heureux  par  là  de 
payer  sa  dette  de  reconnaissance  à  une  ville  qui  avait  été  le  théâtre 
de  ses  premiers  succès  dans  l'enseignement.  L'autre,  le  ministre  de 
la  guerre,  se  prêtant  aux  désirs  de  son  collègue,  et  rabattant  des 
prétentions  de  ses  prédécesseurs,  faisait,  pour  la  cession  des  Jacobins, 
les  propositions  les  plus  désintéressées. 

Et  d'abord,  quelle  est  l'importance  des  cours  et  bâtiments  dont  la 
ville  revendiquait  la  cession  à  l'Etat  ?  C'était  le  premier  point  à 
détenniner. 


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Nous  en  avons  publié  le  devis  dans  le  numéro  du  Journal  de  Tou- 
louse du  48  décembre  4854,  d'après  des  documents  officiels. 

Nous  savons  qu'il  nous  est  interdit  de  toucher  aux  questions  d'éco- 
nomie sociale  et  politique.  Ici,  cependant,  nous  pourrions,  croyons- 
nous,  le  faire  sans  danger,  et  reproduire  les  chiffres  du  devis  sans 
violer  la  loi,  car  il  ne  s'agit  plus  d'un  traité  à  faire,  mais  d'un  marché 
conclu,  il  y  a  dix  ans,  et  signé  entre  les  parties  ;  d'un  fait  accompli 
et  qui  appartient  à  l'histoire.  Cependant,  nous  nous  bornerons  à  dire, 
pour  l'intelligence  de  celle  notice,  que,  d'après  le  rapport  détaillé  de 
M.  l'architecte  de  la  ville,  chargé  de  procéder  à  leur  estimation,  le 
prix  des  locaux  que  l'Elat  céderait  à  la  ville,  —  abstraction  faite  de 
l'église  des  Jacobins  et  des  chapelles  qui  ne  sont  et  ne  peuvent  être 
estimées  et  que  l'Etat  céderait  également,  —  s'élevait  à  la  somme  de 
un  million  cent  soixante-quatre  mille  trois  cent  deux  francs, 
ci 4,464,302  fr. 

Etait-ce  bien  la  revendication  que  le  département  de  la  guerre 
faisait  à  la  ville  de  Toulouse?  A  la  rigueur,  il  n'y  aurait  eu  rien 
de  bien  étonnant  si  l'autorité  militaire,  s'en  tenant  au  prix  d'es- 
timation, en  avait  demandé  le  remboursement.  Mais  le  Ministre 
se  montra  plus  accommodant.  M.  l'inspecteur  général  Laferrière, 
qui  prenait  la  chose  fort  à  cœur,  avait  élabli  dans  son  rapport  que  la 
contenance  du  quartier  des  Jacobins,  avec  les  améliorations  proje- 
tées, est  de  4,080  hommes  et  de  255  chevaux.  Négligeant  tout  autre 
calcul,  le  Ministre  de  la  guerre  regarda  ce  chiffre  comme  celui  des 
ressources  que  l'Etat  délaisserait  par  l'abandon  des  Jacobins.  Il  s'en  tint 
là.  Or,  pour  en  obtenir  d'équivalentes,  —  car  si  l'Etat  perd  un  caser- 
nement sur  un  point,  il  faut  qu'il  le  retrouve  sur  un  autre,  les  trou- 
pes ne  pouvant  rester  à  la  rue;  —  le  ministre  évalua  la  dépense  des 
constructions  à  faire  à  700,000  francs.  Eh  bien,  ce  ne  fut  pas  même 
cette  somme  que  le  Ministre  demanda  à  la  ville.  Considérant,  —  et 
c'est  en  cela  qu'éclatèrent  surtout  les  dispositions  bienveillantes, 
désintéressées  de  l'autorité  militaire,  —  considérant  que  le  caserne- 
ment des  Jacobins  était  déjà  fort  ancien  et  n'offrait  qu'une  installation 
incomplète,  le  Ministre  de  la  guerre  estima  qu'il  y  avait  lieu  à  lui 
faire  subir  une  dépréciation,  et  réduisit  l'estimation  qui  en  avait  élé 
faite  au  chiffre  de  cinq  cent  mille  francs. 

C'était  précisément  l'offre  que  la  ville  avait  faite  à  l'Etat. 

Toutefois,   comme  ce  chiffre  était  loin  d'égaler  la  ,  valeur  des  ter 


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—  57  — 

rains,  le  Ministre  demanda  quelque  chose  de  plus  ;  il  voulut  que  la 
ville  lui  fournit  l'emplacement  qui  lui  était  nécessaire  pour  établir  le 
complément  d'un  casernement  pour  deux  régiments  d'artillerie.  11 
en  fixa  Tétendue  à  six  hectares^  et  indiqua,  comme  étant  le  plus  à 
sa  convenance,  les  terrains  du  boulevard  Lascrozes,  près  la  caserne 
monumentale.  Le  prix  de  ces  six  hectares  fut  évalué  à  la  somme  de 
cent  mille  francs,  par  la  présomption  qu'il  ne  pouvait  excéder  le 
prix  qu'on  avait  payé  pour  les  terrains  où  est  assis  le  quartier  ac- 
tnel.  «  Si  vous  adhérez  à  cette  double  condition,  dit  le  Ministre  de  la 
guerre,  je  vous  cède  la  jouissance  des  Jacobins,  et  je  contracte,  en 
outre,  l'obligation  de  faire,  pour  l'extension  du  quartier  Lascrozes, 
des  travaux  évalués  à  près  de  deux  millions.  » 

La  proposition  était  trop  avantageuse  pour  n'être  pas  prise  eu 
sérieuse  considération.  Aussitôt  tout  le  monde  s'y  fit.  Le  maire, 
M.  le  colonel  Cailhassou,  un  des  adjoints  surtout,  M.  le  professeur 
Massol,  qui  déploya  dans  cette  affaire  le  zèle  le  plus  actif  et  le  plus 
intelligent,  le  préfet,  M.  Mignerel,  entrèrent  en  rapport  avec  le  comité 
du  génie,  organe  du  Ministre  de  la  guerre,  et  si  dignement  présidé  à 
Toulouse  par  M,  le  chef  de  bataillon  Perchais.  M.  l'inspecteur  général 
Laferrièrc,  délégué  pour  les  fonctions  de  Recteur,  apporta  dans  ces 
négociations  son  intelligente  et  active  coopération.  L'architecte  de  la 
ville,  M.  Bonnal,  refit  à  nouveau  les  plans  et  devis  ;  une  commission, 
prise  dans  le  conseil  municipal,  se  transporta  au  quartier  des  Jacobins, 
visita  les  lieux  en  détail,  et  fit,  par  l'organe  de  son  honorable 
président,  M.  Gaze,  un  rapport  favorable,  chef-d'œuvre  de  discussion 
calme,  élevée,  puissante,  qui  est  resté  comme  un  monument  de 
cette  importante  affaire. 

Il  ne  faut  pas  croire  cependant  que  la  proposition  ait  marché  sans 
résistance,  sans  ambage,  vers  le  dénouement  que  désiraient  les  hommes 
sérieux  et  réfléchis.  Les  choses  ne  vont  jamais  ainsi.  Des  bruits  de 
ville,  hostiles  au  projet,  avaient  trouvé  de  l'écho  en  haut  lieu  et  une 
opposition  s'était  formée  au  sein  du  conseil  municipal.  On  disait  que 
l'autorité  avait  l'arriére-pensée  de  rendre  l'église  aux  Dominicains  j 
que  c'était  faire  trop  de  concessions  au  clergé  ;  qu'on  donnait  à  l'en- 
seignement trop  d'importance  ;  que  l'Université  allait  devenir  une 
puissance  envahissante;  que  la  population  des  Ecoles  serait  attirée 
vers  les  Jacobins,  au  grand  préjudice  des  quartiers  de  l'Ecole  de 
Droit  et  de  l'Ecole  de  médecine  ;  que,  d'ailleurs,  il  y  avait  incon- 


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—  58  — 

vénient  y  danger  même ,  d'agglomérer  sur  un  point  la  jeunesse 
turbulente  des  Ecoles;  que,  d'ailleurs^  il  ne  fallait  pas  trop  se 
hâter  de  conclure  le  marché  proposé ,  parce  que  le  quartier  des 
Jacobins  était  un  fardeau  pour  Tadministration  de  la  guerre,  à  qui  il 
tardait  de  s'en  défaire,  le  local  étant  impropre  aux  hommes  et  aux 
chevaux;  que  le  ministre  n'en  voulait  plus,  et  qu'avant  peu,  il 
l'abandonnerait.  La  question  d'argent  se  mêlait  aux  récriminations  pour 
les  irriter  et  les  aigrir.  C'est  l'ordinaire.  La  Gazette  du  Languedoc, 
très-peu  universitaire,  —  chacun  le  sait,  —  demandait  la  restauration 
de  l'église;  mais  ses  vœux  se  bornaient  là;  la  question  des  Facultés 
l'intéressait  médiocrement,  ou  plutôt,  elle  s'en  préoccupait  trop;  elle 
voulait  qu'elle  fût  réservée,  probablement  avec  l'arrière-pensée  de  la 
combattre  plus  tard,  quand  elle  aurait  obtenu  la  restauration  de 
l'église.  Pourquoi  se  presser,  disait-elle?  quel  inconvénient  y  a-t-il  à 
ce  que  les  bâtiments  du  cloître  restent  inoccupés  pendant  trois  ou 
quatre  ans,  s'il  le  faut?  —  Elle  s'attaquait  aussi  aux  calculs  du  ministre 
de  la  guerre,  et  prétendait  que  la  proposition  qu'il  faisait  à  la  ville 
n'était  pas  aussi  désintéressée  au  fond  qu'elle  le  paraissait  (1). 

Tous  les  nuages  se  dissipèrent  dans  une  discussion  vive  et 
lumineuse  qui  s'engagea  au  sein  du  Conseil  municipal,  à  la  suite 
d'une  nouvelle  étude  de  la  commission.  Dans  cette  séance  du  7 
avril  i855,  l'honorable  M.  Caze  prit  une  à  une  toutes  les  objections 
faites  au  projet  et  les  combattit  victorieusement. 

Il  démontra  le  peu  de  fondement  de  l'opinion  qui  attribuait  au 
ministre  de  la  guerre  la  pensée  d'abandonner  gratuitement  les  locaux 
à  la  ville,  puisqu'il  venait  d'approuver  un  devis  de  dépenses  pour 
écuries  et  autres  transformations,  évaluées  à  526  mille  francs,  et  qui 
devait  être  mis  à  exécution  dans  le  plus  bref  délai  ;  il  fit  voir  que  la 
demande  en  revendication  de  la  propriété  que  proposaient  quelques 
opposants,  ne  pouvait  atteindre  que  l'église  et  non  l'ensemble  de  ces 
vastes  bâtiments;  et  que,  en  définitive  et  après  un  examen  sérieux, 
le  prix  demandé  pour  cette  cession  devait  être  considéré  comme  une 
véritable  transaction. 

Il  repoussait  également  comme  erroné  et  inconsistant  le  bruit 


(0  Voir  la  GazeiU  du  Languedoc^  principalement  les  numéros  des  tt,  28  mars 
et  7  aTTil  1855. 


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—  59  — 

répandu  que  Téglise  no  serait  acquise  que  pour  être  rendue  aux 
Dominicains. 

Il  ne  fut  pas  moins  explicite  et  moins  concluant  sur  raiîectation 
des  locaux  et  les  appropriations  à  faire,  que  sur  les  voies  et  moyens 
d'acquisition.  Sur  ce  dernier  point,  qui  était  le  point  capital  du  débat 
et  le  grand  argument  des  membres  de  l'opposition,  l'honorable  rap- 
porteur Gt  voir  qu'on  s'exagérait  beaucoup  le  montant  de  la  dépense; 
que,  d'abord,  la  somme  à  payer  serait  divisée  par  annuités;  ce  qui,  par 
conséquent,  dispensait  de  recourir  à  un  emprunt  ;  la  caisse  municipale 
pouvant,  sans  grand  effort,  faire  face  à  chaque  paiement  annuel  ;  — 
ensuite,  que  le  prix  d'achat  des  terrains  pour  la  caserne  à  construire 
serait  amiablement  arrêté  à  une  indemnité  fixe,  sans  que  la  ville  eût 
à  encourir  les  chances  d'une  adjudication.  11  fit  remarquer  que,  dans 
l'intervalle  des  paiements,  le  marteau  et  la  truelle  auraient  transformé 
le  quartier  des  Jacobins  ;  que  les  Facultés  seraient  venues,  l'une  après 
l'autre,  y  prendre  place  ;  que  les  bâtiments  occupés  aujourd'hui  par 
elles  se  trouvant  vacants  et  libres,  la  ville,  par  des  ventes  successives, 
serait  rentrée  dans  la  plus  grande  partie  de  ses  déboursés  ;  que  M.  le 
ministre  de  l'instruction  publique  offrait,  d'ores  et  déjà,  une  somme 
de  cent  mille  francs  pour  les  premiers  frais  d'appropriation  ;  et,  qu'en 
dernier  résultat,  c'était  quatre  cent  mille  francs  environ  que  la  ville 
aurait  à  débourser. 

Et>  en  compensation  de  ces  sacrifices,  que  d'avantages  à  recueillir  ! 

Entrée  en  jouissance  d'un  immeuble  magnifique  et  du  plus  grand 
prix  ;  dotation  d'une  nouvelle  caserne  monumentale  qui ,  par  ses 
vastes  proportions  n'aurait  d'égale  que  les  casernes  de  Paris  et  de 
Vincennes;  et,  -—  conséquence  immédiate,  —  garantie  de  travail, 
pendant  plusieurs  années,  à  une  classe  nombreuse  d'ouvriers,  —  les 
constructions  à  faire  devant  coûter  deux  millions  ;  assainissement  du 
quartier  des  Jacobins,  —  le  voisinage  d'une  caserne  et  "Surtout  d'une 
caserne  de  cavalerie  étant  constamment  une  cause  d'insalubrité; 
enfin,  but  final  et  couronnement  de  tant  d'efforts,  un  hôtel  à  appro- 
prier, un  asile  commun  à  ouvrir  aux  Sciences  et  aux  Lettres. 

La  raison  l'emporta,  et,  dans  cette  même  séance  du  7  avril  1855, 
vingt'trois  membres  sur  vingt-six  se  prononcèrent  pour  le  projet. 

Voilà  dix  ans  que  ces  faits  se  sont  accomplis  ;  voilà  dix  ans  qu'a 
été  conclu  le  marché  entre  l'Etat  et  la  ville.   Dans  l'intervalle,  les 


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—  60  — 

travaux  ont  marché;  la  nouvelle  caserne  monumentale  se  dresse 
aujourd'hui  fière  et  superbe,  près  de  sa  sœur  aînée^  comme  une  sœur 
jumelle  ;  elle  est  prête  à  recevoir  les  hôtes  des  Jacobins,  et  le  dépla- 
cement, paraît-il,  est  à  la  veille  de  s'opérer. 

Que  va  faire  la  ville  des  trente  mille  mètres  carrés  de  terrains  et 
des  vastes  bâtiments  que  le  traité  met  a  sa  disposition? 

Ici  nous  nous  arrêtons.  Il  nous  semble  voir  la  loi  porter  le  doigt 
sur  ses  lèvres,  comme  la  statue  du  silence,  et  nous  avertir  ainsi  que 
nous  n*avons  plus  la  parole.  Ce  que  nous  avons  dit,  nous  avions  le 
droit  de  le  dire,  c'était  de  l'histoire.  Discuter  maintenant  de  nou- 
veaux plans,  de  nouveaux  projets,  de  nouveaux  devis,  ce  sont  toutes 
questions  qui  nous  sont  interdites.  Tout  ce  que  nous  pouvons  nous 
permettre  de  dire  encore,  c'est  que  le  point  sur  lequel  M.  Gaze  a  le 
plus  vivement  insisté,  au  sein  du  conseil  municipal,  dans  la  séance 
du  7  avril  1855,  comme  étant  le  plus  essentiel ,  c'est  de  dégager  du 
lycée  la  bibliothèque  de  la  ville,  et  de  la  transporter  dans  un  autre 
local  ;  de  faire  place  aux  diverses  collections  scientifiques  que  pos- 
sède la  ville  ;  de  créer  un  local  pour  la  Faculté  des  Sciences  et  pour 
l'enseignement  supérieur  ;  «  que  c'était  là  le  premier  emploi,  les  pre- 
mières affectations  des  locaux  acquis  (i).  » 

Ce  qui  était  essentiel,  il  y  a  dix  ans,  ne  l'est  pas  moins  aujourd'hui. 
La  Faculté  des  Sciences  manque  toujours  des  moyens  matériels  de 
travail.  Les  inconvénients  que  M.  le  rapporteur  de  la  commission 
signalait  alors,  subsistent  toujours  ;  l'insuffisance  du  local  n'ayant 
permis  que  des  modifications  illusoires  et  sans  résultat  avan* 
tageux. 

«  Nous  éprouvons,  disait,  en  1855,  le  doyen  de  la  Faculté  des 
Sciences,  dans  son  rapport  à  la  séance  solennelle  de  rentrée,  nous 
éprouvons  une  gêne  extrême  pour  placer  convenablement  les  nou- 
veaux objets  destinés  à  accroître  les  collections  ;  et  cette  gêné  ne 
tardera  pas  à  se  changer  en  une  impossibilité  absolue.  En  outre,  ce 
qui  est  plus  grave,  le  cabinet  de  physique  est  mal  situé;  les  plus  pré- 
cieux instruments  se  détériorent  rapidement  sous  l'influence  de 
rhumidité  des  lieux.  Il  n'y  a  point  de  laboratoire  pour  la  physique  ni 
pour  la  zoologie,  etc.  » 

Nous   sommes  convaincu  que  nos  autorités  départementales  et 

(1)  Extrait  du  procès-verbal  de  la  séance  du  conseil  mnnicipal,  du  7  avril  1855. 


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—  61  — 

municipales^  que  l'honorable  chef  de  notre  Académie  qui  s'intéresse 
vivement,  —  nous  le  savons,  —  à  cette  importante  affaire,  la 
pousseront  avec  activité  dans  le  sens  qu'indiquent  les  intérêts  de 
la  ville  confondus  ici  dans  une  inséparable  communauté,  avec 
ceux  de  nos  établissements  scientifiques^  et  que,  dans  un  avenir  peu 
éloigné ,  nous  verrons  se  réaliser  les  vœux  des  hommes  les  plus 
intelligents  de  cette  cité.  Nous  terminerons  par  une  dernière  considé- 
ration. 

Quelle  a  été  la  pensée  du  Ministre  en  créant  en  France  seize 
grands  centres  académiques? 

Elle  est  exprimée  en  termes  explicites  et  formels  dans  la  circulaire 
aux  Recteurs,  transmissive  de  la  loidu  44  juin  1854  et  des  décrets  du 
22  août  : 

«  Il  est  temps  de  lutter  contre  le  préjugé  funeste  qui  tendrait  à 
priver  les  provinces  de  toute  vie  intellectuelle,  et  à  faire  refluer  vers 
le  cœur  de  TEmpire,  au  risque  d'en  atrophier  les  membres,  l'énergie 
vitale  de  la  nation  (i).  « 

Ainsi,  c'est  clair  :  rendre  la  vie  à  la  province,  arrêter  l'élan  irré- 
fléchi qui  pousse  la  jeunesse  vers  la  capitale,  voilà  le  désir  du 
Ministre. 

Que  faut-il  pour  arriver  au  but?  Faire  cesser  l'isolement,  rappro- 
cher DOS  Facultés,  éparpillées  dans  les  différents  quartiers  de  la  ville, 
les  unir  par  une  forte  organisation,  et  les  fondre  en  un  corps  puis- 
sant, où  se  concentreraient,  comme  dans  un  foyer,  toutes  les  lumières 
de  l'enseignement  supérieur. 

Que  de  temps  perdu  aujourd'hui  en  allées  et  venues  pour  passer 
d'une  Faculté  à  une  autre!  que  de  distractions  en  chemin  qui  détour- 
nent du  but  où  l'on  veut  aller  !  Un  arrêté  du  ministre  de  l'instruction 
publique  astreint,  depuis  plusieurs  années,  les  étudiants  en  droit  à 
suivre  deux  cours,  à  leur  choix,  à  la  Faculté  des  Lettres.  Nous  en- 
tendons, chaque  année.  Messieurs  leâ  doyens  se  plaindre,  dans  leurs 
discours  de  rentrée,  de  l'inassiduité  des  étudiants,  de  leur  indiffé- 
rence pour  les  plus  belles  choses  de  l'esprit  :  «  Indifférence  n'est  pas 
le  mot,  nous  disait  hier  encore  un  des  élèves  les  plus  assidus,  c'est 
impoisïbilité  qu'il  faut  dire.  11  y  a  trop  loin  de  la  Faculté  de  Droit  à 
la  Faculté  des  Lettres  ;  quand  je  sors  de  l'une,  quelque  diligence  que 

(4)  Circulaire  auic  Recteursi  en  date  du  4 5  septembre  1854. 


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je  mette ,  je  n'arrive  pas  toujours  à  temps  pour  la  leçon  que  je  dois 
suivre  à  l'autre  Faculté.  Les  professeurs  n'y  prennent  pas  garde  ;  mais 
la  distance  à  franchir  est,  pour  beaucoup  de  nous,  le  vrai  motif  de 
notre  absence.  » 

Nous  avons  développé  autrefois,  dans  plusieurs  articles,  les  avan- 
tages qui  devaient  résulter,  pour  les  études  et  pour  les  étudiants,  de 
la  concentration  des  Facultés  sur  un  point  unique;  nous  les  rappelle- 
rons, mais  plus  tard,  lorsque  la  question  sera  de  nouveau  fortement 
engagée.  Ce  sera  le  sujet  d'un  second  article.  Nous  nous  bornerons 
maintenant  à  détacher  seulement  de  ces  études,  oubliées  aujourd'hui, 
quelques  pages  relatives  à  l'Eglise  des  Jacobins,  que  nous  avions 
alors  constamment  devant  les  yeux  et  dont  nous  avons  pu  voir 
quelques-unes  des  déplorables  mutilations. 


L'EGLISE  DES  JACOBINS. 


Dans  rhistoire  générale,  comme  dans  Thistoire  des  arts,  les  Eglises 
sont  des  pages  importantes  à  consulter.  Expression  la  plus  élevée  de 
la  pensée  intime  du  Moyen-âge,  on  y  retrouve,  quand  on  remonte  au 
principe  de  leur  formation,  la  puissance  du  génie  exalté  par  la  puis- 
sance de  la  foi.  En  surexcitant  les  esprits,  la  foi  les  a  élevés  au  senti- 
ment du  beau,  et  a  produit  au  Nord,  au  Midi,  partout,  ces  riches 
Cathédrales,  magnifîques  monuments  de  sa  force.  De  TEgUse  se  sont 
ensuite  dégagés,  par  une  sorte  de  travail  organique,  les  arts  que 
rArchitecture  contient  virtuellement,  la  SculpturCf  la  Peinture, 
rOrfévrerie,  la  Musique.  UEglise  est  la  ruche  industrieuse  et  savante 
où  s'est  élaboré  le  progrès.  Elle  est  tout  ensemble  la  maison  de  Dieu 
et  le  sanctuaire  des  arts.  Nous  ne  devons  en  approcher  qu'avec  res- 
pect ;  nous  ne  devons  y  porter  la  main  qu'avec  précaution. 

Par  le  nombre  et  la  beauté  de  ses  Eglises,  Toulouse  est  assurément 
une  des  villes  les  plus  importantes  du  Midi.  Or,  dans  la  grande 
famille  de  monuments  qui  nous  entourent,  et  qui  proviennent  de  la 
même  pensée,  nous  n'en  connaissons  pas  de  plus  complet  que  V Eglise 
des  Jacobins^  Elle  passe,  aux  yeux  des  connaisseurs^  pour  une  des 
plus  nobles  créations  de  l'art  chrétien  au  Moyen-âge.  Mais  si  nous 
avons  le  culte  des  souvenirs,  nous  n'avons  pas  celui  de  la  conser- 
vation. Ce  majestueux  édiûcc,  que  nous  devrions  entourer  de  soins 
pieux,  et  montrer  avec  orgueil,  nous  le  laissons  souiller  cl  se  perdre, 


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—  63  — 

comme  tant  d'autres  constructions  imposantes.  Il  semble  que  nolis 
n'en  connaissons  pas  le  prix.  Au  heu  d'effacer  les  traces  de  dégra- 
dations, qui  rappellent  les  plus  mauvais  jours  de  notre  histoire,  nfbus 
devenons,  par  notre  indifférence,  les  complices  des  passions  réfolu- 
tionnaires  ;  nous  nous  associons  h  leur  œuvre  de  deslructi/n  ;  et, 
quand  l'étranger  s'indigne  ou  baisse  les  yeux  devant  les  ignobles 
transformations  de  nos  plus  belles  Eglises,  nous  restons  insouciants 
et  calmes. 


Fagére  Pudor,  Yerumque,  Fidesque. 


Il  paraîtrait  cependant  qu'on  s'est  ému.  Nous  avons  entendu  parler 
d'un  projet  de  restauration.  La  ville  serait  en  instance  auprès  du 
gouvernement  pour  revendiquer  ses  droits  de  propriété  sur  VEglise 
des  Jacobins.  Un  Mémoire  justificatif,  rédigé  par  deux  savants  profes- 
seurs de  notre  Faculté  de  Droit,  démontrerait,  jusqu'à  la  dernière 
évidence,  que  l'Etat  n'en  est  pas  le  détenteur  légal.  L'Administration 
de  la  guerre  ne  se  refuserait  pas  à  une  transaction  ;  et  l'Eglise,  rede- 
venue  la  propriété  de  la  ville,  serait  rendue  au  culte. 

Nous  nous  faisons  volontiers  l'écho  de  ce  bruit,  et  nous  en  ver- 
rions avec  plaisir  la  réalisation.  Ce  serait  un  acte  de  haute  sagesse. 
La  Religion  et  les  Arts  y  applaudiraient. 

On  ne  connaît  point  assez  toute  la  richesse,  toute  la  valeur  artis- 
tique de  cette  belle  Eglise.  —  Ce  n'est  que  par  privilège  qu'on  peut  y 
entrer.  ~  Mais  les  rares  connaisseurs  qui  la  visitent  ne  se  lassent 
point  de  l'admirer  ;  et  souvent,  dans  leur  enthousiasme,  ils  l'ont 
appelée  la  vraie  Cathédrale  de  Toulouse. 

L^époque  de  sa  fondation  remonte  à  l'année  4230.  Foulques,  évoque 
de  Toulouse,  en  avait  marqué  l'emplacement  par  une  croix,  selon 
l'usage. 

Les  temps  n'étaient  guère  sereins.  L'hérésie,  qui  avait  causé  tant 
de  maux,  tendait  à  renaître.  L'inquisition  se  dressait  menaçante 
devant  elle,  et  Louis  Ylil  était  venu  jusqu'aux  portes  de  la  ville  pour 
l'étouffer.  C'en  était  fait  aussi  de  l'indépendance  du  Midi.  Le  règne 
des  Comtes  de  Toulouse  était  passé  ;  il  ne  restait  au  dernier  des 
Raymond  qu'une  ombre  de  pouvoir.  Le  vrai  maître  était  déjà  le  roi 
de  France. 

C'est  à  cette  époque  que  furent  fondées,  en  même  temps  que 
VEglise  des  Jacobins,  la  plupart  des  Eglises  de  Toulouse  et  du  Midi  de 
la  France.  Malgré  le  levain  d'hérésie  qui  fermentait  encore,  les  peuples 
faisaient  amende  honorable  de  leurs  erreurs;  ils  élevaient  ces  monu- 


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—  64  — 

roeols  magnifiques,  en  témoignage  de  leur  retour  aux  croyances 
catholiques. 

Comme  la  rouille  de  Tâge  imprime  aux  monuments  un  caractère 
plus  auguste,  des  auteurs  ont  exagéré  Tancienneté  de  nos  Eglises, 
afin  de  leur  donner  une  vétusté  imaginaire.  Il  est  difficile  de  se  laisser 
prendre  au  piège.  L'époque  de  leur  efflorescence  ne  remonte  guère 
au-delÀ  du  xii«  siècle  ou  du  xui«.  Les  monuments  auxquels  on  assigne 
une  origine  plus  ancienne  ont  perdu  leur  physionomie  primitive.  Ils 
ont  été  modifiés  ou  refaits.  Qui  ne  sait  qu'après  la  fatale  époque  de 
Van  mil,  qui,  selon  les  croyances  populaires,  devait  être  la  fin  du 
monde,  les  peu ples>  revenus  de  leur  effroi,  se  mirent  à  reconstruire 
leurs  Eglises,  en  rivalisant  entre  eux  de  magnificence  ?  Ck)mment 
alors  reconnaître  aujourd'hui  dans  les  basiliques  de  Saint-Etienne  ou 
de  Saint-Sernin  les  humbles  chapelles  fondées  par  saint  Martial  et 
saint  Exupère  ? 

V Eglise  des  Jacobins  et  le  Cloître  qui  en  dépendait  appartenaient  h 
rOrdre  des  Dominicains,  Dans  les  premières  années  du  xni*  siècle,  le 
pape  Innocent  III  avait  approuvé,  mais  à  titre  provisoire,  l'institution 
de  cet  Ordre  célèbre.  Par  une  bulle,  en  date  du  22  décembre  4216, 
le  pape  Honorius  III  l'avait  confirmée  à  titre  définitif.  Mais  déjà, 
depuis  quelques  années,  les  rares  disciples  de  saint  Dominique 
avaient  été  recueillis  par  leur  illustre  maître  dans  une  maison  de 
Toulouse  ;  car  c'est  ici,  dans  cette  ville,  qu'a  été  élevée,  et  par  le  fon- 
dateur même  de  l'Ordre,  la  première  tente  qui  ait  abrité  les  Frères 
Prêcheurs  ;  c'est  à  Toulouse  qu'a  été  planté  le  grand  arbre  dominicain, 
dont  les  rameaux  devaient  couvrir  le  monde. 

Lorsque  les  travaux  du  Cloître  furent  assez  avancés  pour  les  rece- 
voir, les  Frères  Prêcheurs,  à  la  fête  de  Noël  de  l'année  4230,  furent 
mis  en  possession  de  l'Eglise  et  du  Cloître,  par  le  même  évêque  qui 
en  avait  béni  la  première  pierre.  L'Eglise  et  le  Cloître  sont  donc 
contemporains.  Le  Cloître,  attaché  au  ilanc  de  l'Eglise,  s'est  élevé 
avec  elle  ;  et  l'Eglise  s'est  appelée  de  son  nom  :  VEglise  des  Domi- 
nicains (4). 

Commencée  dans  la  première  moitié  du  xni*  siècle,  VEglise  des 

(4)  Dès  l'origine,  les  religieux  de  l'Ordre  de  saint  Dominique  furent  appelés 
JacobinSy  paice  que  leur  première  maison  à  Paris  était  située  dans  la  rue  et  à  l'hospice 
Saint-Jacqiies.  Plus  tard,  en  nos  temps  de  trouble,  ce  Cloître  et  bien  d'autres  ayant 
senri  de  point  de  réunion  au  parti  le  plus  exalté  de  la  réyolution,  le  nom  de 
JacobinSf  que  le  hasard  avait  tait  donner  d'abord  aux  moines  dominicains,  passa, 
par  un  autre  hasard  bien  étrange,  aux  ennemis  les  plus  implacables  de  la  Monarchie 
et  de  la  Beligion. 


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Jacobins  n'a  été  lermînée  que  vers  la  fin  du  xiv«.  L'époque  de  sa  con- 
sécration est  de  1385.  11  a  fallu  plus  de  cent  cinquante  ans  pour 
mener  à  fin  ce  majestueux  édifice.  Qu'on  ne  s'en  étonne  pas  ;  il  n'est 
aucune  de  nos  grandes  basiliques  qui  n'en  ait  demandé  bien  davan- 
tage. Encore  en  est-il  beaucoup  qui  sont  restées  inachevées. 

Elle  appartient  alors  à  la  plus  belle  époque  de  l'art  chrétien.  On 
est  sorti  de  la  première  enfance  du  style  ogival.  Tous  les  essais  et  les 
tâtonnements  du  siècle  précédent  ont  abouti  à  Tunité.  On  n'y  remar- 
que point,  en  effet,  de  mélange  de  styles.  Rien  d'indécis  ni  d'incohé- 
rent dans  le  dessin.  Tout  y  révèle,  au  contraire^  une  pensée  homogène 
et  unitaire. 

Le  plan  en  est  fort  simple. 

La  façade,  pleine  de  grandeur,  comme  celle  de  toutes  les  Eglises 
du  xui^  siècle,  est  masquée  malheureusement,  dans  sa  partie  fhfé- 
rieure,  par  une  bâtisse  toute  moderne  qui  a  son  point  d'appui  sur  le 
portail  même  de  l'Eglise.  Cette  construction  n'est  pas  seulement  une 
dérogation  au  style  de  l'Architecture,  mais  une  anomalie  choquante 
qui  nuit  à  la  majesté  de  Tédifice.  Sans  cette  construction  qui  se  pro- 
longe au-delà  du  portail,  sur  toute  l'étendue  de  l'ancien  Cloître,  l'œil 
pourrait  embrasser  la  forme  extérieure  de  l'Eglise.  La  partie  supé- 
rieure du  portail,  qu'on  peut  admirer  à  distance,  se  compose  de  deux 
grandes  arcades,  où  s^épanouisseut  deux  élégantes  rosaces.  Ces 
arcades  sont  surmontées  d'une  galerie,  fermée  par  une  balustrade  à 
nombreuses  et  fines  colonnettes.  Au  milieu  du  portail  et  aux  angles, 
des  contreforts  supportent  trois  clochers,  percés  de  fenêtres  ogives, 
d'une  forme  élégante  et  gracieuse. 

Les  murs  extérieurs  de  l'Eglise,  d'une  longueur  de  80  mètres,  sont 
étayés,  comme  ceux  du  portail,  par  des  contreforts  minces,  élancés, 
sans  pesanteur,  qui  s'étagent,  de  la  base  au  sommet,  par  des  ressauts 
d'une  pente  légèrement  sensible.  Deux  rangs  d'arcades  superposées 
relient  entre  eux  ces  contreforts  :  l'un,  en  haut,  soutenant  les 
combles  ;  l'autre,  en  bas,  plus  enfoncé,  servant  de  support  à  des 
fenêtres  ogives ,  d'une  hauteur  et  d'une  hardiesse  prodigieuses. 
Les  arcades  forment  une  multitude  de  courbes  gracieuses  autour  de 
rédiûce;  et  les  fenêtres  qui  occupent  un  tiers  de  l'espace  d'un  pilier 
à  l'autre,  s'élancent  de  l'arcade  du  rez-de-chaussée  jusqu'aux  com- 
bles, dans  une  hauteur  de  30  mètres.  Mais  les  vitraux  coloriés  qui 
laissaient  pénétrer  dans  l'Eglise  une  douce  lumière,  les  menaux 
découpés  en  trèfles,  en  festons,  au  sommet  des  fenêtres,  les  peintures 
murales  qui  ornaient  les  côtés  des  contreforts  extérieurs,  tout  a  dis- 
paru. Les  peiutures  sont  enfouies  sous  le  plâtre  et  le  mortier.  Mais 

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comme  ces  fleurs  d'hiver  qui  percent  h  travers  les  frimas,  ces  pein- 
lures  ont  soulevé  la  couche  de  maçonnerie  qui  les  recouvrait,  et 
laissent  voir  par  intervalles,  leurs  couleurs  encore  vives  et  bril- 
lantes. 

Les  entrées  latérales  du  côté  du  Cloître  et  du  côté  de  la  rue  sont  des 
portes  à  voussures  profondes.  Les  arcs  diagonals  des  voûtes  retom- 
bent, à  chaque  angle,  sur  des  colonnes  légères,  en  saillie  dans  le 
principe,  et  maintenant  effacées 

Contrairement  aux  règles  et  aux  habitudes  qui  avaient  prévalu 
au  xiii*  siècle,  le  clocher  principal  est  au  flanc  de  l'Eglise,  du  côté 
du  Cloître.  Ce  clocher,  le  plus  beau  de  la  ville,  était  formé  d'une 
tour  octogone,  étagée,  percée  de  fenêtres  ogives,  et  d'une  flèche, 
également  octogone  et  en  pierre.  Entre  la  tour  et  la  base  de  la  pyra- 
mide est  une  plate-forme,  munie  d'une  balustrade,  qui  permettait  de 
circuler  autour  de  la  flèche,  et  d'embrasser,  dans  un  immense 
horizon,  et  la  ville  entière,  et  le  Canal  qui  relie  les  deux  mers,  et 
notre  beau  fleuve,  qu'on  voit  fuir  au  loin  portant  dans  nos  campagnes 
la  richesse  et  la  vie.  La  tour  est  debout;  mais  elle  est  veuve  de  sa 
flèche.  Fortement  endommagée  pendant  nos  guerres  de  Religion,  elle 
a  été  démolie  en  vertu  d'un  arrêt  delà  municipalité  de  Toulouse,  alors 
que  la  Commune  de  Paris  ordonnait  la  descente  des  cloches,  comme 
outrageant^  par  leur  élévation,  le  principe  de  V  égalité  [{). 

Nous  n'insisterons  pas  davantage  sur  la  forme  extérieure  de 
VEglise  des  Jacobins,  Nous  n'avons  pas  la  prétention  de  faire  de  l'art 
ni  d'écrire  une  monographie.  Eh  !  qui,  d'ailleurs,  à  Toulouse,  n'a 
pas  eu  l'occasion  d'admirer  cette  belle  Eglise,  ses  formes  hardies  et 
accentuées?  Qui  n'a  pas,  en  passant,  attaché  sur  elle  un  regard  long 
et  douloureux  ?  C'est  l'intérieur  que  nous  voudrions  décrire  ;  mais  le 
cœur  et  la  main  s'y  refusent. 

Si,  dans  nos  voyages,  nous  venons  à  rencontrer  quelque  grand 
édifice  en  ruines,  nous  nous  sentons  pris  aussitôt  d'une  pensée  péni- 
ble à  la  vue  de  ces  murailles  écroulées,  de  ces  pierres  dispersées  sur 
le  sol.  Mais  si  la  nature  a  jeté  sur  ces  débris  son  riche  manteau,  si  les 
flots  de  verdure  ont  recouvert  ces  pierres  mutilées  d'une  végétation 
puissante,  ces  mystérieuses  harmonies  de  ce  qui  est  et  de  ce  qui 
n'est  plus,  changent  l'impression  première,  et  notre  âme  se  laisse 
aller  aux  charmes  d'une  douce  mélancolie.  Ici  nous  n'avons  pas  ces 
compensations.  Le  spectacle  est  plus  triste.  Ne  cherchez  point  de 
poésie  dans  ces  ruines. 

(4  ;  Le  %0  brumaire  an  II. 


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Toutes  les  formes  extérieures  subsistent,  il  est  vrai  ;  mais  Pâme  qui 
animait  Tédifice,  n'y  est  plus.  La  vie  morale  et  intellectuelle  s'est 
retirée  de  ce  grand  corps.  Le  soleil  des  croyances  ne  réchauffe  plus. 
Comme  ces  grands  arbres  que  la  foudre  a  frappés  au  cœur,  et  qui, 
quelque  temps  encore,  gardent  leur  fraîche  couronne  de  verdure, 
notre  Eglise,  avec  toutes  les  apparences  de  la  vie,  ne  vit  plus.  Elle 
est  morte  debout.  Et  cependant  le  temple  n'est  pas  vide,  les  voûtes  ne 
sont  pas  silencieuses.  Vie  bien  étrange,  en  vérité  !  Mieux  vaudrait  le 
silence  de  la  mort.  Où  retentirent  les  chants  divins,  on  n'entend  plus 
que  des  cris  rauques  et  le  hennissement  des  chevaux.  Le  sanctuaire, 
le  chœur,  la  nef  sont  transformés  en  écurie.  Les  mosaïques  des  dalles 
ont  été  brisées  ;  d'admirables  colonnes  ont  été  sciées.  Les  bas-reliefs, 
les  peintures,  les  moulures,  les  vitraux,  les  dentelles  de  pierre,  toute 
la  décoration  de  TEglise  a  disparu.  Deux  étages  successifs  servant  de 
chambres  et  de  magasins,  dérobent  à  la  vue  la  beauté  des  voûtes.  Et 
nous  avons  été  témoin  de  la  plupart  de  ces  dégradations  1  Lorsque, 
pour  soutenir  le  plancher  de  ces  deux  étages,  il  a  fallu  enfoncer, 
bien  avant  dans  la  terre,  'd'aff'reux  piliers  en  bois,  nous  avons  vu 
remuer  des  tombes,  exhumer  des  ossements  blanchis;  nous  avons 
vu,  au  milieu  des  sarcasmes  et  des  saillies  bouffonnes,  passer,  de 
main  en  main,  des  crânes  dépouillés.  La  scène  des  fossoyeurs  de  la 
tragédie  d'Hamlet  n'était  plus  une  fiction  pour  nous,  mais  une 
effrayante  réalité. 

Bien  des  fois,  en  face  de  ce  spectacle  de  deuil,  TimaginatioD  a 
rendu  ces  lieux  à  leur  vie  passée.  Aussitôt  les  générations  écoulées 
sortent  de  la  poussière.  Le  Cloître  retrouve  ses  premiers  hôtes;  l'Eglise, 
ses  vrais  habitués.  Au  son  d'une  cloche,  des  vieillards  et  de  jeunes 
hommes  sortent  de  leurs  cellules  rangées  symétriquement,  et  se 
répandent  silencieux  par  les  galeries,  les  grandes  salles  et  les  longs 
corridors.  Tout  se  repeuple,  tout  s'anime.  Le  Cloître  a  repris  son  âme. 
Reconnaissez  sous  ce  froc  les  maîtres  de  l'apostolat,  ceux  à  qui  saint 
Dominique  a  dit,  comme  le  Christ  à  ses  disciples  :  «  Allez  et  enseignez 
toutes  les  nations.  »  Voilà  les  premiers  de  ces  légions  de  prédicateurs, 
dont  la, parole  s'est  fait  entendre  jusqu'aux  extrémités  du  .monde. 
Voilà  ceux  que  l'Eglise  a  souvent  tirés  des  austérités  du  Cloître  pour 
les  mettre  à  la  télé  des  peuples. 

Dans  l'Eglise,  les  roses  du  grand  portail,  les  vitraux  peints  des  fenê- 
tres s'illuminent  aux  rayons  d'un  splendide  soleil.  Les  fresques,  les 
peintures  murales,  les  nervures  des  arcs  des  voûtes,  les  statues  sépul- 
crales en  bronze  doré  et  couvertes  d'émaux ,  les  chapelles,  tout 
scintille  de  l'éclat  de  l'or.   La  hiérarchie  sainte  est  au  chœur  et  au 


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sanctuaire,  rofBcîant  sur  son  trône  dans  Tabside,  la  foule  dans  les  nefs. 
La  grande  voix  du  peuple  ébranle  les  voûtes. 

Mais  quelle  foule  empressée  I  quel  concours  i  Les  routes,  les  rues 
sont  obstruées.  Le  Cloître  s^agile  d'un  mouvement  inaccoutumé. 
L'Eglise  a  pris  ses  habits  de  fête  et  déployé  toutes  ses  pompes.  L'air 
retentit  d'hymnes  sacrées.  Un  char  s'avance  péniblement  à  travers  des 
flots  de  peuple.  Tous  les  visages  sont  radieux.  Ah  !  c'est  le  plus  beau 
jour  du  Cloître  et  de  TEglise  !  Les  Moines  dominicains  reçoivent  au- 
jourd'hui un  hôte  illustre,  le  plus  grand  des  théologiens,  le  docteur  de 
l'Eglise,  la  fleur  et  l'ornement  du  monde  chrétien,  Tange  de  l'école. 
Le  pape  Urbain  V,  par  une  faveur  insigne,  leur  envoie,  du  fond  de 
l'Italie,  le  Corps  et  le  Chef  de  Saint-Thomas  d'Aquin.  Hélas  I  cherchez 
aujourd'hui  la  place  où  ont  reposé  ces  restes  précieux  l... 

La  scène  a  changé.  Quels  sont  ces  cris?  quel  est  ce  tumulte?  que 
veut  cette  foule?  Elle  demande  du  sang.  Ah  !  la  journée  du  \0  février 
1589  est  un  des  plus  mauvais  jours  du  Cloître  et  de  TEglise.  Près  de 
cette  porte  en  feu,  voyez  cet  homme  grand  de  taille,  noble  de  figure, 
revêtu  des  insignes  de  la  plus  haute  magistrature.  C'est  Etienne 
Durant!,  premier  président  au  Parlement  de  Toulouse.  Pour  échapper 
aux  fureurs  des  factieux  qui  veulent  le  punir  de  sa  fidélité  à  son  roi, 
il  est  venu  chercher  un  asile  dans  le  Cloître  des  Jacobins.  Mais  le 
Cloître  et  l'Eglise  ne  sont  plus  inviolables,  a  Foie»  Vhomme/  dit  un 
furieux  en  le  poussant  devant  lui,  et  en  le  désignant  au  peuple.  Et 
aussitôt  un  autre  misérable  le  renverse  d'un  coup  de  feu  :  «  O  mon 
Dieu  I  s'écrie  la  victime  en  tombant,  pardonnez-leur,  car  ils  ne  savent 
ce  qu'ils  font  1  » 

Comme  toutes  les  grandes  choses,  VEglise  des  Jaccbins  a  eu  ses 
jours  de  prospérité  et  ses  jours  de  détresse.  Tantôt  c'est  un  temple  de 
charité  et  d'amour,  tantôt  une  forteresse  de  guerre.  Aujourd'hui 
c'est  un  peuple  qui  l'entoure  de  ses  respects  :  demain,  un  autre 
peuple,  qui  enfonce  ses  ongles  dans  ses  pierres,  et  voudrait  la  dé- 
truire. Il  ne  reste  rien  des  marques  de  l'adoration  des  fidèles  ;  mais 
partout  les  traces  profondes  qu'y  ont  faites  les  passions  dévastatrices. 
N'importe,  malgré  ses  pertes  et  ses  blessures,  per  damna^  percœdes^ 
VEglise  des  Jacobins  sera  toujours  une  grande  et  noble  Eglise.  Elle 
nous  plaît  au-dessus  de  toutes  les  autres.  Nous  l'aimons  pour  ses 
beautés:  nous  l'aimons  pour  ses  malheurs  et  pour  ses  souillures.  De- 
puis douze  ans  elle  est  là,  devant  nos  yeux.  Chaque  matin,  nous  la 
saluons  de  nos  regards.  Nous  l'avons  étudiée  de  l'orteil  à  la  tête,  dans 
son  ensemble  et  dans  ses  détails.  Toutes  les  fois  qu'il  nous  l'a  été 
permis,  nous  avons  pénétré  dans  son  intérieur,  monté  la  sombre 


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spirale  de  son  admirable  clocher,  touché  de  nos  mains  les  arcs  de  ses 
Toutes.  Elle  a  laissé  en  nous  une  image  unique,  distincte,  ineffaçable. 
C'est  vraiment  notre  Eglise  bien-aimée.  Et  si  jamais  elle  est  rendue 
à  la  Religion  et  aux  Arts,  nous  aurons  vu  s'accomplir  un  de  nos  vœux 
les  plus  chers. 

F.  Lagointa. 


BIBKIOGRAmn. 


L.e  monde  de  la  mer,  par  Alfred  Frédol  (1). 

Ce  titre  seul  suflfiraità  piquer  la  curiosité,  Pauteur  fût-il  un  inconnu. 
Quels  mystères,  en  effet,  ne  cachent  pas  ces  profondeurs  de  TOcéan 
à  jamais  inaccessibles  à  nos  investigations  !  Mais  si  un  tel  livre  émane 
d^un  homme  universellement  réputé  comme  savant,  et  à  la  fois  litté- 
rateur, s'il  réalise  les  dernières  pensées  de  cet  homme,  et  comme  son 
testament  scientifique,  s'il  est  aussi  remarquable  par  le  fond  que  parla 
forme,  et  accessible  à  tous,  s'il  réunit  le  double  mérite  de  parler  aux 
yeux  comme  à  Tesprit,  il  devra  provoquer  un  intérêt  bien  légitime 
et  de  bon  aloi,  et  c'est  le  sort  réservé  au  Monde  de  la  mer.  Grâce  à  lui, 
on  peut  s'initier  aux  secrets  les  plus  piquants  de  la  zoologie.  Les 
questions  de  l'ordre  le  plus  élevé  s'y  trouvent  traitées  avec  une 
clarté,  une  simplicité  qui  les  rend  accessibles  à  tous  :  telle,  Vunilé  de 
composition  qui  rappelle  le  grand  débat  de  ^830,  entre  Cuvier  et 
Geoffroy  Saint-Hilaire;  telle  encore  la  théorie  des  sooni7es  déterminant 
la  limite  entre  les  animaux  simples  et  composés.  Tout  ce  que  l'obser- 
vation a  pu  dévoiler  à  l'homme  sur  les  mœurs  des  animaux  marins 
se  trouve  là  condensé,  exposé  avec  l'autorité  du  savant,  avec  le 
charme  du -poète.  L'auteur  semble  se  plaire  à  nous  mettre  tour-à-tour 
en  présence  des  deux  extrêmes  de  grandeur,  comme  pour  nous  mon- 
trer partout  autour  de  nous  l'infini  et  élever  notre  âme  vers  le  sou- 
verain Créateur  des  êtres. 

Tant  de  mérites  assurent  le  succès  au  Monde  de  la  mer,  et  il  primera 
sans  nul  doute  parmi  ceux  que  4  866  va  voir  éclore. 

D'  D.  G. 

(1)4  vol.  graad  in-8o  avec  fig..daii3  le  texte  et  atlas  de  magnifiques  planches 
coloriées.  30  fr.  Chez  Hacbette. 


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ACADÉMIE  IMPÉRIALE 


Des  Sciences,  Inscriptions  et  Belles-Lettres 
de  Toalouse. 


Séance  du  8  décembre  4804.  —  Présidence  de  M.  Filool. 

M.  N.  Joly,  désigné  par  Tordre  du  travail,  témoigne  d'abord  le 
regret  d'avoir  été  empêché,  par  de  douloureux  événements  de  famille, 
de  mettre  la  dernière  main  à  Téloge  de  M.  le  colonel  Gleizes»  qu'il  se 
proposait  de  lire  en  cette  séance.  Kn  attendant  qu'il  puisse  remplir 
ce  pieux  devoir,  il  communique  à  TAcadémie,  au  nom  de  son  fils 
Emile  et  au  sien,  le  résumé  d'un  long  travail,  intitulé  :  Etude  sur  les 
08  et  leur  coloration  par  la  garance. 

Les  auteurs  de  ce  travail ,  fruit  de  deux  années  de  recherches 
assidues,  étudient  successivement  la  structure,  le  mode  de  formation 
et  d'accroissement,  la  nutrition  et  la  régénération  des  os,  et  ils  met- 
tent sous  les  yeux  de  l'Académie  de  nombreuses  pièces  analomiques 
destinées  à  servir  de  preuves  matérielles  à  leurs  conclusions. 

Appuyés  sur  des  expériences  qui  leur  sont  propres,  MM.  N.  et  E. 
Joly  démontrent  : 

40  Que  le  tissu  osseux  peut  se  former  partout  où  il  y  a  du  tissu 
conjonclif; 

«o  Que  les  os  des  fœtus  et  des  nourrissons  se  colorent  sous  l*in- 
fluenôe  du  sang  et  du  lait  d'une  mère  garancée.  Mais  il  faut  avoir 
grand  soin  de  distinguer  la  coloration  apparente  due  au  sang,  de  la 
coloration  réelle  produite  par  la  garance. 

Lorsqu'il  s'est  occupé  du  même  sujet,  M.  Flourens  paraît  n'avoir 
pas  fait  cette  distinction  très-essentielle. 

Enfin,  des  nouvelles  études  auxquelles  se  sont  livrés  MM.  Joly,  il 
résulte  que  : 

30  La  plupart  des  solides  et  même  des  liquides  de  l'organisme 


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(chyle,  lait,  bile,  urine,  e(c.)>  prennent  une  teinte  rose  plus  ou  moins 
prononcée. 

Il  en  est  de  même  des  dents,  au  moins  en  ce  qui  concerne  Vivoire 
et  le  cément. 

Quant  à  Vémcnl^  il  reste  blanc,  lors  même  qu'il  parait  d'un  beau 
rose.  On  se  rend  aisément  compte  de  cette  particularité,  si  Ton  songe 
.que  les  couches  d'émail  sont  translucides,  et  laihsent  voir  par  trans- 
parence la  couleur  rouge  de  Tivoire  placé  au-dessous  d'elles. 

Deux  planches  exécutées  en  chromolithographie  et  une  belle  épreuve 
photographique  accompagnent  ce  mémoire  ;  elles  sont  dues  au  talent 
de  MM.  Haybrard  et  Vigé;  les  deux  premières,  au  moins,  constatent 
un  progrès  remarquable  dans  Part  lithographique  à  Toulouse,  et  font 
honneur  aux  presses  de  M.  Delor,  ainsi  qu'à  M.  Delliés,  Tun  de  ses 
plus  habiles  ouvriers. 

M.  Noulet  donne  lecture  d'une  lettre  que  M.  Tabbé  Pouech,  profes- 
seur-directeur au  grand  séminaire  do  Pamiers,  lui  a  adressée, 'avec 
recommandation  de  la  communiquer  à  TAcadémie.  Elle  contient  une 
Note  sur  un  calcaire  lacustre  infra-éocène  de  VAriége, 

Rappelant  Topinion  que  M.  Noulet  avait  émise  dès  4854  dans  son 
travail  sur  les  coquilles  fossiles  du  calcaire  lacustre,  inférieur  au  ter- 
rain à  nummulites  du  département  de  TAude,  à  savoir  que,  «  dans 
D  le  midi  comme  dans  le  nord  de  la  France,  des  lacs  exclusivement 
»  d'eau  douce,  d'une  étendue  qu'il  n'est  pas  possible  de  préciser, 
o  semblent  avoir  ouvert  la  série  des  dépôts  supérieurs  aux  terrains 
n  crétacés,  »  M.  l'abbé  Pouech  annonce  que  des  calcaires  lacustres  à 
coquilles  d'eau  douce  existent,  en  effet,  au  pied  des  Pyrénées,  comme 
à  la  base  de  la  Montagne-Noire.  Les  deux  assises  sont  dans  les  mêmes 
conditions;  celle  de  TAriége,  comme  celle  de  l'Aude,  se  trouve  au- 
dessous  de  toutes  les  assises  nummulitiques  et  autres  de  la  formation 
éocèoe.  On  a  donc,  dans  TAriége,  le  calcaire  lacustre  de  Conques  et 
de  aïontolieu. 

M.  Tabbé  Pouech  avait  déjà  décrit  ce  calcaire  dans  un  précédent 
mémoire,  mais  sans  lui  assigner  de  fossiles.  C'est  le  môme  calcaire 
que  M.  d'Archiac  a  considéré  comme  tertiaire  et  dont  il  a  fait  l'assise 
moyenne  de  son  groupe  d'Alet,  et  que  M.  Leymerie  a  nommé  (/arum- 
nium,  en  l'attribuant  à  la  craie. 

C'est  une  bande  qui  régné  d'une  extrémité  à  l'autre  du  départe- 
ment de  l'Ariége,  d'où  elle  se  continue  dans  celui  de  la  Haute- 
Garonne. 

Quant  aux  fossiles  qui  la  caractérisent,  M.  l'abbé  Pouech  a  confié 
le  soin  de  leur  détermination  à  M.  Noulet.  Malheureusement,  les 


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—  72  — 

coquilles  communiquées  sont  toutes  incomplètes  et  ne  peuvent  per- 
mettre que  des  déterminations  génériques.  Celles-ci  conûrment 
pleinement  l'origine  lacustre  du  calcaire  qui  les  a  fournies,  arnsi  que 
M.  Tabbé  Pouech  Pavait  annoncé.  Ce  sont  plusieurs  espèces  de 
Cyclostoma^  un  Ptipa,  un  Physa  et  un  Limnœay  c'est-à-dire  des  coquilles 
représentant  deux  genres  de  mollusques  gastéropodes  terrestres  et 
deux  genres  ayant  vécu  dans  des  eaux  douces  et  tranquilles. 

En  étudiant  des  fragments  du  calcaire  lacustre  coquillier  de  TAriége, 
M.  Nouletya  découvert  un  assez  grand  nombre  de  fruits  de  Chara^ 
de  très-petite  taille,  qui  lui  ont  paru  très-voisins  de  ceux  d'une  espèce 
du  terrain  inférieur  du  bassin  de  Paris,  que  M.  Adolphe  Brongniard  a 
signalé  sous  le  nom  de  Chara  Lemarie.  C'est  encore  là  un  fait  confir- 
matif  des  déductions  de  M.  Tabbé  Pouech  touchant  Toriginc  lacustre 
du  plus  ancien  terme  de  la  série  éocène  des  Pyrénées  françaises. 

Des  remerciments  seront  adressés  à  M.  Tabbé  Pouech,  pour  cette 
communication. 

—  M.  Esquié  met  sous  les  yeux  de  TAcadémie  une  peinture  à  la 
fresque  qu'il  vient  de  découvrir  sur  la  face  nord-ouest  du  transepts 
de  l'église  Saint-Sernin,  et  qui  représente  saint  Augustin,  en  babils 
pontificaux,  dictant  les  règles  de  son  ordre  à  un  personnage  placé  à 
sa  gauche  et  qui  semble  écrire  sous  sa  dictée. 

M,  Esquié  se  propose  d*en  entretenir  ultérieurement  l'Académie 
dans  un  mémoire  détaillé. 

Le  secrétaire  perpétuel , 

Gatibn-Abnoult. 


Sianee  du  45  décembre  4864.  — Présidence  de  M.  Clos,  directeur. 


M.  Astre,  appelé  par  Tordre  du  travail,  lit  la  fin  de  son  Essai  sur 
Vhistoire  et  les  attributions  de  ^ancienr^e  Bourse  de  Toulouse. 

Dans  cette  quatrième  partie,  M.  Astre  expose  quels  étaient  les 
principes  et  les  usages  suivis  autrefois  à  la  Bourse  et  qui  sont  attestés 
par  les  nombreuses  délibérations  consignées  aux  procès- verbaux  et 
registres  du  temps. 

Ainsi,  dans  l'intérêt  commun,  la  Bourse  portait  son  attention  sur  ce 
qui  concernait  l'honneur  commercial,  la  liberté,  la  sécurité  et  les 
avantages  du  commerce,  les  charges  et  contributions  de  toute  sorte  et 
sur  ce  qui  en  était  la  conséquence,  comme  la  répartition  de  la  dépense 


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—  73  — 

intérienre  et  extérieure,  les  voies  et  moyens,  sur  les  règlements  et 
arrêtés  définitifs  des  comptes. 

La  Bourse  défendait  encore,  et  de  son  mieux,  sa  compétence,  sa 
juridiction,  ainsi  que  les  prérogatives  et  exemptions  qu'elle  jugeait 
dépendre  et  découler  de  son  institution;  elle  s*occupait  avec  soin  de 
sa  police  intérieure. 

Elle  veillait  minutieusement  à  ce  qui  touchait  aux  droits  et  pré- 
séances, tant  parmi  ses  membres ,  qu'envers  les  Capitouls  ou  tous 
autres  contestants. 

Enfin,  la  Bourse  conservait  d'anciennes  traditions,  de  vieux  usages, 
pour  des  actes  ou  religieux  ou  profanes,  pour  sa  coopération  à  des 
fêtes  publiques,  à  des  manifestations  au  dehors,  autant  que  pour  des 
cérémonies  où  elle  seule  prenait  part. 

M.  Astre  a  puisé  les  éléments  du  tableau  qu'il  a  présenté,  des 
mœurs  publiques  et  privées  de  la  Bourse,  depuis  sa  création  jusqu'à 
sa  chute,  dans  des  documents  officiels,  notamment  dans  les  discours 
annuels,  ou  les  allocutions  des  prieurs  et  consuls.  C'est  là  que  ces  per- 
sonnages consulaires  ont  laissé  les  traces  ineffaçables  d'un  passé  dont 
les  grands  comme  les  petits  effets,  provenant  de  causes  semblables,  se 
produisent  de  nos  jours  bien  plus  qu'on  ne  le  croit  généralement. 

M.  Rossignol,  membre  correspondant,  lit  une  dissertation  Sur  ta 
date  de  la  première  guerre  d'Henri  IIj  roi  d'Angleterre  at^c  Raimond  F, 
comte  de  Toulouse. 

Les  historiens  et  les  chroniqueurs  ne  sont  pas  d'accord  sur  sa 
durée,  et  sur  l'époque  à  laquelle  elle  eut  lieu.  Rapin  de  Thoiras,  dans 
son  histoire  d'Angleterre,  se  basant  sur  la  diversité  d'opinions  à  ce 
sujet,  place  la  guerre  et  les  événements  qui  en  furent  la  suite,  «  con- 
»  fusément,  et  en  général  depuis  Tan  44  59  jusques  en  4  4  63.  »  Dom 
Vaïssette  critique  sa  sage  réserve  et  rapporte  la  guerre  à  l'été  de 
Tannée  4  4  59  et  la  fait  durer  trois  mois.  Mais  le  savant  historiographe 
du  Languedoc  a  commis  lui-môme  une  erreur. 

Se  basant  sur  un  acte  transcrit  dans  le  cartulaire  de  Yaour  et  con- 
cernant l'abbaye  de  Sept-Fonds,  en  Quercy,  et  qui  est  du  4  des 
calendes  de  janvier  (29  décembre)  4  4  61,  Louis,  roi  des  Français 
régnant;  Henri,  roi  des  Anglais,  possédant  la  ville  de  Cahors,  et  étant  en 
guerre  avec  Raimond,  comte  de  Toulouse^  M.  Rossignol  démontre  qu'à 
cette  époque  la  guerre  durait  encore.  1!  pense  que,  tout  en  retournant  à 
l'opinion  de  Rapin  de  Thoiras,  il  conviendrait  d'étudier  avec  soin  cette 
question  importante. 

Et,  à  ce  sujet,  il  termine  par  cette  remarque,  qu'en  fait  d'histoire  il 
est  rationnel  d'accorder  une  très-large  part  de  confiance,  pour  la  fixa- 


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—  74  — 

tioD  d'une  date^  aux  chartes  écrites,  année  par  année,  car  elles  sont 
moins  sujettes  à  erreur  que  les  chroniques  rédigées  le  plus  souTent 
plusieurs  années  après  les  événements  et  sur  le  rapport  des  personnes 
étrangères  aux  localités  et  aux  faits  qu'elles  relatent. 

Ls  secrétaire  perpétuel 

GiTlBIf-ÀENOULT. 


REVUE  DRAMATIQUE. 


Tout  le  monde  a  présent  k  la  mémoire  ce  roi  de  l'antiquité,  ce 
Polycrale,  tyran  de  Samos,  qui,  après  avoir  régné  pendant  quelques 
années  avec  un  bonheur  extraordinaire,  fut  tout  à  coup  effrayé  d'une 
prospérité  si  constante  et  voulut  s'imposer  un  malheur,  afin  de  pré- 
venir ceux  que  la  fortune  volage  pouvait  lui  réserver.  Il  jeta,  en 
conséquence,  dans  la  mer  une  bague  du  plus  gran(}  prix  ;  mais  peu 
de  jours  après,  le  sort  la  lui  fit  retrouver  dans  le  corps  d'un  poisson 
qui  fut  servi  sur  sa  table  :  les  malheurs  qu'il  avait  pressentis  ne 
tardèrent  pas  à  l'atteindre,  et,  victime  d'une  odieuse  trahison,  il 
périt  de  la  façon  la  plus  cruelle. 

Accueillie,  à  son  avènement,  avec  une  faveur  mêlée  de  défiance,  la 
Liberté  des  Théâtres  a-t-elle  voulu,  elle  aussi,  faire  un  sacrifice  aux 
divinités  jalouses  et  ennemies?  Et,  en  jetant  à  la  mer,  à  défaut  d'une 
bague  précieuse,  deux*  des  théâtres  que  le  nouveau  régime  a  fait 
éclore  dans  notre  bonne  ville  de  Toulouse,  V Ambigu  et  le  Théâtre- 
Populaire,  a-t-elle  espéré  s'assurer  parmi  nous  une  prospérité  défini- 
tive ?  On  peut  le  croire  ;  de  môme  qu'il  est  permis  de  souhaiter,  afin 
de  conjurer  une  catastrophe  finale,  que  les  théâtres  engloutis  restent 
pour  jamais,  à  la  difi'érence  de  l'anneau  de  Polycrate,  au  fond  de 
l'abîme  qui  les  a  reçus. 

Laissant  de  côté  le  Théâtre  du  Capitale,  spécialement  affecté  à  la 
représentation  des  œuvres  lyriques,  la  critique  n'a  donc  plus  à  s'oc- 
cuper, à  cette  place,  que  du  Théâtre  des  Variétés  et  du  Théâtre 
Montcavrel.  La  rivalité  est  grande  entre  ces  deux  scènes  ;  elle  est  vive, 
acharnée,  et  elle  fait  accomplir  de  part  et  d'autre  des  prodiges  d'ac- 
tivité. Il  a  été  dit  récemment,  dans  cette  Revue,  à  quel  point  cela 
profitait  aux  plaisirs  du  public  par  l'abondance  des  pièces  nouvelles 
qui  lui  étaient  offertes,  mais  aussi  combien  cette  rapidité  même  avec 
laquelle  tant  d'ouvrages  étaient  montés  nuisait  h  leur  bonne  exécution. 
Si  donc  on  est  parfois  en  droit  de  signaler  des  erreurs,  des  défail- 


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—  75  — 

lances,  il  serait  injuste  de  les  imputer  à  crime  à  qui  que  ce  soit,  et  il 
convient,  au  contraire,  d'admirer  les  efforts  vraiment  incroyables  de 
mémoire  et  d'intelligence  que  suppose  chez  les  artistes  Tinterprétation 
de  rôles  si  nombreux,  la  création  de  types  si  dissemblables. 

Au  Théâtre  des  Variétés,  le  système  des  représentations  à  bénéOce, 
adopté  depuis  longues  années  pour  la  saison  d'hiver,  amène  tous  les 
dix  ou  douze  jours  un  spectacle  nouveau,  dont  les  éléments  essentiels 
sont  la  longueur  démesurée  de  Taffiche  et  l'engagement  tacite  pris  par 
le  bénéficiaire  de  ne  pas  renvoyer  son  public  avant  une  heure  du 
matin.  La  quantité  avant  tout,  voilà  la  devise,  voilà  le  mot  d'ordre. 
Que  si,  par  hasard,  par  accident,  la  qualité  s'y  trouve  aussi,  on  veut 
bien  ne  pas  en  être  fâché  ;  mais  évidemment  ce  n'est  là  qu'une  cir- 
constance tout  à  fait  secondaire.  On  s'explique  ainsi  comment  défilent 
sous  nos  yeux  tant  de  pièces  qui  ne  devraient  jamais  avoir  d'autres 
auditeurs  que  le  public  grossier  des  boulevards  parisiens.  11  nous  est 
agréable  de  ne  pas  dire  un  seul  mot  de  ces  mélodrames  de  la  pire 
espèce,  chefs-d'œuvre  morts-nés  des  Dennery,  des  Anicet  Bourgeois 
et  des  Ferdinand  Dugué. 

Les  vaudevilles  qui  leur  servent  d'escorte  sur  notre  scène  devraient 
nous  occuper  plus  longuement,  car  nous  aimons  fort  ce  genre  si 
éminemment  français,  où  des  hommes  du  plus  vif  esprit  ont  su  faire 
éclater  tant  de  verve,  tant  de  malice,  tant  de  vrai  comique,  souvent 
même  une  observation  si  profonde  sous  la  forme  la  plus  légère. 
Malheureusement,  les  choix  faits  dans  ces  derniers  temps  par  nos 
artistes  n'ont  pas  été  des  meilleurs,  et  nous  croyons  n'avoir  à  rap- 
peler ici  que  les  Mémoires  de  Mimi  Bamboche  et  les  Enfers  de  PariSy  où 
se  trouvent  des  scènes  fort  plaisantes  sans  doute,  mais  bsaucoup  trop 
empreintes  de  cette  gailé  brutale,  fiévreuse,  haletante  et  malsaine 
qui  nous  fait  regretter  chaque  jour  davantage  la  bonne  et  franche 
galtédes  vaudevilles  d'autrefois.  —  Une  jeune  actrice,  M"»«  Dussar- 
gues-Girerdy,  se  fait  remarquer  dans  l'emploi  de  Déjazet.  Elle  est 
fine,  spirituelle;  elle  a  du  mordant  ;  et,  quand  le  cadre  où  son  aima- 
ble talent  se  déploie  n'est  pas  trop  grand,  quand  elle  n'a  pas  à  jouer 
une  pièce  de  trop  longue  haleine,  elle  mérite  et  elle  obtient  de  vifs 
applaudissements. 

La  comédie  a  été  plus  heureuse  que  le  drame  et  le  vaudeville,  et 
quelques  œuvres  d'un  mérite  réel  sont  venues  capter  nos  suffrages. 
En  suivant  Tordre  de  leur  apparition,  citons  d'abord  les  Plumes  du 
Paon,  agréable  comédie  en  4  actes,  de  M.  Louis  Leroy,  Tun  des  plus 
spirituels  rédacteurs  du  Charivari.  Le  fond  est  un  peu  léger ,  les 
scènes  se  succèdent  sans  constituer  une   trame   bien  compacte,  et 


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—  76  — 

Tesprit  qui  les  anime  est  trop  souvent  de  Tesprit  de  petit  journal; 
mais  le  tout  est  vif,  leste,  bien  venu,  et,  parmi  des  détails  très-comi- 
ques, il  se  présente  au  second  acte  une  scène  charmante  et  délicate, 
traduite  par  M°>«  Maxime  avec  la  grâce  exquise,  le  naturel  parfait  et 
l'adorable  ingénuité  qn'elle  apporte  dans  toutes  ses  créations. 

Malgré  le  nom  illustre  de  son  auteur,  George  Sand,  le  Drac  n'a  eu 
qu'une  existence  éphémère.  Certes,  le  talent,  le  génie  même,  si  Ton 
veut,  y  brille  en  maint  passage;  la  poésie,  Téloquence,  la  pas.sion  n'y 
fontpointdéfaut:  maison  est  bien  forcé  de  reconnaître  qu'une  pa- 
reille composition  n'a  rien,  absolument  rien  de  scénique.  '  Pleine  de 
charme  k  la  lecture,  elle  est  mortellement  ennuyeuse  à  la  représen- 
tation. Oublions  donc  ce  Drac  infortuné  ;  mais  rappelons-nous  avec 
admiration,  avec  enchantement,  le  Marquis  de  Villemer. 

C'est  à  l'auteur  des  Faux  Bonshommes  et  du  Feu  au  Couvent^  à 
Théodore  Barrière,  qu'est  âù  Un  Ménage  en  ville^  et  ce  dernier  venu 
ne  fera  pas  oublier  ses  aines.  11  serait  difficile  d'imaginer  un  sujet 
plus  téméraire,  plus  scabreux,  nous  dirons  môme  plus  révoltant  que 
celui  de  cette  pièce;  et  cependant  telle  est  l'adresse,  telle  est  la 
dextérité  avec  laquelle  elle  est  construite  et  machinée,  si  nombreux 
surtout  sont  les  traits  plaisants,  les  saillies  heureuses,  les  mots  k 
l'emporle-piéce  qu'y  a  jetés  la  main  prodigue  de  l'auteur,  que,  pour 
employer  une  expression  vulgaire,  on  n'y  voit  que  du  feu,  et  qu'il 
faut  l'aide  de  la  réflexion  pour  s'apercevoir,  k  la  chute  du  rideau, 
qu'on  vient  d'assister  à  un  tour  de  passe-passe,  à  un  véritable  esca- 
motage. Le  sort  d'une  pièce  venue  au  jour  dans  de  si  étranges  condi- 
tions dépendait,  on  peut  le  dire,  de  ses  interprètes  :  nos  artistes  se 
sont  faits  résolument  les  complices  de  M.  Barrière.  M.  Henri,  l'excel- 
lent père  noble,  a  joué  avec  une  rondeur  et  une  bonhomie  char- 
mantes le  rôle  de  l'oncle  Vaubernier;  celui  de  l'avocat  Chennevière  a 
été  enlevé  par  M.  Maxime  avec  une  verve  étourdissante;  dans  les 
autres  rôles,  M.  Délessart,  M»^  Haquetle,  Hamillon  et  Maxime  n'ont 
rien  laissé  à  désirer  :  il  a  donc  fallu  applaudir,  sauf  à  regretter  bien- 
tôt après  une  telle  indulgence. 

Nous  arrivons  à  l'œuvre  hardie  et  vigoureuse,  k  l'œuvre  magistrale 
d'Emile  Augier,  k  Maître  Guérin.  Ce  n'est  pas  en  quelques  lignes,  ce 
n'est  pas  dans  une  revue  à  vol  d'oiseau  comme  celle-ci  qu'une 
comédie  si  puissamment  conçue,  si  fermement  écrite,  peut  être  appré- 
ciée k  sa  juste  valeur,  et  nous  devons  nous  borner  à  signaler,  —  à 
côté  d'une  certaine  froideur,  provenant  d'une  triple  action,  qui 
affaiblit  l'intérêt  en  le  divisant,  —  la  vive  impression  produite  sur 
l'esprit  du  spectateur  par  cette  série  de  créations  individuelles  qui 


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fait  de  MaUre  Guérin  une  riche  galerie  de  caractères,  parmi  lesquels 
se  dessineut  en  traits  ineffaçables  ceux  de  Guérin,  de  M»»  Guérin  et 
de  Francine,  ceux  de  M««  Lecoutellier  et  de  son  neveu  le  bel  Arthur. 
Le  style  d'Emile  Augier  n'a  jamais  eu  plus  de  nerf,  plus  de  verdeur  et 
de  reliefi  Tesprit  y  fait  rage,  et  quelques  traits  d'un  goût  douteux 
sont  largement  rachetés  par  mille  autres  aussi  justes  que  brillants, 
aussi  vrais  qu'incisifs.  —  La  création  du  rôle  de  M«  Guérin  sur  la 
scène  des  Variétés  fait  le  plus  grand  honneur  à  M.  Hamilton.  Cet 
excellent  comédien  n'avait  pas  eu  encore  Toccdsion  de  se  révéler  h 
nous  tout  entier  :  elle  s'est  présentée  h  lui  cette  fois,  il  a  su  la  saisir. 
Entrant  carrément,  comme  on  dit,  dans  la  peau  de  son  personnage, 
il  a  fort  bien  indiqué  cette  absence  de  sens  moral  qui  en  est  le  carac- 
tère constitutif,  et  cette  bonhomie  effrontée  avec  laquelle  ce  vieux  fripon 
de  notaire  accomplit  de  si  vilaines  choses.  Il  fallait  se  garder  d'en 
faire  un  homme  ténébreux,  un  nouveau  Rodio  ;  M.  Hamilton  a  par- 
faitement évité  cet  écueil,  et  c'est  vraiment  maître  Guérin  qu'il  a  fait 
vivre  sous  nos  yeux.  —  A  côté  de  cet  habile  artiste,  on  a  vivement 
applaudi  M"»«  Périllé,  qui  a  joué  madame  Guérin  avec  beaucoup  d'âme, 
avec  l'accent  maternel  le  plus  pénétrant,  et  M"c  Maxime,  qui  a  su 
exprimer  avec  bonheur  une  tendresse  d'abord  contenue  et  résignée, 
se  trahissant  tout-à-coup  par  des  élans  de  cœur  touchants  et  pathé- 
tiques. 

Dans  les  Curieuses,  qui  servaient  d'appoint  à  Maître  Guérin,  M.  Henri 
Meilbac,  ayant  mis  en  scène  des  mœurs  exceptionnelles  encore,  grâce 
au  ciel,  hors  de  Paris,  a  dérouté  notre  bon  public,  qui  n'a  pas  fait 
éclater  un  grand  enthousiasme.  C'est  pourtant  là  une  charmante 
bluetle,  très-fine,  piquante ,  originale ,  —  un  peu  froide,  il  est 
vrai,  comme  tout  ce  qu'écrit  Henri  Meilhac,  le  spirituel  auteur  do 
VAutographe. 

La  Jeunesse  de  Mirabeau  est  le  premier  ouvrage  de  M.  Aylic  Langlé 
qui  ait  été  représenté  à  Toulouse.  Otez  le  nom  de  Mirabeau,  ôtez  le 
nom  de  Sophie  Monnier,  ôlez  enfin  celui  de  Gensonné,  de  Gensonné 
le  girondin,  qui  joue  là  un  rôle  tout-à-fait  apocryphe  et  singulière- 
ment bouffon,  et  vous  aurez  un  drame  Intéressant,  ingénieux,  écrit 
en  bon  style,  que  le  plus  difficile  ne  pourra  se  défendre  d'applaudir, 
applaudissant  en  même  temps,  avec  toute  la  salle,  MM.  Simon  et 
Lorenziti,  M»**  Gonthier  et  Hamilton. 

Pour  achever  de  régler  nos  comptes  avec  le  théâtre  des  Variétés, 
nous  devons  mentionner,  —  et  nous  avons  grand  plaisir  à  le  faire,  — 
le  sucoès  que  viennent  d'obtenir  dans  la  même  soirée  deux  œuvres 
indigènes    C*est  d'abord  une  comédie  en  uu  acte  ei  en  vers,  V Amour 


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—  78  — 

dévoilé^  ayant  pour  auteur  M.  Gaston  Carenet,  le  jeune  et  brillant 
coryphée  de  la  petite  presse  toulousaine.  Pour  son  coup  dressai  dra- 
matique, M.  G.  Carenet  nous  a  offert  une  petite  pièce  Pompadour, 
écrite  en  vers  élégants  et  faciles^  à  laquelle  il  a  été  fait  un  accueil  des 
plus  bienveillants.  —  C'est  ensuite  A  trompeur  trompeur  et  demif  vau- 
deville fort  gai  et  très-amusant  de  M.  Lucien  Mengaud,  le  Jasmin  de 
Toulouse,  le  petit-fils  de  Goudelin  et  le  dernier  des  troubadours. 
Celte  pochade,  représentée  pour  la  première  fois  en  4  854,  ayait  alors 
réussi  à  souhait  :  elle  a  retrouvé  aujourd'hui  son  succès  d'autrefois. 

11  nous  reste  bien  peu  de  place  pour  parler  du  ihéàire' Montcavrel 
selon  ses  mérites  et  selon  nos  désirs.  11  faut  donc  nous  abstenir  d'énu- 
mérer  les  œuvres  nombreuses  dont  nous  lui  devons  la  représentation, 
œuvres  de  tout  genre,  empruntées  à  tous  les  théâtres  de  Paris ,  depuis 
la  Comédie-Française  jusqu'au  Palais-Royal  et  aux  Bouffes-Parisiens. 
C'est  le  vaudeville  et  l'opérette  qui  triomphent  sur  cette  scène,  car  il 
y  a  là  pour  les  faire  valoir  des  artistes  passés  maîtres  :  et  d'abord,  le 
directeur  lui-même,  M.  Montcavrel,  acteur  plein  de  sève,  de  verve 
et  d'originalité;  M.  Dalis,  le  comédien  caméléon,  qui  crée  autant  de 
types  qu'il  interprète  de  rôles  différents;  M««  Dalis,  la  soubrette  des 
soubrettes;  M««  Josse,  émule  heureuse  de  Déjazet;  Mtt»  Emma 
Rivenez,  dont  le  gosier  sert  de  nid  k  une  fauvette;  Mtt««  Labaume, 
Montcavrel,  Germain,  etc.,  etc.  De  tels  éléments  de  succès,  multipliés 
par  le  zèle  et  l'intelligence  qui  président  à  toute  mise  en  scène, 
expliquent  parfaitement  la  prospérité  de  ce  joyeux  théâtre,  qui  n'a 
qu'un  défaut,  —  défaut  capital,  il  est  vrai»  aux  yeux  de  son  caissier, 
—  celui  d'avoir  à  peine  la  grandeur  d'une  bonbonnière. 

E.  Amalric. 


V Académie  des  Jeux  Floraux  était  en  liesse,  hier,  8  janvier,  et  la  Revue  de 
TouUmte,  aussi.  L'Académie  ouTrait  ses  rangs  au  plus  ancien,  au  plus  constant,  et 
nous  ajouterons,  à  Pun  des  plus  distingués  des  collaborateurs  de  la  Revue,  Cétait 
donc  double  fête.  Pressé  par  le  temps  nous  lirrons  aujourd'hui  sans  commentaires, 
à  Papprécialion  de  nos  lecteurs,  le  discours  de  M.  E.  Vaïsse ,  le  nouvel  aca- 
démicien ,  auquel  M.  Ducos ,  président  et,  en  même  temps,  doyen  de  TAcadémic, 
a  répondu  par  un  éloge  sincère  et  délicat  des  titres  littéraires  qu'avait  eus  le  réci- 
piendaire aux  tuff^ages  de  TAcadémic.  Nom  regrettons  également  de  ne  pouvoir 


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—  79  — 

mentionner  qu*en  courant  une  notice  savante  et  pleine  d^intérèt'de  M.  le  Di*  Janot, 
sur  M.  Moquin-Tandon  ,  dont  M.  VaYsse  [venait  occuper  la  place.  Mais  la  Revue 
Tient  d'éprouver,  dans  sa  publication,  un  retard  de  huit  jours,  — le  premier  depuis 
dix  ans,  —  et  nous  tenons  à  ne  pas  le  prolonger. 

Récapitulons  en  peu  de  mots  les  événements  du  mois  : 

—  La  séance  de  rentrée  de  la  conférence  des  avocats  a  eu  lieu,  le  i  décembre, 
sous  la  présidence  de  M«  Tournayre,  bâtonnier.  L'honorable  président  a  rappelé  aux 
jeunes  avocats  les  devoirs  de  leur  profession  et  les  qualités  indispensables  à  celui 
qui  aspire  à  y  entrer,  et  a  fait,  en  terminant,  une  application  heureuse  et  toute 
naturelle  des  principes  qu'il  venait  exposer,  à  la  personne  de  Téminent  avocat 
M«  Alex.  Fourtauier,  que  l'Ordre  a  vu  si  longtemps  avec  orgueil  placé  à  sa  tête. 
La  parole  a  été  ensuite  donnée  à  M«  Plantade,  chargé  de  la  dissertation  d'usage. 
L'orateur  avait  choisi  pour  sujet  une  question  bien  controversée  aujourd'hui,  La 
liberté  de  l'argent  et  la  eupprestion  du  taux  légal  de  Vintirét,  M«  Plantade  s'est 
prononcé  pour  la  suppression.  Une  dialectique  serrée,  un  style  élégant  et  coloré, 
sont  les  principales  qualités  à  signaler  chez  ce  jeune  avocat.  Son  travail,  que  la  loi 
ne  nous  permet  pas  d'analyser,  a  obtenu  un  succès  complet,  que  la  lecture  est 
venue  confirmer  plus  tard.  —  Un  incident  heureux  et  touchant,  qui  va  devenir 
désormais  un  usage,  a  clos  la  séance.  Fidèles  aux  intentions  de  leur  père,  les  fils 
de  M.  Fourtanier  ont  fondé  un  prix  en  faveur  de  l'avocat  stagiaire  que  le  conseil 
de  discipline  jugera  le  plus  digne  de  cette  distinction  par  son  talent,  l'honorabilité 
de  son  caractère  et  de  sa  conduite  professionnelle.  Le  choix  du  conseil,  appelé  pour 
la  première  fois  à  se  prononcer,  est  tombé  sur  M«  Abeille,  qui  est  venu  recevoir  la 
médaille  d'or  des  mains  de  M.  le  Recteur  de  l'Académie. 

—  Notre  barreau  a  eu  la  bonne  fortune  d'entendre,  ces  jours  derniers,  un  des 
princes  du  barreau  de  Paris.  Condamnée  en  première  instance,  pour  infraction  au 
décret  organique  sur  la  presse,  VEtincelU  a  eu  recours,  en  appel,  à  l'éloquence  de 
M«  Jules  Favre.  La  brillante  plaidoirie  de  l'avocat  n'a  pu  la  sauver  ;  tout  au  plus 
a-l-elle  pu  obtenir  un  adoucissement  à  la  peine  qui  frappait  son  directeur.  La  Cour 
a  maintenu  l'amende  \  mais  elle  a  réduit  à  un  mois  les  six  mois  de  prison  auxquels 
M.  G.  Garenet  avait  été  condamné.  —  Le  barreau  a  profité  de  la  circonstance  pour 
offrir  à  M«  J.  Favre,  un  banquet  cordial,  dans  lequel  le  héros  de  la  f&te  a  ren- 
contré une  sympathie  générale,  en  portant  un  toast  à  V  Union  de  toui  les  barreaux 
de  France.. 

—  Plus  heureuse  que  VÉtincelkj  la  Voix  de  Touhute,  sa  rivale,  frappée  en 
première  instance,  a  gagné  «a  cause  devant  la  Cour.  —  La  Voix  de  Toulouse  a 
reparu  le  5  janvier  j  VÈtincelle  se  propose  de  reparaître  le  15. 

—  Le  18  décembre,  a  eu  lieu  la  séance  d'inauguration  de  VÂaoeiation  des  méde- 
cins de  lu  Haute-Garonne.  Le  président,  le  D^  M.  Marchant,  directeur-médecin  de 
Tasile  des  aliénés,  dans  un  discours,  inspiré  évidemment  par  le  cœur,  a  exprimé 
avec  effusion  à  ses  collègues  toute  la  joie  qu'il  éprouvait  en  présidant  une  réunion 
dont  le  but  était  de  resserrer  plus  étroitement  les  sentiments  de  confraternité  qui 
les  unissaient  déjà  et  dont  ils  devaient  retirer  de  si  grands  avantages.  Le  soir,  les 
membres  de  l'Association  ont  cimenté  dans  un  banquet  le  nouvel  engagement  qu'ils 
venaient  de  contracter. 

—  Décidément,  Toulouse  aura  aussi  ses  Conférences  et  ses  lectures  du  soir.  Six 
personnes  de  bonne  volonté  ont  répondu  à  l'appel  du  Ministre.  Cest  peu.  Mais 
aussi,  il  faut  être  armé  d'un  grand  courage  pour  s'oflrir  à  parler  en  public  dans 
une  ville  qui  compte  deux  Facultés.  Malgré  tou|,  les  Conférences,  placées  sons  le 
haut  patronage  de  M.  Gaze,  président  de  chambre,  s'ouvriront,  samedi  prochain, 
à  8  heures  du  soir,  au  Capitole.  M.  Musset,  rhétérogéniste,  a  été  désigné  pour  faire 


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—  80  — 

la  première  lecture.  Le  sujet  de  la  Conférence  sera  la  (able  de  LaTontaine,  la 
Cigale  et  la  Fourmi,  étudiée  au  point  de  rue  de  rhisloire  naturelle.  Nous  désirons 
virement  que  cette  tentative  réussisse.  Mais,  comme  première  condition  de  succès, 
il  faut  que  la  salle  soit  bien  éclairée,  bien  chauTTée  ;  que  les  auditeurs  soient 
commodément  assis,  et  que  le  lecteur  ne  soit  jamais  dérangé  par  le  bruit. 

En  attendant  les  Conférences,  nous  en  avons  eu  un  prélude,  et  comme  un 
acheminement,  le  3  janvier.  M.  Rozy,  professeur  suppléant  à  la  Faculté  de  Droit 
a  ouvert,  ce  jour-là,  avec  Tautorisation  de  M.  leMinutre  de  Flnstruction  publique, 
et  en  présence  de  M.  le  Recteur,  de  tout  le  personnel  des  professeurs  de  la  Faculté, 
de  plusieurs  noubilités  de  la  magistrature  et  du  barreau  et  d'un  nombre  considé- 
rable d'étudiants,  un  Cours  d'Economie  politique.  Nous  ne  pouvons  que  constater 
le  succès  du  jeune  professeur  qui,  par  sa  parole  facile  et  brillante,  son  talent 
d'exposition  et  la  sûreté  de  ses  principes,  a  conquis  les  sj-mpalhies  générales,  et 
mérité,  en  particulier,  les  félicitations  de  M.  le  Recteur  et  de  M.  le  Doyen  de  la 
Faculté.  Ce  début  heureux  nous  fait  bien  augurer  de  l'avenir,  et  nous  fait  espérer 
que,  grâce  au  talent  du  matlre,  ce  Cours  d'Economie  politique,  qui  n'est  institué 
qu'à  titre  d'essai,  deriendra  déOuitif  et  prendra  place  dans  le  programme  de  notre 
enseignement  supérieur,  entre  le  Droit  romain  et  le  Code  Napoléon. 

—  Deux  nouveaux  journaux  viennent  de  paraître  à  Toulouse  :  le  Médium 
évangéliqutj  fondé  par  M.  Maurice,  et  la  Retue  agricole  du  Midi,  fondée  par 
M.  Gourdon.Le  premier,  qui  s'ofTre  à  nous  transporter  dans  le  monde  des  esprits, 
pourra  bien  nous  conduire  au  pays  des  chimères  ;  nous  ne  l'y  suivrons  pas.  Le 
second,  en  cherchant  à  populariser  les  éléments  raisonnes  de  la  science  agricole, 
nous  fera  marcher  sur  un  terrain  moins  mouvant  ,  où  nous  sommes  disposés  à  le 
suivre,  stkrs  de  ne  jamais  nous  égarer  sur  les  pas  d'un  guide  qui  a  fait  depuis 
longtemps  ses  preuves  dans  les  bulletins  scientifiques  et  agricoles  du  Journal  de 
Toulouse, 

•>  La  Revue  théâtrale  que  nous  donnons  plus  haut  était  écrite  et  imprimée, 
lorsque  nous  avons  appris  que  le  directeur  subventionné  du  Théâtre  du  Capitole  et 
du  théâtre  des  Variétés  était  en  fuite.  Ainsi,  de  cinq  théâtres,  —  dont  trois  nou- 
veaux, —  que  possédait  Toulouse,  au  i<^''  juillet  dernier,  deux  sont  morts  de  leur 
belle  mort,  VAmbigu  Toulousain  et  le  Théâtre-Populaire.  Deux  autres,  qui  rece- 
vaient de  la  ville  une  subvention  de  80,000  francs,  sont  fermés,  le  directeur  ayant 
pris  la  clef  des  champs.  Voilà  ce  qu'a  produit  à  Toulouse,  en  six  mois,  la  loi  sur  la 
liberté  des  théâtres. 

— -  Un  journal  de  Toulouse,  avec  qui  nous  ne  sommes  pas  en  communion  d'idées, 
et  auquel  néanmoins  nous  nous  plaisons  à  reconnaître  prodigieusement  d'esprit  et 
de  talent,  le  Réteil,  a,  dans  son  numéro  du  1^  janvier,  tourné  fort  agréablement 
un  compliment  de  circonstance  à  l'adresse  de  la  Retue  de  Toulouse  et  de  son  direc- 
teur. L'éloge  est  toujours  bien  accueilli  ;  mais  il  flatte  plus  délicatement  l'amour- 
propre,  lorsqu'il  part  de  personnes  avec  lesquelles  on  diÎTèrc  d'opinion  ;  et  c'est  ici 
le  cas.  Messieurs  du  Réteil  sont  des  hommes  jeunes,  ardents,  pleins  de  sève,  que  ■ 
l'ardeur  entraîne  quelquefois  hors  des  limites  de  la  modération.  Le  prisme  où  ils 
voient  les  choses,  les  colore  à  leurs  yeux  autrement  qu'aux  nôtres  :  eflet  des  ans 
sans  doute  \  l'âge  a  affaibli  notre  vue.  Il  est  donc  bien  des  points  sur  lesquels  nous 
ne  sommes  pas  et  ne  serons  probablement  jamais  d'accord.  Nous  n'en  sommes  pas 
moins  très-sensible  à  l'éloge  qui  nous  vient  du  Réveil  /  c'est  la  preuve  d'une  grande 
honnêteté  de  sentiments,  et  n'est-ce  rien  par  le  temps  qui  court  ? 

Toulouse,  4  0  janvier  4  865.  F.  L. 


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L'ABBAYE  ROYALE  DES^  SALENQUES* 


Ceux  qui  liront  cette  notice ,  s'ils  ont  jamais  feuilleté  nos  livres 
d'histoire,  reconnaîtront  combien  peu  nous  y  avons  puisé.  Nos  histo- 
riens sont  à  peu  près  muets  sur  l'Abbaye  qui  va  nous  occuper.  Les 
auteurs  de  la  Gallia  Christiana  ne  donnent  sur  le  monastère  de  l'iâ- 
bondance-Dieu  que  quelques  détails  qu'ils  ont  tirés  de  la  Charte  de 
fondation  et  de  l'acte  d'installation  du  couvent.  Nous  allons  essayer 
de  compléter  l'histoire  de  cette  maison  religieuse  depuis  son  origine 
jusqu'à  sa  suppression  en  1792,  à  l'aide  de  documents  authentiques 
que  nous  avons  entièrement  puisés  dans  les  pièces  manuscrites  formant 
plus  de  quarante  liasses  déposées  aux  archives  de  notre  département. 
Le  monastère  des  Salenques  a  été  une  abbaye  d^  filles,  assez  célèbre 
pour  que  tout  ce  qui  se  rapporte  à  cette  congrégation,  qui  se  recrutait 
exclusivement  dans  la  noblesse  du  pays,  offre  un  véritable  intérêt. 

Gaston  II,  douzième  comte  de  Foix,  et  Eléonore  de  Comminges,  son 
épouse,  avaient  formé  le  projet  de  fonder  un  monastère  de  filles  dans 
la  vallée  de  l'Arize ,  au  territoire  des  Bordes  qui  faisait  partie  de  leur 
comté.  Déjà  ils  avaient  obtenu  du  pape  Clément  VI  la  permission  de 
faire  cette  fondation.  Le  couvent  devait  se  composer  de  trente  reli- 
gieuses, y  compris  l'abbesse.  Hais  la  mort  du  comte  arrivée,  au  mois 
de  septembre  1345,  à  Séville  en  Espagne,  et  celle  du  pape  interrom- 
pirent les  préparatifs  de  cet  établissement.  Le  projet  fut  repris  par 
Gaston  III ,  surnommé  Phébus,  à  la  prière  de  sa  mère,  Eléonore  de 
Comminges.  Le  nouveau  comte  de  Foix,  après  avoir  obtenu  de 
nouvelles  bulles  du  pape  Innocent  VI  qui  avait  remplacé  Clément  VI, 
fonda,  en  1555 ,  le  monastère  projeté  dans  la  paroisse  de  Saint-Félix 
de  Salenques,  juridiction  des  Bordes  en  Foix,  dans  le  diocèse  de 
Rieux  :  £n  loco  propé  ecclesiam  Sancti-Felicis  de  ScUenchiSy  diœeetis 

Tome  xii%  <•  LiyraîMiu  6 


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—  82  - 

Rivorumy  eomitatûê  Puxi,  Le  monastère  reçut  le  nom  ie  Notre-Dame 
de  V Abondance-Dieu  de  Saint-Félix  de  Salenques,  ordre  de  Citeaux 

EléODore  de  Comminges  et  son  fils,  en  fondant  l'Abbaye,  la  doté 
rent  de  grands  biens,  consistant  en  métairies,  moulin,  fiefs,  rentes 
albergues  et  autres  droits  dans  les  lieux  de  Saint-Félix  des  Bordes 
du  Garla-le-Comte,  dans  les  villes  de  Foix  et  de  Montesquieu-de-Vol 
vestre,  et  dan^  un  grand  nombre  de  communautés  du  pays  de  Foix 
Les  religieuses  du  monastère  furent  mises  en  possession  de  tous  ces 
biens  par  le  commissaire  député  par  le  comte  de  Foix  (i), 

Gaston  Phébus  et  sa  mère  avaient  fait  bâtir  un  couvent  pour  les 
religieuses  et  une  église  magnifique  sur  le  portail  de  laquelle  Ëléonore 
de  Comminges  fit  placer  ses  armoiries  qui  n'étaient  autres  que  celles  de 
la  maison  de  Comminges.  C'est  dans  cette  église,  suivant  une  ancienne 
tradition  du  couvent,  qu'aurait  été  transporté  après  sa  mort  et  enterré 
avec  grande  pompe,  le  corps  de  cette  princesse,  selon  la  recomman- 
dation qu'elle  en  aurait  faite  à  son  fils.* 

Le  comte  de  Foix  et  Ëléonore  de  Comminges  avaient  nommé  pour 
première  abbesse  du  monastère  Matheline  de  Castillon  (Mathellio  de 
Castelleone),  religieuse  professe  du  couvent  de  la  Lumière-Dieu.  Ma- 
theline fut  installée  en  cette  qualité  par  les  commissaires  délégués  (2), 
le  i«'  septembre  1553,  avec  cinq  religieuses  venues  avec  elle  du 
même  couvent  ou  appelées  de  celui  de  Mirepoix  : 

Maurande  de  Muo, 
Esclarmonde  de  Verniole, 
Jeanne  de  Lévis, 
Fides  de  la  Rivière, 
Egidie  de  la  Rivière  ; 

(4)  La  métairie  dite  de  la  Hilette  {de  insulâ)^  siluée  dans  les  territoires  de  Mon- 
tesquieo,  Rieui  et  Goûtererniâse,  avait  été  achetée  par  Ëléonore  de  Comminges 
pour  le  prix  de  800  écus  d'or,  avec  la  justice  hante^  moyenne  et  basse.  Par  Pacte 
de  fondation  du4«>r  septembre  4353,  la  comtesse  de  Foix  donna  cette  métairie  à 
l'abbaye. — Par  une  Charte  du  46  mai  4  365,  Gaston  Pbébus  donna  à  Tabbaye 
sur  son  trésor  du  Béarn  cent  florins  d'Aragon.  —  Le  20  février  1360,  Ëléonore  de 
Comminges  avait  acheté  à  Jacques  de  Carrière,  pour  le  prix  de  2,400  florins  d'or, 
une  métairie  dite  de  Carserot,  située  dans  la  juridiction  de  Montesquieu.  La  comtesse 
la  donna  franche  et  allodiale  aux  religieuses  de  Salenques;  et  cette  donation  fut 
confirmée  par  Gaston,  son  fils,  par  tin  acte  du  26  avril  4374  ,  retenu  par 
H*  Arnaud  de  Nogareda,  notaire  public  de  la  ville  de  Foix. 

(2)  Les  trois  abbés  d'Eaunes,  de  Lézat  et  de  Calers. 


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—  83  — 

Et  avec  d'autres  jeunes  personnes  qui  s'étaient  vouées  à  Tétat  mo- 
Dastique ,  et  qui  avaient  été  également  nommées  par  la  comtesse  de 
Foix  : 

Margaerite  de  Lévis, 

Jeanne  de  Lé  vis, 

Margaerite  de  Barbazan, 

Bsdarmonde  de  Montfaucon, 

Blanche  de  Rabat, 

Miracle  de  Foix,  fille  naturelle  du  prince  Loup ,  seigneur  de 

Rabat. 
Jacquette  de  Assurtz  (de  Lassur), 
Jeanne  de  Castillon, 
Flore  d'Ysarn. 

Onze  ans  après  la  fondation  du  couvent,  Gaston  Phébus,  outre  les 
biens  dont  il  l'avait  déjà  gratifié,  lui  donna  son  château  de  Salen- 
queê  situé  près  du  monastère  avec  divers  meubles^  à  l'exception  de  ses 
armes  qu'il  fit  transporter  dans  son  château  de  Foix.  Depuis  cette 
époque»  le  monastère  fut  appelé  plus  communément  le  cmventdee  Sa- 
leaques. 

L'origine  illustre  de  ce  couvent  y  attira,  à  toutes  les  époques,  un 
grand  nombre  de  jeiines  personnes  appartenant,  toutes,  aux  familles 
les  plus  distinguées  du  pays,  même  aux  maisons  souveraines  de  la 
province.  Eléonore  de  Foix  et  Yolande  de  Gomminges  s'y  retirèrent 
et  y  firent  profession. 

L'histoire  de  l'abbaye  de  Y  Abondance-Dieu  peut  se  diviser  en  trois 
grandes  époques  :  la  première,  depuis  sa  fondation,  en  1555,  jusqu'à 
l'émigration  des  religieuses  dans  la  ville  de  Hontesquieu-de-Volvestre, 
durant  la  dernière  moitié  du  xvi«  siècle  ;  la  deuxième,  comprenant 
le  temps  qui  s'écoula  entre  cette  époque  et  la  translation  de  l'abbaye, 
en  i68i,  dans  la  ville  de  Toulouse  ;  la  troisième^  depuis  cette  trans- 
lation jusqu'au  moment  de  la  suppression  du  monastère,  en  1702. 

Pendant  la  première  période  de  son  existence,  l'histoire  de  l'abbaye 
n'offre  aucun  iait  digne  d'être  remarqué  (i).  La  vie  des  religieuses 

(4)D  faut  considérer  comme  erroné  tout  ce  que  rapportent  certains  historiens 
(efttra  antres  OUuigaray,  p.  S47),  de  la  naissance  du  prince  Loup  au  couTont  des 
Sateiiqiies  à  la  suite  des  relations  de  Gaston   I*',  comte  de  Foix,  atec  une  dame 


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—  84  — 

s'écoule  dans  les  exercices  de  la  vie  monastique^  Les  documents  qui 
nous  restent  des  premiers  temps  de  l'abbaye^  ne  nous  font  guère  con- 
naître que  les  hommages  rendus  aux  seigneurs  dont  relevaient  les 
terres  possédées  par  les  religieuses.  Mais  tous  ces  documents  nous 
indiquent,  ce  qui  pourrait  ne  pas  être  sans  intérêt  pour  un  grand 
nombre  de  familles  qui  y  retrouveraient  le  nom  de  quelques-uns  de 
leurs  membres^  le  personnel  de  notre  monastère  à  différentes  époques. 
Nous  avons  recueilli  dans  ces  pièces  plusieurs  listes  des  religieuses  de 
Salenques.  Mais,  pour  ne  pas  dépasser  le  cadre  d'une  simple  Notice, 
nous  nous  abstiendrons  de  les  reproduire. 

A  la  fin  de  cette  première  période  de  son  existence,  le  couvent  des 
Salenques  eut  sa  part  de  fléaux.  Ce  couvent  ne  pouvait  pas  échapper 
aux  désastres  et  aux  dévastations  des  guerres  religieuses  du  xvi*  siècle. 
L'abbaye  avait  été  fondée,  comme  on  l'a  vu,  à  Saint-Félix  de  Salen- 
ques, dans  un  lieu  entouré  des  villes  des  Bordes,  Campagne,  Daumazan 
et  le  Caria.  La  ville  des  Bordes  et  le  Caria  étant  tombés  au  pouvoir 
des  religionnaires,  ceux-ci  ne  tardèrent  pas  à  se  ruer  sur  le  monastère  ; 
et,  après  l'avoir  pillé,  ils  y  mirent  le  feu.  Les  religieuses,  pour  échap- 
per à  la  fureur  des  huguenots,  se  réfugièrent  dans  la  ville  de  Montes- 
quieu. Sur  la  foi  d'une  note  qui  nous  avait  été  communiquée,  nous 
avions  fixé  dans  notre  Notice  historique  sur  l'arrondissement  de 
Muret j  l'époque  de  la  destruction  du  monastère  par  les  religionnaires, 
au  âO  juillet  1574  (1).  U  parait  qu'il  y  a  erreur  dans  cette  date  ;  car, 
depuis  la  publication  de  notre  Notice  sur  l'arrondissement  de  Muret, 
nous  avons  eu  sous  les  yeux  un  acte  de  notaire,  du  17  décembre  1570, 
qui  constate  que  déjà^  à  cette  époque,  les  religieuses  étaient  arrivées 
dans  la  ville  de  Montesquieu.  Ces  religieuses  voulaient  réparer  leur 
monastère  pour  y  rentrer.  Afin  de  se  procurer  l'argent  nécessaire, 
elles  vendirent,  par  l'acte  du  17  décembre,  à  un  habitant  des  Bordes, 
une  pièce  de  terre  pour  la  somme  de  575  livres  tournois.  L'acte  de 
vente  qui  fut  consenti  à  cette  occasion,  fut  passé  à  Montesquieu  dans 
la  maison  de  nobles  Antoine  et  Pierre  Gryez,  sise  à  la  rue  Mage,  et 
retenu  par  M*  Pierre  Maux,  notaire  public  de  la  ville  de  Daumazan.  Le 
notaire,  après  avoir  donné  les  noms  des  religieuses,  venderesses,  ajoute  : 

religieuse,  de  la  maison  de  Comminges.  Le  coavent   des   Salenques  n'existait   pas 
encore  à  Tépoque  de  la  naissance  de  ce  prince  qui   fut  le   chef  de  la  maison   de 
Rabat.  Il  ne  fut  fondé  qae  plusieurs  années  après. 
(1)  La  GaJtXia  Chrittiana  indique  également  Tannée  1574. 


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—  85  — 

«  Les  dites  dames  assemblées  et  congrégées  dans  la  dite  maôn  et  illcc 
»  retenues  à  cause  des  troubles  derniers  pendant  les  quels  le  susdit 
»  monastère  (de  Salenques)  avoit  esté  bruslé  par  ceuls  de  la  nouvelle 
»  prétendue  religion,  n'y  ayant  laissé  que  les  murailhes.  »  Les  reli- 
gieuses qui  consentirent  la  vente  dont  nous  venons  de  parler,  et  qui, 
seules,  formaient  alors  à  Montesquieu  leur  communauté,  s'appelaient: 
Anne  de  Saint-Etienne,  abbesse  \  Gabrielle  de  TersaCy  Catherine  de 
Claveriey  Julienne  de  Corneith  et  Marguerite  de  Roquefort, 

Suivant  les  auteurs  de  la  Gallia  Christiana  (i),  qui  se  sont  bornés 
à  consacrer  quelques  lignes  à  Tabbaye  des  Salenques,  faute  de  docu- 
ments, sans  doute,  c'est  sous  le  règne  de  Julienne  de  Corneilh 
qu'aurait  eu  lieu  l'invasion  de  l'abbaye  par  les  religionnaires  :  Bona 
monasterii  dnovatoribus.,,.  invasa  maximo  cum  dolore  perspexit. 
L'on  vient  de  voir  que,  d'après  nos  recherches,  c'est  du  temps  d'Anne 
de  Saint— Etienne,  qui  occupa  le  siège  abbatial  avant  Julienne  de 
Corneilh,  que  le  monastère  eut  à  supporter  sa  part  des  troubles  que 
firent  naître  les  guerres  de  religion  à  cette  époque.  On  lit  sur  ce  point 
dans  la  Gallia  Christiana,  qui  termine  ainsi  sa  trop  courte  Notice 
historique  :  Eo  loci  (de  Salenchis)  cum  splendore  suhstitit  ille  par- 
thenon  ad  annum  usque  iblk^  quo  d  Calvinistis  susdeque  eversus, 
moniales  in  urhem  Montesquivum  se  receperunt,  et  seculo  sequenti^ 
ampld  domc  in  urbe  Tolosœ  emptâ^  sedem  suam  ibidem  fixere.  Nous 
raconterons  plus  loin  l'histoire  de  cette  translation. 

A  l'époque  déplorable  dont  nous  venons  de  parler,  les  religion- 
naires ne  se  contentèrent  pas  de  démolir  le  couvent  des  Salenques  ; 
ils  dévastèrent  aussi  les  biens  de  l'abbaye  et  finirent  môme  par  s'en 
emparer.  Outre  les  rentes ,  la  métairie  et  le  moulin  que  l'abbaye 
possédait  dans  le  pays,  elle  avait  encore,  d'après  un  dénombrement 
de  d545,  soit  autour  du  monastère,  soit  au  territoire  des  Bordes, 
soixante-quatre  sétérées  de  terre  labourable  et  cent  quarante-huit 
journaux  de  vigne.  Tous  ces  biens  restèrent,  pendant  plus  d'un  demi- 
siècle,  sans  produire  aucun  revenu  pour  le  monastère,  à  tel  point  que 
les  religieuses  qui  vivaient  à  Montesquieu,  furent  forcées  de  contracter 
de  nombreuses  dettes  pour  subvenir  à  leur  entretien. 

Les  dames  de  Salenques  vécurent,  pendant  plusieurs  années,  à 
Montesquieu,  dans  la  maison  Grycz  ou  toute  autre.  Ne  pouvant  espérer 

(OTom.  ini,  col.  444. 


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de  reprendre,  dans  un  temps  prochain,  possession  de  leur  ancien 
monastère,  le  22  juin  i587,  Julienne  de  Corneilb,  alors  abbesse,  ot 
Marguerite  de  Roquefort,  seules  religieuses  dont  se  composait,  en  ce 
moment,  la  communauté,  achetèrent  à  demoiselle  Marguerite  de 
Ganichac,  veuve  de  Bernard  George,  une  maison,  située  dans  la  même 
ville  de  Montesquieu,  à  la  grande  rue,  moyennant  le  prix  de  SSO 
écus  d'or  valant  750  livres  tournois.  Elles  y  firent  construire  quel- 
ques appartements  et  une  chapelle  ;  et  cette  maison,  ainsi  agencée, 
leur  servit  de  couvent  pendant  plus  de  quarante  années.  Le  20  avril 
1598  ,  elles  l'agrandirent  d'un  patu  qu'elles  achetèrent  pour  la 
somme  de  quarante  livres  tournois  à  Pierre  Noël,  que  l'acte  de  vente 
qualifie  de  maisire  cousturief'  (tailleur,  sans  doute). 

En  1601,  le  nombre  des  religieuses  avait  augmenté.  Un  acte  de 
bail  à  ferme  iPune  vigne  qu'elles  consentirent,  le  14  juillet  de  cette 
année^  constate  la  présence  dans  le  couvent  de  : 

Miramonde  de  Laviston,  abbesse  ; 
Françoise  de  Labatut, 
Marguerite  de  Sers, 
Catherine  de  Montant* 

Un  autre  document  du  34  septembre  1604,  donne  les  noms  des 
cinq  religieuses  de  l'abbaye  : 

Miraroonde  de  laviston,  abbesse  ; 
Marguerite  de  Sers,  prieure  ; 
Gabrielle  de  Mallac, 
Gabrielle  de  Sers, 
Glaire-Anne  de  Noé. 

Le  comté  de  Foix  ayant  été  réuni  à  la  couronne,  l'abbaye  des 
Salenques  fut  considérée  comme  de  fondation  royale,  et,  dés  ce 
moment,  les  rois  de  France  en  nommèrent  les  abbesses  dans  toutes 
les  vacances,  conformément  aux  stipulations  du  concordat  passé  entre 
le  pape  Léon  X  et  le  roi  François  W  (1).  Vers  l'année  1626,  Anne 
de  Noé  fut  pourvue  de  l'abbaye  par  le  roi.  La  nouvelle  abbesse  forma 
de  suite  le  dessein  «  de  retirer  cette  maison  des  ruines^.  »  ,Peu  de 


(4  )  D'après  ce  concordat,   les  abbesses  qui,  auparavant,  étaient  élues  par  \f^ 
religieuses  de  leurs  abbayes,  furent  k  la  nooljnation  du  roi  avec  collation  du  Pape. 


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—  87  — 

temps  après  sa  nomination,  elle  fit  faire  quelques  réparations  à  ce  qui 
restait  des  bâtiments  de  Tancien  monastère  ;  et,  en  i650,  elle  quitta 
Montesquieu  pour  aller  s'y  établir  avec  ses  religieuses. 

Mais  les  réparations  faites  aux  bâtiments  de  Tabbaye  étaient 
insuffisantes  et  les  religieuses  y  étaient  très-mal  logées.  Quelques 
années  après,  elles  se  plaignaient  même  que  ces  bâtiments  menaçaient 
ruine,  et  que,  de  Tavis  des  gens  de  Tart  qui  les  avaient  visités,  elles 
ne  pouvaient  continuer  à  y  résider  sans  danger.  M">«  Anne  de  Noé 
conçut  alors  le  projet  d'établir  son  abbaye  dans  la  ville  de  Toulouse. 
Ce  projet  s'accordait,  d'ailleurs,  avec  les  dispositions  du  concile  de 
Trente ,  qui  conseillait  de  transférer  lé^  filles ,  autant  que  possible , 
dans  les  villes  :  ce  qui  était  de  nécessité  pour  les  religieuses  de 
Salenques  alors  sans  clôture  et  environnées  de  quatre  mille  religion- 
naires  qui,  déjà,  avaient  détruit  le  monastère.  Mais  le  grand  dessein 
d'Anne  de  Noé  ne  pouvait  s'accomplir  sans  de  grandes  dépenses,  et 
les  ressources  dont  elle  pouvait  disposer,  étaient  loin  de  suffire  pour 
lui  permettre  de  mener  à  bonne  fin  une  telle  entreprise.  Force  lui  fut 
d'en  ajourner  l'exécution  à  des  temps  plus  propices.  Provisoirement, 
Anne  de  Noé  mit  son  application  à  procurer  une  retraite  sûre  à  ses 
religieuses  pour  les  soustraire  aux  injures  des  buguenots.  C'est  dans 
la  ville  de  Foix  qu'elle  résolut  de  les  placer.  Après  avoir  obtenu  de 
Fr.  Gaston  de  Poutz,  prieur  de  Bolbonne  et  vicaire-général  de  l'ordre 
de  Citeaux  dans  le  ressort  du  f^arlement  de  Toulouse,  l'autorisation 
d'aller  rétablir  dans  cette  ville  le  prieuré  de  Sainte-Sopbie  de  Salen- 
ques, maison  dépendante  de  l'abbaye ,  M"><>  de  Noé  conduisit ,  en 
l'année  4645,  dans  la  maison  claustrale  de  Foix,  six  religieuses  qui 
devaient  être  gouvernées  par  l'une  d'elles  avec  le  titre  de  prieure. 
Mais  ces  religieuses  n'y  demeurèrent  pas  longtemps;  car,  en  i663,  à 
la  suite  de  quelques  difficultés  qui  s'étaient  élevées  avec  l'autorité 
épiscopale  de  Pamiers,  Philiberte  de  Noé,  qui  avait  succédé  à  sa 
tante,  Anne  de  Noé,  les  fit  rentrer  au  couvent  de  Salenques. 

Anne  de  Noé  était  décédée  à  Toulouse,  vers  l'année  1658,  pen- 
dant qu'dle  poursuivait  contre  les  calvinistes,  la  restitution  des  biens 
de  son  abbaye.  Après  sa  mort,  le  roi  avait  mis  à  sa  place  Philiberte  de 
Noé,  sa  nièce,  qui  se  montra  aussi  zélée  pour  la  restauration  de  sa 
maison.  Mais  les  ressources  lui  manquèrent  d'abord  comme  elles 
avaient  manqué  à  sa  tante,  à  ce  point  qu'un  jour,  elle  fut  obligée  de 


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—  88  — 

congédier  ses  filles  et  de  les  envoyer  en  subsistance  chez  leurs 
parents,  laissant  seulement  dans  la  maison  deux  ou  trois  anciennes 
religieuses  pour  continuer  d'y  faire  le  sen'icc  divin.  La  maison  de 
Bolbonrie,  de  laquelle  Tabbaye  des  Salenques  dépendait,  était  restée 
sourde,  quoique  riche,  aux  demandes  de  secours  que  Tabbesse  lui 
avait  adressées.  Le  monastère  des  Salenques  se  trouvait  composé,  à 
celte  époque,  de  : 

Philibertd  de  Noé,  abbesse  ; 

AoDO  de  Latour,  prieure; 

Catherine  de  Muo, 

Marguerite  de  Betcbat^ 

Mario  de  Mootaut  de  Brassac, 

Germaine  de  Saint-Jean  de  Boursaguet, 

Marthe  de  Latour, 

Marie  de  Saint- Jean  de  Boursaguet, 

Autre  Marie  de  Saint-Jean, 

Magdeleine  de  Nougerolles, 

Louise  de  Sarrecaye, 

Cécile  Nicole  de  Bicbet, 

Gabrielle  d*Erce, 

Gabrielle  de  Saint-Sulpice, 

Catherine  d'Ustou, 

Thérèse  Dupac^ 

Hélène  Dupac. 

Cependant  Philiberte  de  Noé  ne  se  découragea  point.  Comme  sa 
tante,  elle  employa  toutes  ses  pensées,  tous  ses  soins,  à  poursuivre  la 
restitution  des  biens  de  l'abbaye  qui  étaient  encore  en  grande  partie 
au  pouvoir  des  religionnaires,  et  elle  eut  le  bonheur  d'y  réussir.  Une 
transaction  du  23  mai  4662,  qu'elle  souscrivit  avec  les  consuls  des 
Bordes,  finit  par  lui  procurer  une  somme  assez  considérable.  Avec 
cette  ressource  et  le  produit  de  quelques  emprunts  qu'elle  était  par- 
venue à  contracter,  elle  résolut  de  donner  suite  au  projet  conçu  par 
Anne  de  Noé.  Elle  demanda  l'autorisation  de  se  transférer  de  Saint- 
Félix  de  Salenques  dans  la  ville  de  Toulouse.  11  y  eut  d'abord  des 
difficultés  ;  mais,  à  la  fin ,  ces  difficultés  s'aplanirent,  «  grâce  é 
9  M.  de  Château-Neuf  (i),  qui  prenoit  cette  afiEaire  à  cœur.  »  Il  fallait, 

(1)  Colbert,  devenu  marquis  de  Chàteau-Neuf-sur-Cher,  ou  Baltbasar  Philip- 
peaux,  secrétaire  d'Etat,  raarquis  de  Chàteau-Neuf-sur-Loire. 


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—  89  — 

pour  opérer  Ja  translation  du  monastère  deSalenques  à  Toulouse, 
Tautorisation  des  Capitouls,  la  '  permission  de  rArchevêquc,  des 
Lettres-patentes  du  Roi  et  le  consentement  de  l'abbé  général  de  Tordre 
de  Gîteaux. 

Les  Capitouls  de  Toulouse  donnèrent  leur  consentement,  le  2  sep- 
tembre 4677.  Le  5  février  1679,  Tarchevôque  Joseph  de  Montpezal 
donna  le  sien,  à  la  condition  que  l'abbesse  se  soumettrait  à  la  juridic- 
tion qui  pouvait  lui  appartenir  sur  sa  communauté.  Mais  Farchevêque 
ne  tarda  pas  à  retirer  cette  condition  qui  ne  pouvait  être  acceptée  sans 
violer  les  privilèges  de  Tordre  de  Gîteaux.  Au  mois  de  mars  de  la 
même  année,  4679,  Louis  XIV  accord*  des  lettres-patentes  qui  auto- 
risaient la  translation  du  couvent  dans  la  ville  de  Toulouse  ou  dans 
ses  faubourgs  :  ces  lettres-patentes  furent  enregistrées  au  Parlement, 
le  27  mai  suivant. 

Il  paraît  que  le  chapitre  général  de  Tordre  de  Gîteaux  avait  d'abord 
refusé  l'autorisation  que  Philiberte  de  Noé  avait  sollicitée  «  à  cause  des 
»  empeschements  que  les  religieuses  recevoient  du  voisinage  des  gens  ' 
»  de  la  religion  prétendue  réformée  dont  le  monastère  de  Salenques 
»  étoit  environné,  et  à  cause  aussi  du  passage  continuel  des  gens  de 
»  guerre  dans  le  pays,  ce  qui  les  empeschoit  de  travailler  utilement 
»  au  restablissement  du  monastère.  »  Néanmoins,  le  refus  des  chefs 
de  Tordre  ne  persista  pas;  et  Dom  Fr.  François  de  Faule-Gurelz, 
supérieur  du  couvent  de  Bouilhas,  alors  vicaire  et  visiteur-général  de 
Tordre  pour  la  province  de  Toulouse,  permit  à  la  communauté  de  se 
transporter  à  Toulouse  pour  y  établir  sa  résidence,  sous  la  direction 
et  la  juridiction  de  ses  supérieurs  réguliers ,  et  nommément  du 
R.  abbé  de  Morimond  ,  père  et  supérieur  immédiat  du  monastère  des 
Salenques. 

Cette  autorisation  accordée,  Philiberte  de  Noé,  assistée  de  dames 
Marthe  de  Latour,  Gabrielle  d'Erce,  depuis  abbesse ,  et  Andrée  de 
Lassalle,  religieuses  de  ce  monastère,  achetèrent,  pour  Tétablissement 
de  leur  couvent,  quelques  maisons  et  jardins  contigus,  sis  dans  l'an- 
cienne rue  Saint'Juliai'iieQUSsides  Vigoulousesondel  PeyroUy  depuis 
des  Salenques,  dans  la  paroisse  de  Saint-Sernin,  capitoulat  de  Saint- 
Pierre-des-Guisines.  ù  plus  grande  partie  de  ces  immeubles  aboutis- 
sant par  derrière  à  la  cour  des  Études  (aujourd'hui  la  Faculté  de 
Droit),  faisaient  partie  d'un  fief  qui  relevait  du  chapitre  de  Sainl- 


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—  90  — 

Sernia  ;  et  aussi,  à  raison  de  des  acquisitions,  les  religieuses  eurent  à 
payer  au  chapitre  la  censive  annuelle  de  43  sols  tournois. 

C'est,  donc,  dans  la  rue  des  Vigouhuses  qu'allait  s'établir  le  nou- 
veau monastère;  mais,  avant  de  s'y  installer,  les  religieuses  eurent 
des  obstacles  à  lever.  Le  pape  Alexandre  III  avait  accordé  au  chapitre 
de  l'église  abbatiale  de  Saint-Sernin  une  Bulle,  par  laquelle  il  était 
défendu  à  toutes  personnes  de  bâtir  église  ou  oratoire  quelconque 
dans  l'étendue  de  la  paroisse  de  Saint-Sernin  sans  le  consentement 
du  chapitre.  Lorsque  les  religieuses  de  Saienques  voulurent  s'établir 
dans  les  maisons  qu'elles  a^ient  achetées,  rue  des  VigouUmses,  elles 
furent  obligées  d'en  demander  la  permission  au  chapitre.  Les  cha- 
noines de  Saint-Sernin  s'opposèrent  d'abord  à  l'établissement  de  la 
communauté  dans  leur  paroisse.  Il  fallut  acheter  d'eux  cette  permis- 
sion, qui  ne  fut  accordée  que  moyennant  la  redevance  annuelle  de 
dix  livres  tournois  payables,  le  25  juin,  jour  de  la  fête  de  la  trans- 
lation de  saint  Saturnin,  et  avec  cette  condition  que,  lors  du  décès 
de  chacun  des  chanoines  du  chapitre,  les  religieuses  prieraient  Dieu 
pour  le  repos  de  son  âme,  et  feraient,  à  cet  effet,  le  jour  de  son  décès 
ou  celui  de  son  enterrement,  un  service  qui  devait  consister  en  la 
récitation  de  VOffice  des  morts  et  une  messe  de  communion  à  l'in- 
tention de  l'âme  du  défunt.  Cette  condition  et  d'autres  qu'il  est 
inutile  de  rappeler,  furent  constatées  dans  un  acte  du  5  avril  i68i, 
retenu  par  un  notaire  de  la  ville,  du  nom  de  Vincens, 

filais,  u»o  avulso  twn  déficit  alter  :  la  translation  du  monastère  de 
Saienques  â  Toulouse  rencontra  un  vigoureux  adversaire  dans  le 
R.  P.  Dom  Etienne  de  Mulatier ,  supérieur  de  l'abbaye  de  Bolbonne. 
Les  religieuses  de  VÀbondance-Dieu  avaient  été  placées,  par  l'acte  de 
fondation  de  leur  couvent,  sous  la  direction  de  l'abbé  et  des  religieux 
de  cette  abbaye,  qui  demeuraient  autorisés  à  leur  imposer  les  règle- 
ments que  les  us  et  constitutions  de  l'ordre  de  Cîteaux  pourraient 
exiger.  Il  était  dit  dans  le  même  acte  que  le  monastère  de  Bolbonne 
devait  tenir  en  celui  de  VÀbondance-Dieu,  pour  diriger  les  religieuses, 
deux  religieux  que  l'abbesse  serait  obligée  de  nourrir  et  de  vêtir.  Enfin, 
Mi'  de  Montpezat  n'avait  accordé  d'abord  aux  religieuses  de  Saien- 
ques la  permission  de  s'établir  à  Toulouse,  qu'à  la  charge  par  elles 
d'apporter  dans  la  ville  tous  les  revenus  de  leur  monastère,  et,  comme 
on  l'a  vu,  qu'après  qu'elles  se  seraient  soumises  à  sa  juridiction, 
condition  que  l'archevêque  avait  retirée  ensuite. 


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—  9i  — 

Partant  de  là,  le  R.  P.  de  Malatier  justifiait  ainsi  son  opposition  : 
«  L'intérêt  de  Tabbé  et  des  religieux  de  Bolbonne  est  important  à 
»  empescber  la  translation  du  monastère  de  Salenques  dans  la  ville 
»  de  Tbolose^  parce  que  ledit  abbé  a  la  visite  et  le  droit  de  règlement 
»  dans  ladite  maison  :  ce  qui  feroit  question  et  procès  dans  Tholose  à 
»  cause  de  la  soumission  que  Tarcbevêque  exige  des  religieuses  à  sa 
»  juridiction.  Et  puis  le  couvent  de  Bolbonne  ne  doit  pas  souffrir 
»  cette  translation  à  Tbolose,  puisque  c'est  la  communauté  de  Bol- 
B  bonne  qui  doit  régir  et  gouverner  le  monastère  des  Salenques  et  y 
n  tenir,  aux  dépens  des  religieuses  de  ^tte  maison,  deux  religieux 
»  pour  servir  de  confesseurs  et  de  directeurs  des  religieuses.  C'est  la 
»  loi  de  la  fondation  qui  ne  peut  être  violée  ;  et  c'est  un  avantage 
»  accordé  par  les  fondateurs  à  la  maison  de  Bolbonne  qui  peut  se 
»  déchaîner  de  la  subsistance  de  deux  religieux  en  les  tenant  au 

>  monastère  des  Salenques,  avantage  qu'ils  perdroient  à  Tholose, 
»  parce  que,  comme  les  religieuses  seroient  soumises  à  la  juridiction 
»  de  l'Archevêque  de  cette  ville,  il  faudroitque  les  religieux  y  fus 
»  sent  également  soumis,  ce  qui  seroit  contraire  à  la  volonté  de  leurs 
>»  supérieurs  et  aux  règles  de  Tordre.  » 

Cette  opposition  du  supérieur  de  Bolbonne  ne  pouvait  être  un 
obstacle  bien  sérieux  à  l'établissement  des  religieuses  de  Salenques  à 
Toulouse,  après  les  modifications  que  l'Archevêque  avait  apportées  à 
sa  première  permission,  après  surtout  le  consentement  donné  par  le 
supérieur  de  Bonilhas,  au  nom  du  chapitre  de  l'ordre.  Aussi  L'établis- 
sement se  fit  ;  et  le  transport  des  religieuses  de  Salenques  à  Toulouse 
s'opéra,  le  20  mars  i681,  sous  la  conduite  de  F.  Jean  Passelaigne, 
prieur  de  l'abbaye  de  Calers,  qui  avait  été  commis  par  le  supérieur 
de  Bouilhas  :  «  Ledit  jour,  vingtiesme  dudit  moys  de  mars,  nous 
»  serions  partis,  dit  le  commissaire  dans  son  procès- verbal,  avec 

>  ladite  abbesse  et  les  susdites  religieuses,  et  nous  nous  serions 
»  acheminés  à  la  ville  de  Tholose,  distante  de  Salenques  de  huit 
»  grandes  lieues,  où  nous  serions  arrivés  en  deux  iours  de  marche, 

>  et  aurions  establi  les  susdites  vénérable  abbesse  et  religieuses  dans 
»  la  maison»  par  elles  choisie,  acheptée  pour  estre  à  Tadvenir  leur 
»  demeure.  Après  quoy  nous  nous  serions  retirés.  » 

Au  moment  où  l'on  s'occupait  de  la  translation  de  Tabbayc  à 
Toulouse,  le  monastère  comptait  à  Salenques  dix-neuf  religieuses 
dont  plusieurs  figurent  dans  la  dernière  liste  que  nous  avons  donnée. 


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—  92  — 

Il  ne  faut  pas  croire  que  ce  soit  à  l'époque  de  Farrivée  des 
religieuses  de  Y  Abondance-Dieu  dans  Toulouse  que  remonte  la  cx)n'- 
struction  de  leur  couvent  tel  qu'il  existait  lors  de  sa  suppression  en 
1792,  et  tel,  du  reste,  qu'il  existe  encore  aujourd'hui  en  partie.  Cette 
construction  est  postérieure  de  près  d'un  siècle.  Le  22  septembre 
1745,  Fr.  Nicolas  Philibert  Guyot,  abbé  de  Morimoud,  avait  visité  le 
monastère  et  constaté  dans  son  procès-verbal ,  «  qu'en  visitant  les 
»  bâtiments,  il  avoit  trouvé  non  seulement  la  maison  très-irrégulière- 
>*  ment  bâtie,  n'y  ayant  ni  cloistre  ni  dortoir,  mais  mesme  s'étoit 
»  aperçu  avec  douleur  qu'elle  menaçoit  partout  une  ruine  prochaine  : 
i»  ce  qui,  joint  aux  dettes  considérables  de  l'abbaye,  la  jettoit  dans 
»  un  état  d'autant  plus  déplorable  qu*elle  ne  pouvoit  point  trouver 
»  dans  ses  propres  fonds  des  ressources  suffisantes  pour  être  relevée 
»  malgré  le  zèle  admirable  de  Tabbesse  et  les  sages  précautions 
»  qu'elle  prenoit  pour  tirer  sa  maison  de  la  misère  où  elle  l'avoit 
»>  trouvée.  » 

Les  arrêts  du  conseil  des  iO  août  ^54  et  H  février  ^58,  que 
nous  avons  rappelés  dans  notre  Notice  sur  l'Abbaye  de  l'Oraison- 
Dieu  (1),  établie  dans  la  ville  de  Muret,  constataient  également  que 
labbaye  des Salenques  ne  pouvait  se  soutenir  à  cause  des  grosses 
réparations  qu'il  était  indispensable  de  faire  aux  bâtiments.  L'on  sait 
que  celte  situation  amena  le  gouvernement  du  roi  et  les  chefs  de 
l'Ordre  de  Cîteaux  à  réunir  l'abbaye  des  Salenques  et  celle  de 
rOraison-Eiieu,  qui  se  trouvait  dans  la  même  position,  abbayes  qui 
ne  pouvaient  plus  être  conservées  séparément.  Cette  union  ayant  été 
prononcée,  en  i7G1,  le  monastère  des  Salenques  devint  propriétaire 
des  biens  de  l'abbaye  de  l'Oraison-Dieu.  Deux  ans  après,  par  lettres- 
patentes  du  roi,  du  mois  de  novembre  ^65,  les  religieuses  furent 
autorisées  à  en  aliéner  une  partie  pour  en  employer  le  prix  à  la 
reconstruction  du  couvent  de  Toulouse.  En  vertu  de  cette  autorisa- 
tion, les  bâtiments,  les  jardins  et  la  chapelle  de  l'ancien  monastère 
de  Muret  furent  vendus.  L'on  vendit  également  la  maison  que  l'abbaye 
possédait  dans  la  ville  de  Foix  avec  le  jardin  et  ses  dépendances  \  et 
avec  les  deniers  provenant  de  ces  diverses  ventes,  les  religieuses  firent 
réédifier  leur  monastère. 

Le  plan  et  le  devis  des  bâtiments  à  reconstruire  furent  dressés  par 

(4)  Voy.  celle  Notice,  pa^.  ÎO 


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—  93  — 

M.  de  Savignac,  professeur  à  l'Académie  de  peinture,  sculpture  et 
architecture  de  la  ville  de  Toulouse  ;  et  Antoine  Caboue,  maître 
maçon,  se  chargea,  pour  le  prix  de  17,800  livres,  de  l'entreprise  des 
travaux,  qui  consistaient  principalement  dans  la  construction  d'un 
appartement  pour  madame  Tabbesse,  et  d'un  cloître  pour  les  religieu- 
ses, au  dessus  duquel  devait  être  un  dortoir  de  onze  chambres, 
surmonté  d'un  élendoir  ou  mirande.  C'est  sous  le  régne  de  l'abbesse 
Marie-Charlotte  de  Montillet  que  se  fit  cette  reconstruction  du  mo- 
nastère. 

A  peu  près  à  cette  époque,  en  1761,  il  s'éleva  dans  l'abbaye  un 
incident  qui  mérite  d'être  raconté,  comme  révélant  un  détail  des 
mœurs  de  ce  temps-là  :  Une  pensionnaire  du  couvent,  M"»  Anne  de 
Lassalle,  décéda,  le  3  mai  de  cette  année.  Où  devait-elle  être  enterrée? 
Telle  est  la  grande  question  qui  fut  soulevée.  Les  religieuses  préten  - 
daient  que,  conformément  aux  privilèges  de  leur  Ordre  (c'était  le 
temps  des  privilèges  :  chaque  état,  chaque  association  avait  les  siens, 
auxquels  il  n'était  point  permis  de  porter  atteinte),  la  jeune  pension- 
naire devait  être  enterrée  par  le  religieux-aumônier,  dans  l'église 
de  l'abbaye.  Ce  religieux  était  alors  Dom  Hyacinte  Pélegrin,  pro- 
cureur du  collège  de  Saint-Bernard  de  Toulouse.  Le  curé  de  \n 
paroisse  de  Saint-Semin  revendiquait,  au  contraire,  le  corps  do 
M^^  de  Lassalle  pour  l'inhumer,  selon  le  droit  commun,  dans  le 
cimetière  de  Saint-Semin,  attendu  qu'elle  n'avait  point  fait  élection 
de  sépulture.  Le  curé  soumit  le  cas  au  Parlement  qui  lui  donna  gain 
de  cause,  avec  injonction  aux  religieuses  de  lui  remettre,  sous  peine 
de  saisie  de  leur  temporel,  le  corps  de  la  défunte.  Dom  Pélegrin 
s'empressa  de  protester.  Mais  le  curé  ayant,  malgré  cette  protestation, 
mis  l'ordonnance  du  Parlement  à  exécution  et  enterré  M**®  de  Lassalle 
.  dans  le  cimetière  de  sa  paroisse,  les  religieuses  le  firent  assigner, 
le  24  mai,  devant  le  Grand-Conseil  (1),  pour  voir  ordonner  que 
l'abbaye  serait  maintenue  dans  sçs  droits. 

Il  parait  que  l'affaire  n'alla  pas  plus  loin  ;  car,  le  28  du  même 
mois,  les  parties  transigèrent.  Il  fut  convenu  qu'à  l'avenir,  toutes 
personnes  sans  distinction,  résidant  dans  l'intérieur  de  l'abbaye,  les 

(1)  Far  lettres-patentes  données  à  Paris,  au  mois  de  mars  1749,  le  Roi  avait 
confirmé  l'Ordre  de  Ctteaux  dans  ses  privilèges  et  exemptions,  notamment  dans  sou 
droit  d^éfocatioo  au  Grand-Conseil  des  procès  et  différends  concernant  ledit  Ordre, 
dont  la  connaissance  fat  interdite  à  toutes  les  Cours  et  autres  juges . 


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—  94  — 

pensionnaires  comprises,  seraient  administrées  par  les  religieux  qui 
y  seraient  attachés,  et  enterrées  dans  l'église  de  L'abbaye  ;  et  que  les 
personnes  résidant  dans  les  lieux  dépendant  du  monastère,  mais  hors 
de  la  clôture,  recevraient  les  sacrements  du  curé  de  la  paroisse  et 
seraient  inhumées  dans  le  cimetière  d'icelle. 

Telle  fut  la  fin  de  ce  procès  bizarre,  que  Taccord  dont  nous  venons 
de  parler  aurait  dû  précéder  et  non  suivre. 

Depuis  rétablissement  du  monastère  des  Salenques  à  Toulouse,  le 
personnel  de  la  communauté  ne  s'était,  en  général,  composé  que  de 
dix  à  douze  religieuses',  Tabbesse  comprise.  Au  mois  d'août  1785,  les 
religieuses  n'étaient  qu'au  nombre  de  neuf  : 

Marie- Louise  de  ViUoutreyx  de  Fafe,  abbesse  ^ 
Françoise  de  Lauragoel  Du  Valès,  prieure  ; 
Marie-Anne  de  Blandinières,  sous-prieure  ; 
Anne  d6  Casteras,  sacristaine  ; 
Françoise  de  Maribail,  cellérière  ; 
Marie-Anne  de  Berne , 
Thérèse  de  Sainte-Araille  . 
Bernarle  de  Cheverry, 
Rosalie  de  VilleneuTe. 

Bladame  de  ViUoutreyx  de  Faye  est  la  dernière  abbesse  inscrite  dans 
les  annales  du  mouastère  qui,  depuis  sa  fondation,  en  comptait  une 
vingtaine.  Les  documents  que  nous  avons  parcourus  nous  ont  fait 
découvrir  les  noms  de  dix -huit  de  ces  supérieures.  Nous  allons  en 
donner  la  liste  (i),  en  indiquant,  autant  que  nous  le  permettront  les 
renseignements  puisés  dans  les  titres  déposés  aux  archives  de  notre 
département,  l'époque  de  leur  nomination  et  celle  de  leur  mort.  On 
remarquera  que  les  abbesses  dont  les  noms  manquent^  sont  celles  qui 
ont  vécu  dans  le  commencement  du  xv*  siècle.  Depuis  cette  époque, 
la  liste  est  complète. 

La  première  abbesse  du  monastère  de  V Abondance-Dieu  fut, 
comme  ou  l'a  vu,  Matheline  de  Gastillon,  choisie  par  les  fondateurs 
de  l'abbaye,  et  installée,  en  cette  qualité,  le  l*'  septembre  i353.  Elle 
était  religieuse,  avant  sa  nomination,  à  l'abbaye  de  Fabas,  et  elle  était 
encore  abbesse  des  Salenques,  le  i7  février  4358. 

(4)  Cette  liste  diffère  quelque  peu  de  celle  donnée  par  les  écrÎTains  de  la  GaUia 
ChrUiiana,  lom.  Xlll,  col.  44«. 


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—  95  — 

Après  Blatheline,  on  trouve,  dans  deux  actes  de  i570  et  1598,  le 
nom  de  Marguerite  de  Lévis,  sans  autre  désignation. 

Les  documents  existants  du  xv^  siècle  ne  nous  donnent  que  \e^ 
noms  des  cinq  abbesses  qui  suivent  : 

Matheline  de  Pardailhan,  décédée  vers  Tan  4448.  Elle  fut  rem|ilacéo 
par  : 

Henriette  de  Cauzano,  dont  le  nom  se  retrouve  dans  des  actes  de 
4448,  8  janvier  4456,  6  août  4457. 

Halianors  de  Fuxo  (Eléonore  de  Foix),  actes  des  45  février  et- 
20  octobre  4464,  SI  décembre  4465,  4  février  4470,  27  septembre 
4474,  6  septembre  4477,  6  septembre  4479. 

Agnès  de  Montant  fut  élue,  le  40  avril  4482,  en  présence  de  M.  Jean 
Pellicier,  abbé  de  Calers,  l'abbaye  vaquant  par  la  mort  d'Eléonore  de 
Foix.  Agnès  de  Montant  vivait  encore,  le  50  mai  4497. 

Pendant  le  xvi«  siècle,  on  trouve  : 

Hélinaïs  (Eléonore)  de  La  Roque^  qui  fut  mise  en  possession,  comme 
abbesse  élue,  du  monastère,  par  Jacques  Deverria,  abbé  d'Eaunes. 
Le  4  avril  4550,  elle  se  démit  de  Tabbaye  en  faveur  de  : 

Anne  de  Saint-Etienne  de  Montbeton,  dont  le  nom  est  inscrit  dans 
des  actes  de  4545,  48  mai  4548,  5  mai  4554,  45  août  4556,  47  et 
20  décembre  4570,  août  4574.  Anne  de  Saint-Etienne  fut  rem- 
placée par  : 

Julienne  de  Comeilh ,  dont  les  bulles  accordées  par  le  pape 
Gr^oire  XIII  sont  du  mois  d'octobre  4575.  Son  règne  fut  assez 
long  ;  car  elle  vivait  encore,  le  20  avril  4598. 

Miramonde  de  Laviston  succéda  A  Julienne  de  Comeilh.  Son  nom 
est  inscrit,  entre  autres^  dans  des  actes  du  mois  d'octobre  4599  et 
50 août  4647. 

Nous  avons  vu  le  nom  de  Françoise  de  Francasal  figurer  dans  un 
acie  du  8  août  4648,  comme  abbesse.  Mais  il  parait  que  ce  titre  ne 
lui  avait  pas  été  régulièrement  conféré.  Car  ce  fut  Suzanne-Margue- 
rite de  Mauléon  de  Francon  qui  fut  nommée  par  le  roi,  le  10 
novembre  4648,  en  remplacement  de  Miramonde  de  Laviston.  Ses 
bulles  sont  datées  du  50  mai  4649^  et  son  nom  figure  dans  plusieurs 
actes,  dont  le  dernier  porte  la  date  du  4  avril  4626. 

Claire-Anne  deNoé  remplaça  Marguerite  de  Mauléon,  décédée.  Elle 
prit  possession  de  Tabbaye,  le  20  octobre  4626.  Le  42  août  4627, 
Fr.  Charles  Boucherat,  abbé  de  Pontigny,    prieur  et  visiteur  de 


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—  96  — 

Tordre  de  Citeaux,  visita  le  couvent  de  V Abondance-Dieu,  encore  dans 
la  ville  de  Montesquieu,  et  donna  sa  bénédiction  abbatiale  a  Claire- 
Anne  de  Noé,  dans  la  chapelle  de  ce  monastère. 

Philiberte  de  Noé  fut  nommée  par  le  roi,  le  i8  novembre  i658, 
abbesse,  en  remplacement  d'Anne  de  Noé,  sa  tante,  décédée.  Elle 
prit  possession  de  l'abbaye,  le  20  septembre  1659  ;  et,  le  8  décembre 
suivant,  elle  reçut  la  bénédiction  abbatiale,  dans  l'église  des  Tier- 
cerettes  de  Toulouse,  de  M»'  Pierre  de  Marca,  arcbevôque  de  cette 
ville. 

Gabrielle  de  Sii^and  d'Erce  fut  nommée  par  le  roi,  le  i«' novem- 
bre 1694,  abbesse  du  monastère  après  la  mort  de  Philiberte  de  Noé. 
Ses  bulles  sont  datées  de  Rome,  la  veille  des  ides  de  décembre  i698. 
Le  25  avril  1700,  elle  reçut  la  bénédiction  abbatiale  de  M^^  Jean- 
Baptiste-Michel  Golbert,  archevêque  de  Toulouse,  dans  la  maison 
professe  des  Jésuites.  Gabrielle  de  Sirgand  d'Erce  avait  supplié  le  pape 
Innocent  XII  de  lui  accorder  ses  bulles  gratis,  «  vu  la  pauvreté  du 
monastère.  » 

Marguerite  de  Sirgand  d'Erce,  prieure  et  maîtresse  des  novices  au 
monastère  des  Salenques,  fut  nommée  par  le  roi,  le  19  mai  1719, 
abbesse-coadjutrice  de  Gabrielle  d'Erce,  sa  tante,  à  qui  l'âge  et  les 
infirmités  prescrivaient  le  repos.  Sa  nomination  fut  confirmée  par  des 
bulles  du  pape  Clément  XI,  datées  du  6  des  calendes  de  décembre 
de  l'année  1719;  et,  le  12  juillet  suivant,  elle  prit  possession  de  sa 
nouvelle  dignité. 

Après  la  mort  de  Marguerite  de  Sirgand  d'Erce  qui  était  devenue, 
par  le  décès  de  sa  tante,  titulaire  de  l'abbaye,  Gabrielle  de  Sirgand 
d'Erce,  2*  de  nom,  sa  sœur,  fut  appelée  par  le  roi  n  lui  succéder. 
Ses  bulles  d'institution  données  à  Rome  par  le  pape  Benoit  XIII,  por- 
tent la  date  du  mois  d'avril  1725. 

Marie-Charlotte  de  Montillet  fut  nommée,  en  1741,  après  la  mort 
de  Gabrielle  de  Sii^and  d'Erce,  2«de  nom,  abbesse  du  monastère  des 
Salenques.  Elle  était,  avant  sa  nomination,  religieuse  professe  dans 
une  abbaye  du  diocèse  de  Bellay.  Ses  bulles  d'institution  sont  datées 
du  19  des  calendes  de  janvier  de  l'année  1742.  Elle  prit  possession 
de  son  abbaye,  le  11  mars  suivant. 

M"«  de  Montillet  gouverna  le  monastère  des  Salenques  pendant 
l'espace  de  59  ans  jusques  au  moment  de  sa  mort  arrivée  au  mois 
d'octobre  1781. 


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—  97  — 

Marie-Louise  de  Villoutreyx  de  Faye,  abbesse  de  l'abbaye  royale 
d'Allois  (^),  au  diocèse  de  Limoges,  [remplaça  M">«  de  Montillet.  Son 
brevet  de  nomipation  est  du  25  novembre  178i,  et  elle  fut  mise  en 
possessioo  de  sa  nouvelle  abbaye,  le  29  juin  4782.  Comme  nous  l'avons 
déjà  fait  remarquer,  elle  ferme  la  liste  des  abbesses  du  monastère  des 
Salenques.  Le  49  juillet  4792,  la  veille  delà  suppression  du  couvent, 
elle  signa  un  procès-verbal  rédigé  par  un  délégué  de  l'administra- 
tion départementale  de  la  Haute-Garonne  ;  elle  n'y  prit  que  le  titre 
de  supérieure.  Quelques  jours  après,  la  maison  fut  fermée  en  vertu 
des  lois  de  la  Révolution,  et  les  biens  qui  en  dépendaient  vendus 
nationalement;  à  l'exception  des  bâtiments  du  monastère  qui  ont  été 
et  qui  sont  encore  aujourd'hui  transformés  en  casernes. 

Indépendamment  des  albergues  et  autres  droits  seigneuriaux  que 
l'abbaye  avait  le  droit  de  percevoir  dans  29  villes  et  villages  du 
comté,  de  Foix,  le  monastère  des  Salenques  avait  possédé,  jusqu'aux 
derniers  jours  de  son  existence^  des  biens  fonds  assez  considérables 
à  Saint-Félix  de  Salenques,  dans  les  juridictions  des  Bordes  et  du 
Carla-le-Comte,  dans  les  consulats  de  Rieux,  de  Saint^Hilaire  et  de 
Muret.  Les  biens  de  Saint-Félix,  des  Bordes  et  du  Caria,  consistant 
en  diverses  pièces  de  terre,  en  un  moulin  à  eau  à  deux  meules  aux 
Bordes,  en  une  métairie  dite  des  Salenques  à  Saint-Félix,  en  l'église  et 
la  maison  presbytérale  de  ce  lieu,  furent  successivement  vendus,  les 
3  février,  28  mai,  47  juin  et  9  août  4794.  Ces  ventes  produisirent 
une  somme  de  405,090  livres  dans  laquelle  le  prix  de  la  métairie  des 
Salenques  entrait  pour  86.500  livres.  Les  métairies  de  la  Hilette  et 
de  Laborie  ou  de  Carserot,  situées  dans  le  territoire  du  pays  de  Rieux, 
et  que  les  religieuses  de  Salenques  tenaient  des  libéralités  d'Eléonore 
de  Comminges,  avaient  été  adjugées,  le  20  février  de  la  même  année, 
pour  le  prix  de  52,900  livres.  Les  maisons  et  les  fours  situés  dans  la 
ville  de  Muret,  et  la  métairie  dite  de  YOraison-Dieu  à  Saint-Hilaire, 
provenant  de  l'abbaye  de  ce  nom  qui  avait  été  unie,  comme  Ton  sait 
en  4764,  à  celle  des  Salenques,  furent  également  vendus,  les  46 
janvier  et  6  février  4794  :  les  maisons  et  fours  à  divers,  pour  4,055 
livres  ;  et  la  métairie  de  VOraison'DieUy  au  prix  de  39,900  livres. 

Total  du  produit  des  ventes  :  204,945  livres. 

(4)  AUoi8(Haule-yieDne).  L'abbaye  (TAllois  devait  son  origine  à  une  abbaye  de 
Bénédictins  fondée  en  4  435. 


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—  98  — 

II  est  facile  de  voir  par  ià  que  les  revenus  du  moDastère  des  Salen- 
ques  se  portaient,  avec  les  redevances  seigneuriales,  é  dix  mille  livres 
environ.  Mais  les  dépenses  de  toute  nature  pour  l'entretien  et  le 
service  de  Tabbaye,  s'élevaient  annuellement  à  une  somme  assez 
forte.  Le  couvent  devait  de  plus  des  sommes  considérables  que  les 
religieuses  avaient  été  obligées  autrefois  d'emprunter,  soit  pour 
réparer  les  dégâts  occasionnés  dans  les  premiers  temps  des  guerres 
de  religion,  soit  pour  parer  aux  dépenses  nécessitées  par  la  transla- 
tion de  l'abbaye  de  Salenques  à  Toulouse,  ou  pour  payer  les  frais  des 
procès  nombreux  que  les  religieuses,  pour  faire  maintenir  leurs  droits, 
avaient  été  forcées  de  soutenir,  à  différentes  époques,  tantôt  contre  les 
consuls  des  Bordes  et  de  Montesquieu,  tantôt  contre  ceux  de  la  ville 
de  Foix.  Le  montant  de  tous  ces  emprunts  se  portait  à  une  somme  de 
28,020  livres  à  raison  de  laquelle  on  payait  pour  intérêts  ou  rentes 
i,33i  liv.  16  s.  8  d.  :  de  telle  sorte  que,  toute  compensation  faite, 
le  résidu  des  revenus  de  l'abbaye  était  très-modique.  Mais  des  per- 
sonnes pieuses  faisaient  des  dons  au  couvent;  et  puis,  les  pension- 
naires que  l'on  y  recevait,  procuraient  quelques  sommes  qui  servaient 
à  éteindre  insensiblement  les  dettes. 

Telle  fut  l'abbaye  royale  de  Notre-Dame  de  l'Abondance-Dieu  ou 
DBS  Salenques,  dont  les  religieuses  furent  toujours  recommandables 
par  leur  piété  et  leur  zèle  pour  le  service  divin. 

Victor  Fons, 
Juge  aa  Tribunal  civil  de  Toolouse. 


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LA  VIE  AUX  ANTILLES 


LE  SAUT  DE  LA  LEZARDE. 


Suite  et  fin  (<).         , 

Le  hasard  cependant  réveilla  ma  curiosité  en  m'offrant  les  moyens 
de  la  satisfaire.  La  maison  à  laquelle  j'étais  attaché  spéculait  sur  les 
sucres  étrangers,  qu'elle  envoyait  acheter  sur  place  et  qu'elle  expé- 
diait ensuite  sur  les  marchés  d'Angleterre  et  de  France.  Lorsque  les 
navires  de  la  Guadeloupe  trouvaient  leur  chargement  en  produits 
français  et  n'étaient  pas  dans  l'obligation  de  relever,  il  fallait  aller  en 
affréter  à  Saint-Thomas,  d'où  on  les  dirigeait  sur  celle  des  Antilles 
où  les  attendait  un  chargement,  et  un  employé  de  la  maison  y  allait 
toujours  pour  présider  à  l'opération  et  faire  les  règlements.  Nous 
avions  acheté  des  sucres  à  Sainte-Croix.  Généralement,  ces  sucres  sont 
livrables  à  Saint-Thomas,  où  les  transporte  le  cal)otage.  Mais,  sous 
prétexte  d'éviter  les  frais  de  transport  d'une  île  dans  l'autre,  je  ma- 
nœuvrai de  telle  façon  que  le  navire  dut  aller  charger  directement  sur 
la  côte  de  Sainte-Croix.  La  saison  était  favorable  ;  il  n'y  avait  pas  de 
mauvais  temps  à  craindre.  Le  capitaine  se  fit  un  peu  prier,  mais  enfin 
il  consentit. 

L'ile  de  Sainte-Croix,  chef-lieu  des  Antilles  danoises,  est  un  pays 
aussi  tranquille,  morne  et  silencieux  que  sa  dépendance,  Saint-Tho- 
mas, est  bruyant,  tapageur  et  animé.  Le  navire  était  mouillé  dans 
une  baie  peu  profonde  mais  sûre,  de  la  côte  nord,  sur  le  littoral  d'une 
habitation  dont  nous  avions  acheté  toute  la  récolte.  L'ile  est  plate  et 
la  côte  d'un  abord  facile.  L'embarquement  des  denrées  se  faisait  donc 
sans  la  moindre  difficulté.  La  position  d'un  employé  remplissant  les 

(4)  Voir  hi  première  partie  à  Iali?rai80n  précédente. 


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—  iOO  — 

fonctions  dont  j'étais  chargé  était  une  agréable  sinécure  dans  un  pays 
où  l'on  peut  trouver  quelque  distraction. 

L'habitation  qui  nous  fournissait  notre  chargement  appartenait  à 
un  Suédois  qui  m'avait  accueilli  hospitaliérement  et  avait  mis  à  ma 
disposition  les  moyens  de  me  promener  dans  Tile,  des  chevaux  et  des 
voitures.  L'Ile  est  plate  et  calcaire.  Les  routes,  qui  y  sont  tracées  avec 
soin,  sont  toujours  belles  pour  peu  qu'elles  soient  entretenues,  et  on 
peut  circuler  dans  tous  les  sens  et  avec  la  plus  grande  sécurité,  sans 
crainte  de  se  voir  barrer  le  passage  par  quelque  cours  d'eau  profond, 
par  quelque  vertigineuse  falaise,  comme  cela  arrive  si  souvent  dans 
quelques  autres  iles  des  Antilles,  moins  sûres  sous  ce  rapport,  mais 
plus  pittoresquement  disposées  par  la  nature.  Sainte-Croix  est  d'une 
affreuse  monotonie.  Le  regard  est  frappé  d'abord  par  l'immense  tapis 
de  cannes  qui  la  couvre;  mais  lorsque,  de  quelque  côté  qu'on  se 
tourne,  on  voit  toujours  le  même  tapis,  on  se  prend  à  regretter  que 
ce  terrain  n'ait  pas  été  plus  remué  et  plus  accidenté. 

J'avais  conservé  par  écrit  trois  roots  qui  formaient  pour  moi  un 
mémento  complet  :  Anderseny  Friederichstad,  la  Pointe  de  Sable. 

Comme  il  n'est  pas  difficile  d'arriver  où  l'on  veut  dans  un  pays  de 
dimensions  aussi  réduites  et  de  communications  faciles,  je  n'eus  pas 
de  peine  à  savoir  où  était  la  demeure  de  l'homme  que  je  cherchais,  ce 
qui  était  bien  une  réalité,  quoique  j'en  eusse  douté  quelquefois.  Je 
n'eus  pas  de  peine  à  m'y  transporter  et  à  me  cx)nvaincre  par  le  té- 
moignage de  mes  sens  que  je  n'étais  pas  victime  d'une  illusion.  An- 
dersen vivait  et  j'étais  sur  ses  terres. 

Il  possédait  une  sucrerie  qui  n'avait  pas  une  très-grande  étendue, 
mais  qui  donnait  à  penser  par  l'état  florissant  de  ses  cultures  qu'elle 
devait  avoir  une  certaine  importance.  Je  vis  dans  la  cam[mgne  un  aie 
lier  d'une  quarantaine  de  nègres  qui  paraissaient  bien  portants  et  allè- 
gres, travaillant  sous  la  direction  d'un  de  leurs  congénères  qui  n'avait 
pas  à  la  main  le  fouet  traditionnel.  Et  ce  qui  me  surprit  surtout,  c'est 
qu'ils  travaillaient  avec  entrain,  malgré  l'absence  de  ce^e  indispen- 
sable expression  de  Tencouragement. 

Une  double  rangée  de  cases  à  nègres  proprement  tenues  et  s'élevant 
chacune  au  milieu  d'un  petit  jardin,  dans  lequel  on  entendait  caque- 
ter les  poules  et  roucouler  les  pigeons,  conduisait  à  la  maison  prin- 
eipalcy  qu'on  apercevait  au-delà  d'une  charmante  savane  couverte 
d'herbes  épaisses  et  rasées  avec  soin. 


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—  ie<  — 

Celle  maison  élait  spacieuse,  garnie  sursesquaire  faces  d'une  large 
galerie  couverle,  comme  cela  se  voil  souveul  dans  les  Antilles  an- 
glaises et  espagnoles,  et  pouvanl  recevoir  tous  les  vents  par  les  jalou- 
sies mobiles  qui  la  garnissaient. 

Un  grand  jardin  fleurissait  tout  à  Tentour,  garanti  du  vent  par  une 
triple  allée  de  Galbas,  derrière  laquelle  on  entendait  le  murmure  et 
le  grondement  solennel  de  la  mer. 

Un  jeune  nègre  proprement  vêtu  vint  tenir  mon  cheval  et  m'invila 
à  entrer  dans  la  maison.  Je  jugeai,  au  moins  à  ses  gestes,  qu'il  me  fai- 
sait'cette  invitation,  car  je  ne  compris  pas  un  mot  de  ce  qu'il  me  disait. 
n  parlait  danois. 

J'avoue  que  je  commençais  à  me  trouver  embarrassé,  car  tout  ce 
que  je  voyais  ne  répondait  en  rien  à  l'idée  que  je  me  faisais  d'un 
homme  qui  eût  pu  être  en  relations  avec  Saurin.  Cependant,  je  pen- 
sai que  je  me  tirerais  facilement  d'embarras,  en  donnant  ma  qualité 
d'étranger  et  la  curiosité  pour  motifs  d'une  visite  que  le  maître  de  la 
maison  ne  s'expliquerait  peut-être  pas.  Pourtant,  il  s'appelait  bien 
Andersen.  J'en  avais  l'assurance  par  les  diverses  informations  que 
j*avais  prises  sur  ma  roule,  par  la  réponse  du  conducteur  des  nègres 
que  j'avais  interrogé  en  passant,  et  elle  me  fut  confirmée  par  des  let- 
tres dont  je  pus  lire  la  suscription,  et  que  je  vis  sur  un  guéridon  dans 
le  salon  élégamment  orné  et  meublé  où  l'on  me  fit  entrer.  Jusque 
là,  les  indications  de  Saurin  ne  laissaient  rien  à  désirer.  Elles  avaient 
été  concises,  mais  elles  étaient  exactes. 

Je  restai  une  douzaine  de  minutes  dans  une  attente  qui  n'était  pas 
exempte  d'inquiétude.  Je  sentais  bien  dans  ma  poche  la  patte  d'Alba- 
tros qui  servait  au  moins  à  me  convaincre  que  je  n'avais  pas  rêvé  toute 
cette  histoire  ;  mais  dans  ce  milieu  de  bien-être,  d'aisance,  de  goût  et 
d'él^nce, — car  tout  cela  se  trouvait  réuni  dans  le  salon  où  j'étais  assis, 
— ^jemedemandaiscommentilpouvaityavoir  un  trait  d'union  entre  le 
propriétaire  de  cette  demeure  et  l'armurier  de  la  Lézarde,  qui  m'ap- 
paraissait  plus  laid  et  plus  repoussant  que  je  ne  l'avais  jamais  trouvé. 

Un  bruit  de  pas  se  fit  entendre  ;  le  cœur  me  battit  ;  je  me  levai,  et 
un  homme  parut.  Je  devins  encore  plus  perplexe  en  voyant  cet  homme 
dont  l'extérieur  n'avait  aucun  rapport,  même  éloigné,  avec  l'idée  que 
je  pouvais  m'être  faite  d'un  compagnon  de  Saurin. 

Il  était  petit  de  taille  et  couvert  de  vêtements  d'une  irréprochable 
blancheur.  Sa  figure  avenante  respirait  la  galle  et  la  sérénité  ;  son 


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—  402  — 

front  blanc  et  large  était  couronné  de  cheveux  ép^is^  taillés  en  brosse 
et  presque  aussi  blancs  que  le  linge  qui  le  couvrait.  Ses  grands  yeux, 
d'un  bleu  clair  limpide,  me  regardaient  avec  une  expression  de  sur- 
prise bienveillante.  Son  nez,  un  peu  long^  surmontait  une  bouche 
assez  grande,  mais  garnie  de  belles  dents.  Des  favoris  blancs  s*apla- 
tissaient  sur  ses  joues  en  deux  touffes  épaisses  et  drues  comme  sa 
chevelure.  Son  menton  large  et  proéminent  était  rasé  de  frais. 

Il  m'adressa  la  parole  en  danois.  Je  devinai  une  interrogation  à  la- 
quelle je  répondis  que  je  ne  comprenais  pas. 

Il  traduisit  alors  la  question  en  français,  qu'il  parlait  aisément  et 
purement,  mais  avec  un  léger  accent  tudesque  qui  me  parut  affecté.  Il 
me  demanda  ce  qui  lui  valait  l'honneur  de  ma  visite. 

Je  fus  alors  tout-à-fait  embarrassé  et  ne  savais  trop  que  répondre. 
Je  n'osais  en  appeler  à  la  patte  d'albatros  ;  je  craignais  une  mystiti- 
cation.  Il  vint  à  mon  aide  et  me  demanda  si  je  n'appartenais  pas  au 
navire  français  mouillé  sur  la  côte  nord.  Je  lui  répondis  que  oui,  et, 
continuant  à  m'assister  dans  mon  embarras,  il  me  dit  que  j'étais  sans 
doute  en  promenade  dans  l'île  et  me  remercia  de  l'honneur  que  je  lui 
avais  fait  de  m'arrêter  chez  lui. 

—  Les  visiteurs  sont  rares  dans  notre  île,  me  dit-il  ;  Saint-Thomas 
absorbe  tout.  Nous  n'avons,  nom,  que  l'honneur  stérile  d'ôtre  chef- 
lieu  et  de  servir  de  séjour  au  gouverneur  général.  Il  semble  que  cette 
position  officielle  doive  nous  donner  toute  la  solennité  de  l'ennui. 
Vous  avez  môme  dû  remarquer  qif  on  ne  vous  a  admis  à  la  libre  prati- 
que qu'au  prix  de  formalités  qui  ne  s'accordent  guère  avec  l'idée  qu'on 
se  fait  du  sans-gène  danois^  lorsqu'on  en  juge  par  Saint- Thomas. 
Nous  sommes  cependant  très-heureux  lorsqu'un  hasard  nous  amène 
quelques  étrangers  et  nous  met  à  même  d'exercer  une  hospitalité  qui 
fait  tout-à-fait  exception  dans  notre  existence  monotone. 

Il  fit  apporter  des  rafraîchissements  qu'il  m'offrit  avec  beaucoup  de 
grâce  et  un  savoir-vivre  parfait.  I!  me  fit  visiter  les  alentours  de  sa 
maison,  où  il  cultivait  avec  soin  des  plantes  rares.  Il  mit  à  ma  dispo- 
sition une  bibliothèque  composée  d'ouvrages  allemands,  anglais,  es- 
pagnols et  français,  m*engageant  à  emporter  à  bord  ceux  qui  me 
plairaient  ou  à  venir  les  lire  chez  lui,  si  je  le  trouvais  préférable. 

Nous  nous  séparâmes  sans  que  j'eusse  osé,  sans  qu'il  m'eût  été  pos- 
sible de  lui  adresser  un  mot  sur  le  but  de  ma  visite.  Seulement, 
comme  il  m'invita  avec  beaucoup  de  cordialité  à  venir  le  voir  toutes 


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—  103  — 

les  fois  que  mes  occupations  ne  devraient  pas  en  souffrir  et  qu'il  mit 
à  ma  disposition  les  moyens  de  le  faire^  je  me  promis  de  chercher 
le  mot  de  l'énigme^  fût-ce  par  un  chemin  détourné. 

Cet  homme  me  préoccupait  vivement.  C'était  bien  celui  que  je 
cherchais^  au  moins  son  nom  et  sa  demeure  répondaient  aux  indica- 
tions qui  m'avaient  été  données  ;  mais  comment  pouvait-il  se  faire 
qu'il  y  eût  quelque  chose  de  commun,  entre  le  vulgaire,  le  grossier, 
rignoble  Saurin  et  cet  homme^  qui  paraissait  appartenir  à  une  classe 
distinguée  de  la  société,  qui  était  lettré,  qui  avait  vu  le  monde,  dont 
Saurin  ne  pouvait  certainement  avoir  même  une  idée? 

Sa  manière  d'être  me  plaisait  ;  je  retournai  le  voir,  et  il  s'établit 
entre  nous,  malgré  la  grande  différence  de  nos  âges,  une  familiarité 
à  laquelle  je  trouvais  un  grand  charme. 

Andersen  vivait  seul,  entouré  d'un  domestique  peu  nombreux,  mais 
très-dressé  et  qui  lui  paraissait  dévoué.  Il  tenait  beaucoup  au  bien- 
être,  non  seulement  pour  lui,  mais  pour  ses  hôtes,  et  je  n'ai  jamais 
trouvé  dans  les  Antilles  un  logement  aussi  confortable  que  la  petite 
chambre  où  il  me  logea,  pendant  trois  jours  que  je  passai  chez  lui. 

Je  n'osais  toujours  rien  tenter  pour  arriver  à  la  découverte  que 
j'aurais  dû  poursuivre  et  devant  laquelle  je  me  sentais  disposé  à  recu- 
ler, tant  la  question  que  j'aurais  eue  à  faire  pour  entrer  en  matière 
me  semblait  monstrueuse  et  impossible.  Je  renvoyais  d'heure  en 
heure,  de  jour  en  jour,  et  je  restais  muet  quand  il  s'agissait  de  formu- 
ler une  interrogation. 

J'avais  achevé  mon  chargement  ;  le  navire  était  expédié  et  al- 
lait faire  voile  pour  l'Europe,  et  je  n'avais  rien  dit.  Pourtant,  je  ne 
voulais  pas  partir  ainsi,  et  je  me  creusais  l'esprit  sans  trouver  le 
moyen  d'amener  l'occasion. 

Un  soir  que  je  dînais  avec  lui,  pour  la  dernière  fois  sans  doute,  car 
le  navire  devait  appareiller  le  lendemain  matin,  et  moi-même  il  me 
fallait  me  rendre  à  mon  poste  momentané,  qui  était  Saint-Thomas,  je 
me  demandais  comment  j'allais  faire,  et  si  je  pousserais  la  timidité  jus- 
qu'à la  ridicule  exagération  de  n'oser  rien  lui  dire. 

11  ne  remarquait  pas  ma  préoccupation  et  se  laissait  aller  au  plaisir 
de  raconter  un  de  ses  voyages  dans  l'Amérique  du  Sud,  ce  qu'il  fai- 
sait toujours  avec  un  grand  charme  et  un  grand  intérêt. 

n  me  tira  de  ma  rêverie  en  me  demandant  : 


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—  404  — 

—  Mais,  à  propos,  vous  étes-vous  assuré  les  moyens  de  vous  rendre 
à  Saint-Thomas? 

—  Non,  mais  je  pense  que  je  trouverai  facilement  une  barque  à 
Christianstad. 

—  Facilement,  oui.  Mab  quelle  barque  trouverex-vous?  Une  affreuse 
balandre  dont  le  lest  de  galets  vous  servira  de  lit  et  d'oreiller,  et  qui 
mettra  deux  jours  pour  vous  conduire  à  Saint-Thomas.  Je  vous  épar- 
gnerai cet  ennui.  Aussi  bien,  j'ai  depuis  longtemps  l'envie  de  faire  une 
course  un  peu  longue  en  mer.  Nous  partirons  demain  de  bonne  heure  ; 
il  vente  frais  tous  les  matins,  excellente  condition  pour  naviguer  agréa 
blement.  Je  vous  conduirai  avec  ma  baleinière  jusqu'à  Monthauban. 
Nous  nous  y  arrêterons  quelques  heures  à  chasser  les  oiseaux  de 
mer,  et  le  soir  je  vous  déposerai  au  pied  du  fort  de  Saint-Thomas. 
Cela  vous  va-t-il  ? 

Si  cela  m'allait!  Cela  me  donnait  encore  vingt-quatre  heures  pour 
trouver  le  moyen  introuvable  de  poser  ma  question. 

La  baleinière  d'Andersen  était  une  charmante  embarcation  à  forme 
allongée,  fine  à  l'arrière  comme  à  l'avant,  glissant  sur  l'eau  comme 
un  poisson  volant,  sous  l'impulsion  de  sa  voilure  démesurée,  ou,  dans 
le  calme,  sous  celle  de  six  rames  maniées  par  de  vigoureux  nègres. 

Nous  arrivâmes  de  bonne  heure  aux  rochers  de  Monthauban,  qui 
sont  à  une  vingtaine  de  milles  de  Sainte-Croix,  à  une  petite  distance 
de  l'entrée  de  la  passe  de  Saint-Thomas. 

Andersen  avait  apporté  tout  ce  qui  pouvait  nous  rendre  la  vie 
agréablement  supportable  pendant  le  temps  que  nous  avions  à  passer 
sur  cet  ilôt  désert.  Une  tente  avait  été  confortablement  établie  pour 
nous  mettre  à  l'abri  de  la  pluie,  s'il  en  survenait.  Elle  avait  été  fixée 
au  sol  de  façon  à  laisser  le  vent  glisser  sur  sa  surface,  sans  trouver 
prise  à  un  effort  qui  eût  pu  l'ébranler.  Nous  étions  convenus  de  pas- 
ser la  nuit  sur  le  rocher  et  de  ne  nous  séparer  que  le  lendemain 
matin. 

Ce  n'était  du  reste  pas  un  luxe  exagéré,  car  on  eût  vainement  cher- 
ché un  ombrage  naturel  sur  ce  rocher  qui  n'avait  pas  un  millimètre 
de  terre  végétale.  Quelques  arbustes  tenaces,  rabougris,  sortaient  ce- 
pendant des  anfractuosités,  et  des  cactus  dressaient  ça  et  là  leurs  tiges 
épineuses  et  leurs  fruits  richement  carminés. 

Nous  nous  livrâmes  pendant  toute  la  journée  au  plaisir  barbare  de 
tirer  au  vol  les  malheureux  habitants  du  rocher,  dont  nous  étions  ve- 


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—  <05  — 

nus  troabler  si  cruellement  la  tranquillité,  et  j'eus  plus  d'une  fois 
Toccasion  d'admirer  l'adresse  d'Andersen. 

Les  pauvres  bêtes,  efbréeSy  voletaient  autour  de  nous.  Il  en  choisis- 
sait une  parmi  les  plus  éloignées^  et  son  coup  était  toujours  mortel. 
L'oiseau  tournoyait  dans  l'air  et  allait  tomber  au  milieu  des  vagues,  où 
l'attendaient  toujours  des  requins  attirés  par  cette  manne  que  leur  en- 
voyait le  rocher. 

Quand  nous  fûmes  las  de  cette  œuvre  de  destruction,  nojus  nous 
établîmes  sous  la  tente^  étendus  à  l'aise  sur  d'épaisses  couvertures  de 
laine.  A  nos  pieds  la  mer  mugissait  comme  un  tonnerre  continuel  et 
les  vagues  qui  venaient  se  briser  contre  le  rocher  perpendiculaire, 
s'épanouissant  en  écume  argentée,  nous  couvraient  d'une  pluie  fine 
qui  nous  mouillait  à  peine.  Nous  pouvions  voir  la  longue  ligne  des 
Ues  vierges,  s'eslompant  en  vert,  en  rouge,  en  gris,  suivant  qu'elle 
mettait  en  évidence  ses  arbustes  rabougris,  serrés  et  couchés  par  le 
vent  de  l'Est,  sa  terre  ocreuse,  ses  rochers  sur  lesquels  la  mer  s'épui- 
sait en  efforts  étemels,  jusqu'à  la  pointe  de  Spauish-Town  qui  se 
perdait  et  s'éteignait  dans  la  pleine-mer. 

Vis-à-vis,  nous  avions  Saint-Thomas,  nous  laissant  voir  par  l'ou- 
verture de  sa  passe,  si  bien  indiquée  par  ses  deux  forts  aux  murailles 
blanches,  les  mâts  de  navires  au-dessus  desquels  s'élevaient  les  trois 
collines  et  les  maisons  jaunes  et  blanches  aux  toits  rouges.  Plus  bas, 
nie  de  Vièques,  le  brigantin,  la  couleuvre,  couchée  dans  la  mer 
comme  un  énorme  reptile  au  repos,  et  la  masse  sombre  et  imposante 
de  Puerto-Rico. 

Le  soleil  inondait  tout  cela  d'une  splendide  lumière  et  ses  rayons 
se  perdaient  à  l'horizon,  qu'il  dominait  de  son  immense  globe  de 
feu. 

Au  dessus  de  nous  voletaient  des  oiseaux  effarésMe  notre  présence 
et  dont  les  cris  aigus  semblaient  nous  reprocher  la  mort  de  leurs 
frères  ;  au  dessous  passaient  dans  toutes  les  directions  des  voiles  que  1c 
soleil  fiaisait  paraître  d'une  blancheur  éclatante,  d'un  rouge  de  feu, 
suivant  la  manière  dont  il  les  frappait  de  ses  rayons.  La  mer  était 
houleuse  et  les  lames  se  frangeaient  partout  de  broderies  d'écume 
blanebe. 

Nous  étions  absorbés  dans  une  contemplation  silencieuse.  J'avais 
tiré  machinalement  de  ma  poche  la  patte  d'albatros  qui  ne  la  quit- 
tait pas,  attendant  le  moment  d'entrer  en  scène.  J'allais  l'y  remettre 


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—  106  — 

après  avoir  roulé  une  cigarette,  lorsqu'Ândersen  me  la  demanda  par 
un  geste  familier  aux  fumeurs. 

Il  allait  l'ouvrir  sans  lui  donner  la  moindre  attention,  lorsque  sa 
main  s'accrocha  à  Tun  des  angles  qui  bordaient  la  fermeture.  Il 
regarda  l'objet,  puis  je  vis  qu'il  retendait  dans  sa  longueur,  faisant 
saillir  sur  le  tabac  qu'il  contenait,  le  signe  tatoué  qui  paraissait  être 
le  nœud  de  l'intrigue^  s'il  y  avait  intrigue. 

Il  regarda  avec  beaucoup  d'attention,  se  leva,  alla  se  mettre  en 
plein  soleil,  comme  pour  mieux  voir  ou  n'en  pouvant  croire  ses  yeux. 
Enfin  il  revint  auprès  de  moi  : 

—  Où  avez-vous  trouvé  cela,  me  dit-il? 

Je  rougis  et  j'avoue  que  le  cœur  me  battit  à  cette  interrogation. 

—  Je  ne  l'ai  pas  trouvé,  on  me  l'a  donné,  lui  dis-je. 

—  Vraiment!  Eh!  qui  a  pu  vous  donner  un  objet  aussi  curieux? 
Avez-vous  vu  oequi  est  dessiné  dessus? 

—  Assurément,  et  c'est  justement  à  cause  de  cela  qu'on  me  Ta 
donné.  Je  ne  comprends  pas  ce  que  c'est,  je  ne  sais  si  ce  sont  des 
caractères  ou  des  hiéroglyphes,  mais  je  sais  que  cela  veut  dire,  au  moins 
pour  quelque  chose  qui  m'intéresse  :  Sésame,  ouvre  toi. 

—  En  quoi  cela  vous  intéresse-l-il?  Est-ce  directement  ou  bien  est- 
ce  une  simple  curiosité  de  votre  part? 

—  Simple  curiosité,  qui  a  eu  des  alternatives  dans  mon  esprit. 
Quelquefois  j'en  ai  désiré  ardemment  la  satisfaction,  d'autres  fois  j'ai 
poussé  la  tiédeur  jusqu'à  prendre  le  parti  d'y  renoncer.  Le  hasard 
m'a-t-il  fait  enfin  trouver  le  mot  de  ce  rébus.  Y  a-t-il  quelque  chose, 
n'ya-t-il  rien  là  dessous?  Si  la  montagne  ne  produit  en  fin  de  compte 
qu'une  infime  souris,  j'aurai  au  moins  appris  une  chose  qui  ne  me 
surprend  pas  médiocrement,  c'est  qu'il  a  pu  y  avoir  quelque  part  et  à 
une  époque  quelconque,  des  relations  entre  un  homme  comme  vous 
et  un  être  comme  Saurin. 

—  Saurin!  cela  me  semble  bien  étrange  d'entendre  articuler  ce 
nom  que  je  n'ai  pas  entendu  depuis  si  longtemps,  que  je  ne  pensais 
plus  entendre  jamais.  Cela  me  semble  étrange,  ici  surtout,  sur  ce 
rocher,  au  milieu  des  flots  qui  nous  entourent  et  qui  paraissent  nous 
menacer,  et  en  vue  de  cette  ville  si  calme,  si  tranquille,  si  bien  assise 
dans  sa  sécurité,  qu'on  ne  voit  même  pas  l'ombre  d'un  factionnaire 
sur  les  murailles  blanches  du  fort. 

Et  il  se  mit  à  aspirer  précipitamment  et  à  rejeter  les  bouffées  de 


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—  <07  — 

sa  cigarette  qu'il  cracha  pour  prendre  un  cigare.  En  même  lemps^  il 
marchait  sur  le  rocher,  les  mains  derrière  le  dos  et  il  s'approohait 
quelquefois  tellement  du  bord  de  la  falaise,  au  pied  de  laquelle 
écumait  la  mer,  que  je  tremblais  pour  lui.  Pour  rien  au  monde  je 
n'en  eusse  fait  autant.  Le  bruit  seul  de  la  mer  me  donnait  le  vertige, 
et  je  n'étais  grimpé  où  nous  étions,  qu'en  fermant  les  yeux  et  en 
m'accrochant  des  pieds  et  des  mains  aux  pointes  du  rocher. 

11  revint  auprès  de  moi,  l'air  pensif  et  profondément  absorbé.  Il 
s'assit  sur  une  aspérité  du  roc  et  resta  quelque  temps  le  regard  vague 
el  comme  perdu  dans  les  splendeurs  que  le  soleil  couchant  répandait 
à  l'horizon.  Enfin,  il  me  dit  : 

—  Où  diable  avez-vous  connu  Saurin  ?  Et  comment  se  fait-il  qu'il 
vive  encore.  Et  comment  le  hasard  a-t-il  fait  que  nous  nous  soyons 
rencontrés  pour  parler  de  lui  ? 

Je  lui  contai  ce  que  je  savais  de  cet  homme  qui  m'avait  confié, 
sans  que  j'eusse  rien  fait  pour  surprendre  sa  confiance,  qu'il  avait 
été  pirate. 

—  C'est  bien  de  lui  et  je  le  reconnais  là.  Il  vous  aura  fait  cette  con- 
fidence dans  un  des  moments  d'extase  et  d'abandon  que  lui  occasionne 
l'excès  du  rhum.  H  fallait  qu'il  se  sentit  très-malheureux,  car  il  a 
beaucoup  de  force  et  de  résolution,  et  je  ne  l'ai  vu  en  venir  à  cette 
dangereuse  et  suprême  consolation  que  dans  les  moments  où  il  se 
voyait  tout-â-fait  abandonné.  Il  faut  pourtant  que  vous  lui  ayez  ins- 
piré une  grande  confiance,  car  il  a  bien  des  raisons  pour  se  montrer 
réservé  et  divulguer  son  secret  le  moins  possible.  Mais  enfin,  je  suis 
bien  aise  ^e  ce  soit  vous  qu'il  ait  choisi  pour  son  confident  et  que 
cela  vous  ait  amené  à  me  rechercher  et  à  me  procurer  votre  con- 
naissance. 

—  Mais,  lui  dis-je^  comment  se  fait-il  que  ces  figures,  ce  tatouage^ 
ces  biéroglyphes,  auxquels  je  ne  comprends  rien,  aient  pour  vous 
une  signification  claire  et  précise  J 

—  Ce  serait  trop  long  à  vous  expliquer.  Vous  trouveriez  cela 
puéril  et  par  trop  bêtement  romanesque.  Cela  ne  s'expliquerait  que 
par  la  nature  des  relations  qui  ont  pu  exister  entre  un  homme  comme 
lui  et  un  homme  comme  moi.  Je  ne  me  sens  pas  disposé  à  vous  l'ap- 
prendre, peut-être  le  saurez-vous  plus  tard  ;  en  attendant  laissons  ce 
détail  de  côté. 

Et  il  étalait  la  patte  d'albatros  : 


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—  Cela,  dit-il,  est  comme  un  acte  par  lequel  Saurin  m'institue  son 
exécuteur  testamentaire  moral,  et  me  délie  la  langue  pour  les  choses 
que  je  sais  sur  son  compte.  Cela  vous  amusera  ou  ne  vous  amusera 
pas,  je  n'en  sais  rien.  Quanta  moi,  j'aimerais  mieux  que  vous  ne 
m'eussiez  rien  demandé  dans  ce  sens.  Cela  se  rapporte  â  un  temps 
passé  dont  je  n'aime  pas  à  évoquer  le  souvenir.  Vous  me  pardonnerez 
donc  si  je  ne  suis  pas  très-prolixe  dans  ma  narration.  Du  reste,  il  n'y 
sera  nullement  question  de  moi,  la  confidence  ne  concerne  et  n'in- 
téresse que  lui. 

Non,  elle  n'intéresse  pas  que  lui,  c^tte  confidence,  ou  plutôt  cette 
histoire  terrible.  Elle  intéresse  aussi  au  plus  Jiaut  point  l'être  impo- 
tent que  vous  avez  vu  auprès  de  lui. 

Si  vous  avez  voyagé  dans  les  Antilles,  dans  celles-ci^  dans  celles 
que  l'on  appelle  les  Antilles  de  dessous  le  vent,  et  à  Puerto-Rico  sur- 
tout, si  vous  avez  causé  quelquefois  avec  de  vieux  habitants  du  lit- 
toral, le  soir,  quand  la  mer  est  grosse  et  qu'on  aperçoit  à  Thorizon 
quelque  voile  allant  on  ne  sait  où,  louvoyant  au  hasard,  vous  avez 
dû  entendre  raconter  bien  des  légendes,  bien  des  histoires,  vraies  ou 
fausses ,  et  il  y  en  a  trop  de  vraies  malheureusement ,  sur  une 
négresse  nommée  Haria-Juana,  qu'on  appelait  par  abréviation 
Mariana.  Hariana  que  vous  avez  vue  impotente,  immobilisée  peut-être 
par  un  Dieu  vengeur,  était,  il  y  a  longtemps  de  cela,  trente  ans  au 
moins,  la  terreur  de  toutes  les  terres  que  vos  yeux  peuvent  voir  du 
lieu  où  nous  sommes. 

C'était  alors  une  belle  et  puissante  créature  que  bien  des  gens 
n'abordaient  qu'en  tremblant,  et  je  me  rappellerai  toujours  l'impres- 
sion qu'elle  me  produisit,  la  première  fois  que  je  la  vis.  C'était  à 
l'avant  d'une  goélette  qui  a  laissé  de  bien  sanglants  souvenirs  dans 
ces  parages.  Elle  avait  le  torse  entièrement  nu.  On  eût  dit  une 
magnifique  statue  de  bronze  florentin.  Mais,  pour  remarquer  cela,  il 
fallait  avoir  dans  l'âme  ce  sentiment  artistique  qui  m'animait,  alors 
<]ue  j'étais  jeune  et  qui  me  permettait  d'admirer,  même  sous  l'empire 
de  la  terreur,  et  on  ne  pouvait  ressentir  cette  impression  en  la  voyant, 
sans  être  peureux,  je  vous  assure. 

Je  vous  parle  de  Mariana  avant  de  vous  parler  de  Saurin,  parce  que 
je  la  vois  encore  avec  sa  tête  nue,  couverte  de  cheveux  crépus  ramas- 
sés en  deux  nattes  épaisses,  encadrant  son  front  élevé,  ses  narines 
ouvertes  et  ses  yeux  qui  semblaient  jeter   du  feu,  ses  seins  petits 


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—  409  — 

mais  durs  comme  le  bronze  dont  ils  avaient  la  couleur,  sa  magnifique 
chute  de  reins  et  ses  bras  ronds  et  musclés  sans  musculature  accusée. 
C'était  beau,  mais  passablement  effrayant. 

Ce  que  vous  a  dit  Saurin  est  la  vérité  ;  il  a  été  surpris  et  ne  se 
doutait  pas  que  le  prétendu  négrier  fût  un  pirate.  Mais,  avec  sa  nature 
ardente,  avec  une  absence  complète  de  moralité^  avec  des  aspirations 
extrêmes  au  bonheur  facile,  il  en  eut  bientôt  pris  son  parti,  et  ii  ne 
tarda  pas  à  être  un  pirate  complet.  Je  ne  sais  s'il  convient  de  cela,  j'en 
doute,  mais,  puisqu'il  m'autorise  à  tout  dire,  je  dis  tout. 

Saurin,  je  l'appelle  Saurin  quoique  ce  ne  soit  pas  son  véritable 
nom^  et  ce  nom  je  ne  vous  le  dirai  pas,  parce  qu'il  n'y  aurait  pour  vous 
ni  agrément  ni  utilité  à  le  savoir.  Saurin  n'était  pas  alors  l'homme 
hideux  que  vous  m'avez  décrit  et  que  je  connais.  C'était  un  beuu 
jeune  homme,  aussi  beau  comme  homme  blanc,  que  Mariana  était 
belle  comme  négresse.  C'étaient  deux  natures  complètes,  complètes 
surtout  dans  la  force  et  dans  le  mal.  Ils  ne  tardèrent  pas  à  se  con- 
naître et  à  s'apprécier.  Hariana  était  la  maîtresse  du  capitaine  qui 
avait  embauché  Saurin.  On  ne  sait  pas  comment  cela  arriva^  mais 
enfin,  un  beau  jour,  ou  plutôt  une  vilaine  nuit,  car  il  faisait  un  temps 
affreux,  ce  pauvre  capitaine  tomba  à  la  mer  et  Saurin  et  Mariana 
demeurèrent  maîtres  du  navire.  Je  dis  maîtres,  parce  qu'ils  se 
posèrent  de  telle  façon  que  personne  n'osa  discuter  leurs  prétentions 
et  qu'ils  établirent  leurs  droits  de  la  manière  la  plus  absolue. 

Ce  fut  alors  que  Mariana  acquit  la  réputation  qui  a  rendu  son  nom 
légendaire  dans  les  Antilles.  Cette  femme  avait  des  facultés  extraor- 
dinaires. En  courant  les  îles,  elle  était  parvenue  à  connaître  toutes  les 
langues  qui  s'y  parlent.  Elle  était  arrivée  à  posséder  la  manœuvre 
d'un  navire,  mieux  que  le  marin  le  plus  expérimenté,  et  plus  d'une 
fois  des  capitaines  qui  voyaient  au  large  une  goélette  courir  sous  toute 
sa  toile>  avec  ses  flèches  dehors,  pendant  qu'ils  serraient  prudem- 
ment toutes  leurs  voiles,  ne  conservant  qu'un  foc  ou  qu'un  hunier 
pour  appuyer  le  navire,  ne  se  doutaient  pas  que  ce  bâtiment  mysté- 
rieux, qui  penchait  dans  le  grain  jusqu'à  tremper  son  gui  dans  la  mer, 
était  commandé  par  une  femme  qui  ne  craignait  ni  le  vent>  ni  les 
vagues,  et  ils  étaient  émerveillés  des  manœuvres  habiles  au  moyen 
desquelles  elle  évitait  des  dangers  qu'ils  n'eussent  osé  affronter. 

Il  arriva  cependant  qu'elle  fut  prise.  Saurin  n'était  pas  à  bord  alors, 
il  commandait  un  autre  bâtiment,  ils  en  avaient  deux,  ce  qui  dou- 


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—  110  — 

Liait  dans  ces  parages  les  dangers  de  destruction.  Je  crois  que  dans 
un  abordage  contre  un  gros  navire  américain,  qu'elle  heurta  trop 
violemment,  la  goélette  s'ouvrit  et  coula  sur  place.  Mariana  fut 
repêchée,  garottée  avec  soin  et  livrée  aux  autorités  de  Saint-Thomas. 

C'était  une  bonne  prise  et  on  lui  fit  son  procès  dans  les  règles.  On 
était  bien  aise  d'exhiber  dans  une  exposition  publique^  cette  femme 
qui  avait  été  et  qui  était  encore  la  terreur  des  Antilles.  On  donna  à 
son  procès  et  à  son  jugement  toute  la  publicité  possible,  afin  qu'il 
f(!it  avéré  que  c'était  bien  elle.  On  sursit  même  à  son  exécution,  afin 
que  tous  ceux  qui  voulaient  la  voir  pussent  satisfaire  leur  curiosité. 

Elle  était  enfermée  dans  un  cachot  fermé  d'une  porte  grillée  à 
double  grille.  On  lui  avait  donné  pour  gardien  le  bourreau,  qui  devait 
être  son  inséparable  compagnon  jusqu'au  moment  fatal,  sans  parler 
des  factionnaires  qui  garnissaient  tous  les  couloirs  et  se  croisaient 
sous  toutes  les  fenêtres. 

Maison  ne  connaissait  pas  toutes  les  ressources  de  Mariana. 

Le  bourreau  qui  avait  été  commis  à  sa  garde  était  un  nègre  de 
trente-cinq  à  quarante  ans.  C'était  une  espèce  d'homme  fauve,  une 
bête  brute  qui  avait  quelques  crimes  dans  son  passé.  Mais  comme  ces 
crimes  ne  pouvaient  pas  lui  être  mis  sur  la  conscience  d'une  manière 
absolue,  ayant  été  commis  dans  des  conditions  d'exaltation  causée  par 
rivresse  ou  une  passion  quelconque,  on  avait  jugé  que  le  libre  arbitre 
n'y  avait  pas  présidé.  On  ne  voulait  pas  le  relâcher  parce  que  c'était 
un  animal  dangereux,  une  menace  permanente  contre  la  société.  On 
répugnait  à  le  mettre  aux  galères  ;  on  se  décida  à  en  faire  un  exécu- 
teur des  hautes-œuvres,  sachant  bien  que  son  espèce  ne  se  révolterait 
pascontreces  terribles  fonctions.  Seulement,  il  eut  toute  la  prisonpour 
prison  ;  il  y  circulait  à  l'aise,  mais  ne  sortait  que  lorsqu'il  y  avait  à 
rendre  le  public  témoin  de  l'exécution  d'un  arrêt  de  mort. 

Cette  bête  brute  avait  les  passions  de  la  brute.  Mariana  était  belle, 
comme  je  vous  l'ai  dit,  et,  comme  elle  n'avait  pas  peur  de  la  mort,  sa 
résolution  à  l'approche  du  jour  suprême^  l'illuminait  d'une  sorte 
d'exaltation  qui  la  rendait  plus  belle  encore.  Le  bourreau  en  devint 
éperdùment  épris  ou  plutôt  la  désira  ardemment.  La  communauté 
de  logement,  un  contact  de  tous  les  instants  avec  une  créature  jeune, 
dans  laquelle  il  trouvait  des  beautés  que  nous  n'y  trouverions  peut- 
être  pas ,  nous  autres  blancs,  la  chasteté  forcée  à  laquelle  le  condam- 
nait sa  détention,  exaltèrent  encore  sans  doute  ses  désirs.   Il  pensa 


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—  411  — 

qu'il  n'aurait  pas  de  peine  à  triompher  d'une  femme  qui  n'avait  au- 
cune prétention  à  la  virginité,  ei,  du  reste^  il  comptait  sur  sa  force. 
Mais  il  comptait  aussi  sans  celle  de  Mariana.  Elle  lui  résista  victorieu- 
sement et  le  réduisit  à  la  soumission  la  plus  absolue.  On  ne  sait  pas 
à  Saint-Thomas  ce  qui  se  passa,  mais  la  veille  du  jour  fixé  pour  Texé- 
cution,  le  soir,  le  feu,  un  feu  violent,  se  déclara  en  même  temps  dans 
plusieurs  endroits  de  la  prison,  et,  quand  on  s'en  fut  rendu  maître  et 
que  l'ordre  fut  rétahli,  on  chercha  vainement  la  condamnée  et  son  gar- 
dien, ils  avaient  disparu. 

Mais  il  arriva  ce  que  peu  de  personnes  savent;  c'estque,  le  lendemain, 
une  goélette,  qui  avait  fait  régulièrement  son  entrée  dans  le  port 
après  plusieurs  jours  et  qui  s'était  expédiée  en  douane,  sortait  tran- 
quillement de  Saint-Thomas«  pour  aller  à  Puerto-Rico,  acheter  dos 
bœufs.  Cette  goélette  était  celle  de  Saurin,  qui  s'était  procuré,  par  un 
moyen  qui  lui  était  familier,  des  papiers  parfaitement  en  règle.  Le 
bourreau  et  Mariana,  comme  vous  le  pensez  bien,  étaient  à  bord,  et 
on  les  chercha  vainement  sur  tout  le  littoral  et  jusque  dans  les  lies 
vieiijes. 

Saurin  alla  en  effet  à  Puerto-Rico,  et  vendit  le  bourreau  auquel  il 
devait  le  salut  de  sa  maltresse.  C'était,  comme  je  vous  l'ai  dit,  un 
nègre  robuste;  un  propriétaire  d'habitation  lui  en  donna  sans  mar- 
chander six  cents  gourdes  fortes. 

Mais  cet  homme  est  retombé  sous  la  main  de  la  loi  :  c'était  fatal. 
Si  vous  étiez  alléà  Puerto-Rico,  il  y  a  quelques  années,  que  vous  vous 
fussiez  trouvé  dans  le  bourg  de  l'Âgandilla,  à  l'époque  delà  canicule, 
lorsque  leschaleurs  continues  et  étouffantes  mettent  en  suspicion  tous 
les  chiens  vagabonds,  vous  eussiez  vu,  vers  midi,  toutes  les  femmes 
faire  rentrer  avec  inquiétude  ces  petits  chiens  à  longs  poils  blancs, 
dont  la  race  est  particulière  à  l'île,  et  qu'elles  élèvent  avec  tant  d'amour. 
Vous  eussiez  pu  voir  alors  sortir  de  la  prison  pendant  plusieurs  jours 
de  suite,  une  espèce  de  colosse  noir,  le  torse  nu,  vêtu  d'un  pantalon 
blanc,  mal  serré,  avec  intention.  Cet  homme  était  accompagné  de 
deux  exempts  de  police  qui  ne  le  perdaient  pas  de  vue.  Il  portait  sur 
Tépaule  une  massue  que  vous  eussiez  eu  peine  à  soulever  do  terre  et 
qu'il  maniait  comme  une  badine.  Sa  fonction  était  d'assommer  tous 
les  chiens  qui  se  rencontraient  sur  sa  route. —  Cet  homme  était  et  est 
encore  sans  doute,  car  de  pareilles  natures  sont  étemelles,  le  Mata- 
perrof ,  le  tueur  de  chiens.  C'était  sa  destinée  d'être  bourreau. 


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—  i\2  — 

Je  ne  me  rappelle  plus  à  quelle  époque,  pour  laisser  le  silence  se 
faire  sur  leurs  noms,  Saurin  et  Mariana  se  retirèrent  à  la  Jamaïque. 
Ce  fut  là  que  Saurin  fut  atteint  de  la  maladie  qui  l'a  défiguré  et  rendu 
hideux  comme  vous  Tavez  vu.  11  y  eut  une  épidémie  de  petite  vérole 
qui  décima  la  population,  il  échappa  à  la  mort^  mais  au  prix  de  la 
plus  affreuse  transformation.  Une  blessure  qu'il  avait  reçueà  la  jambe 
droite^  et  qu'il  n'avait  jamais  soignée  convenablement,  s'envenima 
par  suite  de  l'intempérance  ù  laquelle  il  s'abandonna  dans  l'oisiveté, 
devint  incurable  et  lui  donna  la  difformité  que  vous  lui  connaissez. 

Il  avait  alors  de  grosses  sommes  d'argent  à  sa  disposition.  —  Mais 
il  n'en  laissait  pas  soupçonner  l'existence  dans  la  crainte  de  se  rendre 
suspect,  et,  à  la  Jamaïque  comme  plus  tard  à  la  Guadeloupe,  comme 
vous  me  le  dites,  il  se  donnait  pour  forgeron. 

La  vie  tranquille  ne  leur  convenait  ni  à  l'un  ni  à  l'autre,  et  on  ne 
tarda  pas  à  signaler  un  bâtiment  suspect  dans  ces  eaux,  qu'on  croyait 
rendues  à  la  sécurité.  C'étaient  eux,  Saurin  et  la  Mariana  qui  étaient 
revenus  à  ce  qui  paraissait  être  leur  nature,  le  brigandage.  Je  ne  sais 
comment  ils  s'y  prenaient  et  il  fallait  qu'ils  eussent  des  intelligences 
partout,  car  ils  trouvaient  le  moyen  de  former  et  de  réunir  avec  la  plus 
grande  facilité  des  équipages,  qui  eussent  été  en  état  de  lutter  contre 
ceux  des  bâtiments  de  guerre.  Mais  il  n'y  en  avait  pas  par  ici,  et  ils 
avaient  les  coudées  franches  dans  ces  parages,  où  on  ne  voyait  que  des 
voiles  pacifiques,  qui  s'enfuyaient  à  la  première  alarme. 

Ces  dernières  expéditions  ne  durèrent  pas  longtemps,  et  le  dieu  des 
tempêtes  y  mit  fin,  pour  la  plus  grande  tranquillité  de  ces  mers  redeve- 
nues  tout'à-fait  sûres  depuis  leur  disparition,  et  depuis  la  prise  et  la  mort 
de  Mateo-Isturitz,  dont  vous  avez  certainement  entendu  parler.  Vous 
savez  que,  le  2G  juillet  i825,  les  Antilles  ont  été  dévastées  par  un  ou- 
ragan terrible,  qu'on  désigne  dans  bien  des  endroits,  sous  le  nom  de 
coup  de  vent  de  Sainte-Anne.  La  goélette  de  Saurin  fut  brisée  sur  les 
récifs  de  l'Anegada.  Tout  l'équipage  périt  et  il  dut  y  avoir  grande 
joie  aux  enfers,  quand  on  y  vit  arriver  cette  bande  de  réprouvés. 
Saurin,  qui  était  blessé  et  malade,  les  y  eût  accompagnés  sans  le  dé- 
vouement de  Mariana.  Elle  le  porta,  je  ne  sais  combien  de  temps  ;  je 
le  sais  au  contraire,  mais  je  n'ose  le  dire,  parce  que  cela  semblerait 
invraisemblable.  Elle  déploya  là  une  énergie  et  une  force  corporelle 
extraordinaire.  Mais  elle  y  épuisa  cette  énergie  et  cette  force  et  en  sortit 
entièrement  paralysée,  comme  vous  l'avez  vue. 


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—  113  — 

Ils  trouvèrent  cependant  le  moyen  de  passer  dans  un  pays  habité, 
et  je  vous  avouerai  que  je  leur  donnai  asile,  et  que  je  cherchai,  mais 
vainement,  les  moyens  de  guérir  cette  femme  qui  m'intéressait  comme 
une  créature  extraordinaire.  J'y  épuisai  ma  faible  science,  car  je  suis 
médecin,  et  j'acquis  la  conviction  qu'elle  était  frappée  d'immobilité 
pour  toute  sa  vie. 

Saurin  resta  plusieurs  années  avec  moi  et  enfin  il  me  quitta.  U  me 
quitta  et  je  le  vis  partir  avec  quelque  regret,  je  vous  l'avoue,  car  ce 
qui  vous  surprendra  sans  doute,  je  lui  avais  des  obligations.  Je  le  vis 
partir  avec  regret,  parce  que  je  craignais  que  sa  nature  indomptable  ne 
le  rejetât  dans  les  dangers  d'une  vie  aventureuse.  Mais,  que  pouvait-il 
faire  ?  Privé  de  la  coopération  de  sa  compagne,  il  devenait  incomplet. 
Je  le  laissai  donc  aller,  et  il  partit  sans  me  dire  de  quel  côté  il  diri- 
geait ses  pas. 

Voilà  tout  ce  que  je  sais  de  lui,  et,  quoique  je  vous  aie  dit  en  com- 
mençant que  je  serais  concis,  j'ai  usé  largement  de  l'autorisation 
qu'il  m'a  donnée  de  tout  dire. 

Eh  !  bien,  dit  Andersen  en  terminant,  votre  curiosité  est-elle  satis- 
faite, et  savez-vous  ce  que  vous  vouliez  savoir? 

—  Plus  que  je  n'en  voulais  savoir.  Je  me  doutais  bien  que  l'atroce 
figure  de  Saurin  devait  être  le  masque  de  quelque  chose  de  plus  laid 
encore,  et  vous  m'avez  donné  la  preuve  que  je  ne  m'étais  pas  trompé. 
Et,  il  y  a  bien  longtemps  qu'ils  vous  ont  quitté  ? 

—  Bien  longtemps,  oui,  dix  ou  douze  ans  peu^être.  Je  les  croyais 
morts  dans  quelque  coin.  Je  me  demandais  s'ils  ne  se  seraient  pas 
retirés  en  Europe,  mais  je  doutais  qu'ils  'eussent  osé  le  faire  ;  car  là, 
on  vous  analyse  facilement  les  antécédents  de  l'homme  qui  se  montre 
le  plus  discret  sur  son  passé.  Je  tremblais,  chaque  fois  que  je  lisais 
dans  le  Tidende  de  Saint-Thomas  qu'une  arrestation  avait  été  faite 
quelque  part.  Mais  enfin,  j'en  étais  venu  à  être  tranquille  sur  leur 
compte,  c'est-à-dire  à  les  oublier,  lorsque  votre  patte  d'albatros  est 
venue  évoquer  tous  ces  mauvais  souvenirs. 

—  Mais  ces  deux  enfants,  qui  les  accompagnent,  vous  ne  m'en 
avez  rien  dit. 

—  C'est  que  j'ignore  leur  existence.  —  Peut-être  est-ce  une  adop- 
tion, une  bonne  aetion  par  laquelle  ils  veulent  en  racheter  bien  des 
mauvaises.  Saurin  vous  dira  cela,  quand  vous  le  verrez  à  la  Guade- 
loupe ;  il  n'aura  plus  rien  à  vous  cacher,  car  vous  savez  tout  ce  qu'il 

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—  114  — 

avait  le  plus  grand  intérêt  à  taire*  L'extradition  doit  être  pratiquée 
à  la  Guadeloupe  ;  mais  vous  n'êtes  pas  homme  à  leur  en  faire  subir  les 
conséquences. 

La  nuit  était  tombée,  pendant  la  narration  d'Andersen,  et  ses 
nègres  avaient  habilement  installé  sous  la  tente  une  lampe  de  bord> 
qui  répandait  une  lumière  suffisante  et  ne  craignait  rien  du  vent  qui 
la  menaçait  de  tous  côtés.  Us  avaient  dressé  une  petite  table  qu'ils 
surchargeaient  de  conserves  délicates  et  de  quelques  bouteilles  de  bon 
vin. 

—  Assez  de  mauvaises  histoires  comme  cela,  me  dit  Andersen  ; 
dînons  à  notre  aise  et  sans  nous  presser,  nous  sommes  chez  nous. 
Après,  quand  vous  sentirez  venir  le  sommeil,  nous  fermerons  la  tente 
et  nous  dormirons  tranquillement.  Vous  rêverez  peut-être  un  peu  de 
Mariana  et  du  Mataperros,  en  entendant  les  vagues  gronder  autour 
du  rocher,  mais  vous  ne  vous  en  sentirez  que  plus  heureux,  lorsqo'en 
vous  éveillant,  vous  verrez  que  vous  n'avez  rien  à  craindre,  malgré 
cet  entourage  menaçant.  Demain  matin ,  avant  le  lever  du  soleil^  je 
vous  déposerai  sur  la  côte,  le  plus  près  possible  de  l'entrée  de  la  passe, 
pour  vous  éviter  un  trop  long  trajet  pédestre. 

Je  dormis  bien,  malgré  les  prédictions  d'Andersen.  Un  coup  de 
canon  dont  le  son  se  répercuta  le  long  de  la  côte  en  gamme  descen- 
dante m'éveilla  le  matin.  C'était  le  lever  du  jour  salué  par  le  fort  de 
Saint-Thomas.  Andersen  était  debout  et  les  nègres,  qui  avaient  déjà 
porté  tous  les  effets  dans  la  baleinière,  attendaient  mon  réveil  pour  lever 
la  tente. 

Avant  de  nous  séparer,  nous  nous  serrâmes  la  main  comme  de 
vieux  amis. 

—  Tâchez  de  revenir,  me  dit  Andersen. 

—  J'essaierai,  mais  je  n'ai  pas  la  liberté  entière  de  mes  mouvements. 
Pourtant,  comme  je  suis  souvent  à  Saint-Thomas,  nous  pourrions 
nous  y  voir. 

—  Je  n'y  vais  jamais. 

— -  Ne  pourrions-nous  pas  nous  rencontrer  un  jour  en  Europe? 

—  Encore  bien  moins. 

—  Adieu  donc. 

—  Adieu.  Vous  avez  eu  la  discrétion  de  ne  m'interroger  que  sur 
Saurin.  Vous  lui  reporterez  la  patte  d'albatros,  qui  a  le  pouvoir  de  lui 


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—  115  — 

délier  ausssi  ia  langue 'sur  mon  compte.  J'espère,  s'il  vous  parle  de 
moi,  que  cela  établira  un  contraste  dans  vos  impressions. 

J'étais  à  terre.  Andersen  fit  hisser  le  foc  et  la  grande  voile  de  son 
embarcation,  qui  se  coucha  sur  la  mer,  dans  laquelle  elle  traça  un  long 
sillon  d'écume,  et  je  restai  un  bon  moment  à  la  coiflempler,  glissant, 
légère  comme  un  immense  oiseau  de  mer,  qui  eût  effleuré  la  cime  des 
lames.  Elle  doubla  Honthauban,  d'où  nous  sortions,  French-Rock, 
l'îlot  de  Broken  et  disparut. 

De  retour  à  la  Guadeloupe,  je  me  hâtai  de  rendre  compte  de  la 
mission  dont  j'avais  été  chargé  *,  j'étais  impatient  de  me  trouver  libre 
et  d'aller  au  petit  bourg.  Je  voulais  voir  Saurin  et  lui  arracher  con- 
fidence sur  confidence.  Je  voulais  lui  dire  que  je  le  connaissais,  que 
je  savais  le  nom  terrible  de  sa  compagne,  je  voulais  qu'à  son  tour 
il  m'apprit  ce  qu'était  Andersen.  Tant  que  je  m'étais  trouvé  auprès 
de  cet  homme,  j'avais  été  sous  le  charme  de  sa  parole  aimable,  de  ses 
manières  gracieuses  et  avenantes^  du  sentiment  des  convenances  qu'il 
possédait  au  plus  haut  degré. 

A  distance,  les  choses  changeaient  d'aspect.  Je  me  demandais  com- 
ment Andersen  pouvait  connaître  Saurin,  et  de  quelle  nature  étaient  les 
services  que  celui-ci  avait  pu  lui  rendre;  comment  il  pouvait  détailler 
sa  vie,  comme  s'il  eût  été  son  inséparable  compagnon. 

Pourquoi  Andersen  ne  m'avait-il  pas  accompagné  à  Saint-Thomas? 
Ne  s'était-il  pas  trahi  en  me  disant  qu'il  n'y  allait  jamais  et  encore 
moins  en  Europe?  Sa  demeure  même  me  semblait  suspecte.  Elle  était 
écartée,  ou^  au  moins,  je  me  l'imaginais,  de  toutes  les  autres  habita- 
tions. Il  avait  une  pirogue,  qui  glissait  sur  l'eau  comme  un  poisson, 
qui  était  toujours  gréée  et  prête  à  partir,  dans  une  crique  de  rocher 
bien  abritée. 

Tout  cela  me  passait  par  la  tête,  y  prenait  des  proportions  invraisem- 
blables et  changeait  de  physionomie  par  suite  du  temps  qui  s'écoulait 
et  des  rêves  que  m'avait  fait  faire  la  narration  d'Andersen. 

Dans  les  moments  où  la  raison  dominait  mon  imagination,  je  me 
disais  que  sou  habitation  était  isolée  comme  l'est  toute  exploitation 
qui  a  un  centre.  J'avais  vu  sa  baleinière  gréée,  maisétais-je  sûr  qu'elle 
le  fût  toujours  -,  et  puis,  qu'y  avait-il  de  surprenant  à  ce  qu'un  homm  e 
aisé,  aimant  le  bien-être,  qui  vit  au  bord  de  la  mer,  eût  une  embar- 
cation de  choix,  un  moyen  de  transport  sur  l'eau,  aussi  élégant,  aussi 
ra[»de,  d'aussi  bon  goût  que  les  voitures  avec  lesquelles  il  parcourai 


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—  116  — 

les  routes.  Je  me  disais  cela,  mais  rimagÎDatfoa  n'y  perdait  pas  un 
pouce  de  terrain  et  prenait  toujours  le  dessus. 
Je  voulais  voir  Saurin. 

Il  faisait  depuis  quelques  semaines  un  temps  affreux.  La  pluie  tom- 
bait eu  abondance,  les  rivières  avaient  débordé  plusieurs  fois,  et  la 
route  des  montagnes  ressemblait  au  lit  d'un  torrent. 

J'attendis  quelques  jours,  mais  le  temps  paraissant  entièrement 
pris,  je  résolus  de  profiter  de  la  première  embellie ,  sauf  à  m'arrêter 
en  route,  si  je  rencontrais  des  difficultés  insurmontables. 

Je  partis  donc,  je  refusai  le  cheval  qu'on  m'offrait ,  confiant  dans 
mes  jarrets  et  dans  un  bon  bâton.  Mais  à  peine  avais-je  fait  un  tiers  du 
chemin,  que  les  montagnes  au  devant  de  moi  se  couvrirent  d'un  épais 
rideau  de  nuages  sombres  qui  couronnèrent  d'abord  les  sommets,  les 
enveloppèrent  et  se  confondirent  avec  elles  en  un  horizon  compacte, 
couleur  d'ardoise.  Je  savais  ce  que  cela  voulait  dire.  Je  hâtai  le  pas, 
pour  arriver  à  l'habitation  VEspérance,  avant  que  l'averse  se  fût 
déclarée. 

L'habitation  l'Espérance  ou  Vernon  de  Bonneuily  située  sur  un 
morne  élevé,  est  à  la  limite  extrême  qui  sépare  les  terres  cultivées 
des  grands  bois. 

J'y  fus  accueilli,  comme  on  l'est  dans  toutes  les  habitations  de  l'ile, 
de  la  façon  la  plus  hospitalière.  J'arrivais  à  temps,  car  la  pluie  com- 
mençait et  le  ciel  ne  tarda  pas  à  ouvrir  ses  cataractes.  C'était  comme 
une  répétition  du  déluge  universel. 

Au  milieu  du  bruit  continu  de  l'eau  frappant  les  feuilles  et  faisant 
rebondir  à  terre  ses  gouttes  larges  et  pressées,  nous  entendions  un 
grondement  sourd  à  droite  et  le  même  bruit  à  gauche  de  l'habitation. 
C'était  d'un  côté  la  Lézarde,  et,  de  l'autre,  la  Grande  rivière,  qui 
roulaient  tumultueusement  leurs  flots,  entraînant  tout  ce  qu'elles 
rencontraient  sur  leur  passage.  Malheur  aux  chasseurs  égarés  dans 
les  bois  par  un  pareil  temps  ! 

Ces  croissances  de  rivières,  soudaines  comme  la  foudre,  dévasta- 
trices comme  elle,  ne  durent  souvent  pas  plus  longtemps  qu'elle. 

Si  la  brise  vient  à  chasser  les  nuages  qui  couvrent  la  crête  des 
montagnes,  si  le  soleil  arrive  à  faire  miroiter  ses  rayons  sur  les  mille 
surfaces  brillantes  que  la  pluie  a  évoquées  dans  la  montagne,  les  der- 
nières eaux  s'écoulent  dans  la  plaine,  chaque  source  ne  fournit  plus 
que  son  contingent  obligé,  le  grondement  des  rivières  furieuses  cesse. 


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—  H7 — 

elles  reprennent  leur  cours  tranquille,  chantant  et  sautillant  parmi  les 
galets,  se  reposant  dans  les  bassins  ombragés.  Seulement,  on  voit,  le 
long  de  leur  cours,  les  marques  de  leur  colère  et  de  leur  puissance  : 
Des  roches  déplacées,  des  ^troncs  d'arbres  jetés  en  travers  et  formant 
des  ponts  naturels  qui  succèdent  à  d'autres  qu'avaient  édifiés  des  crues 
précédentes.  Tout  le  long  de  la  rive ,  une  traînée  échevelée  de  bran- 
ches, d'herbes,  de  plantes  de  toute  espèce,  venant  des  régions 
supérieures,  indique  à  quelle  élévation  est  arrivé  le  niveau  des 
eaux. 

Le  lendemain,  comme  cela  arrive  assez  souvent  après  des  pluies 
diluviennes,  le  jour  se  leva  splendide.  La  ligne  gracieuse  des  monta- 
gnes dessinait  nettement  sa  silhouette,  conservant  seulement  sur  les 
flancs  des  flocons  de  vapeur  immobiles  et  comme  suspendus  çà 
et  là. 

Les  rivières  avaient  cessé  de  gronder. 

Je  savais  à  peu  près  où  devait  être  la  case  dfi  Saurin,  au  moins  par 
rindièation  sommaire  qu'il  m'avaitdonnée  à  notre  dernière  entrevue. 
Je  crus  cependant  prudent  de  me  renseigner. 

—  La  case  du  pirate,  me  dit-on  avec  une  cerlaine  inquiétude  ;  elle 
a  dû  être  battue  par  le  mauvais  temps  et  elle  n'était  pas  des  plus 
solides. 

On  me  donna  un  nègre  pour  me  guider  et  nous  nous  mîmes  en 
marche  par  des  sentiers  où  on  faisait  difficilement  deux  pas  sans 
glisser. 

Mon  guide  me  fit  marcher  à  travers  bois,  par  des  traces  qu'il  con- 
naissait^ afin  d'arriver  plus  vite  au  lieu  que  je  cherchais. 

Partout  les  eaux  avaient  laissé  des  marques  de  leur  passage,  par- 
tout nous  rencontrions  des  arbres  abattus,  des  arbustes  arrachés,  dont 
les  racines  qui  avaient  pris  la  place  des  branches  indiquaient  avec 
quelle  force  ils  avaient  été  entraînés  jusque-là. 

Enfin,  le  nègre  s'arrêta  sur  le  bord  d'une  falaise  assez  élevée ,  se 
pencha  pour  regarder,  resta  un  moment,  comme  cherchant  s'il  ne  se 
trompait  pas,  et,  tournant  vers  moi  son  visage  hagard,  me  dit  :  Il  n'y 
a  plus  rien  ;  la  case  a  été  emportée. 

Je  m'approchai,  et  il  me  fit  voir  un  plateau  de  vingt  mètres  carrés, 
qui  s'élevait  à  sept  ou  huit  mètres  environ  ,  au  dessus  du  niveau  de 
l'eau  courante. 

—  C'était  là  qu'était  la  case,  me  dit-il,  et  il  n'en  reste  plus  rien  que 


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—  118  — 

quelques  poteaux  plantés  en  terre;  tout  a  été  entraîné.  Et  ces  pauvres 
malheureux,  où  sont-ils? 

Je  le  suivis  par  un  sentier  étroit,  déchiré^  encombré  par  la  terre  et 
les  débris  végétaux  accumulés,  mais  dont  la  trace  se  retrouvait 
cependant,  et  j'arrivai  au  plateau  où  avait  été  la  case  de  Saurin. 

Lorsque  je  pus  me  retourner  sur  cet  espace  relativement  étendu,  je 
compris  qu'on  avait  pu  s'y  construire  une  demeure,  car  il  y  avait  une 
vue, réduite,  il  est  vrai,  mais  pleine  de  charme  pour  un  esprit  rêveur... 
et  désolé.  Mais  je  compris  aussi  l'imprudence  qui  avait  présidé  à  ce 
choix,  lorsque  je  vis  au-dessus,  les  herbes  pendantes  qui  indiquaient 
que  la  masse  des  eaux  avait  dû  passer  par  dessus  tout  cela  et  entraîner 
ce  qu'elle  rencontrait  devant  elle. 

L'intérêt  que  m'inspirait  la  fin  probable  de  cet  homme  que  j'avais 
désiré  revoir,  quel  que  fût  le  sentiment  qui  me  poussât  vers  lui,  m'a- 
vait donné  une  force  dont  je  ne  me  serais  pas  cru  capable.  Je  des- 
cendis le  cours  de  la  rivière  avec  le  nègre  et  ramassai  çà  et  là,  sur  les 
branches  et  parmi  les  débris  amoncelés  des  galets  roulés  par  le  tor- 
rent, des  morceaux  d'étoffe.  Je  m'attendais  à  chaque  instant  à  trouver 
un  cadavre. 

Nous  arrivâmes  ainsi  jusqu'au  Sauiy  et,  nous  suspendant  à  des  lianes 
que  nous  pensions  être  solides,  mais  au  péril  de  notre  vie  certaine- 
ment, nous  jetâmes  le  regard  dans  la  cuve  de  roches  qui  précède  la 
cascade.  Nous  vîmes  des  planches  arrêtées  en  travers  et  opposant  à 
l'eau  une  digue  qu'elle  devait  bientôt  entraîner.  C'étaient  sans  doute 
les  débris  de  la  demeure  de  Saurin.  Nous  ne  trouvâmes  pas  de  trace 
humaine. 

Je  me  sentis  la  force  de  descendre  tout  le  long  de  la  Lézarde  en 
suivant  son  cours,  tantôt  sautant  sur  les  galets,  marchant  dans  l'eau, 
m'accrochant  aux  lianes,  glissant  le  long  des  falaises  ;  j'en  avais  pris 
mon  parti,  je  traversais  les  bassins  tout  habillé. 

J'arrivai  ainsi  jusqu'au  gué,  sans  avoir  rien  trouvé. 

Je  m'arrêtai  là  un  moment  pour  regarder  les  ruines  de  la  première 
demeure  de  Saurin.  L'enseigne  se  balançait  au  vent  sur  sa  tige  de  fer 
rouillée. 

Là  je  pris  un  gommier  et  suivis  les  méandres  de  la  rivière  dans  son 
cours  tranquille,  interrogeant  tous  les  coins  obscurs  qu'elle  présentait, 
sondant  les  palétuvins,  dont  les  racines  chevelues  auraient  pu  si  facile- 
ment retenir  quelque  chose.  Je  ne  trouvai  rien. 


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—  119  — 

Seulement,  à  l*embouchure,  l'eau  de  la  mer,  à  cent  mètres,  au 
moins,  était  jaune  et  trouble,  comme  si  on  eût  mis  à  découvert  la 
vase  qui  s'y  était  amassée  depuis  des  siècles  peut-être. 

On  parla  pendant  quelque  temps  de  cet  homme  mystérieux  qu'on 
appelait  le  Pirate,  de  sa  compagne  plus  mystérieuse,  qui  était  pour  les 
nègres  un  Zombie  on  s'apitoya  sur  la  fin  probable  des  deux  malheu- 
reux enfants,  puis  il  n'en  fut  plus  question.  Excepté  cependant  quand 
un  chasseur  étranger  au  quartier  remonte  le  cours  de  la  Lézarde, 
ayant  pour  guide  un  braconnier  des  environs  qui  ne  manque  jamais 
de  lui  raconter  sur  le  Pirate,  sur  la  Zombi,  sur  les  enfants,  des  choses 
infiniment  moins  vraisemblables  que  celles  que  je  viens  de  rap- 
porter. 

Andersen  est  toujours  à  Sainte-Croix,  à  ce  que  m'écrit  un  de  mes 
amis  qui  est  allé  charger  des  sucres  à  Christianstad,  et  auquel  j'ai 
donné  une  lettre  de  recommandation  pour  cet  hôte  bienveillant. 

Andersen  s'est  montré  avenant,  aimable,  hospitalier  pour  mon 
recommandé,  mais  il  ne  lui  a  rien  raconté. 

Il  est  vrai  que  mon  ami  n'avait  pas  de  patte  d'albatros. 

Mathieu  Gubsdb. 


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Lettre  de  M.  de  Eességoler  h  M.  Bl^non^  poar  obtenir  la 
régalarlsatioB  de  la  Soelété  dite  des  Lanternistes.  —  Lettres 
patentes  pour  réreetlon  de  eette  Soelété  en  Académie  royale . 


Tout  le  monde  sait  que  VAcadémie  des  Sciences,  Inscriptions  et  Belles- 
Lettres  de  Toulouse  tire  son  origine  de  la  Société  des  iMntemistes,  ainsi 
nommée  parce  que  ses  membres  tenaient  leurs  assemblées  la  nuit. 
Le  Cabinet  historique  vient  de  publier  dans  sa  livraison  du  mois  de 
décembre  4  864,  deux  documents  fort  curieux  et  fort  intéressants, 
relatifs  à  la  régularisation  et  à  la  constitution  de  cette  Société.  C'est, 
40  une  lettre  du  président  à  M.  Tabbé  Bignon  ;  t^  la  minute  des 
Lettres  patentes,  accordées  par  le  roi,  à  la  date  du  mois  de  juin  4  746, 
pour  l'érection  de  celle  Société  en  Académie  royale.  Uabbé  Bignon,  à 
qui  la  lettre  est  adressée,  était  bibliothécaire  du  roi,  membre  de 
l'Académie  Française  et  de  celle  des  Sciences.  C'était  un  homme 
érudit,  très-obligeant  par  caractère,  et  qui  avait  fait  de  sa  maison  le 
rendez-vous  des  savants  et  des  artistes.  La  reconnaissance  et  l'amitié 
ont  inspiré  à  Lamotte-Houdard  Pépitaphe  suivante  qu'il  a  composée 
en  son  honneur  : 

Les  sciences^  les  arts,  lui  durent  des  hommages; 
11  en  fut  l'ardeut  protecteur  ; 
S'il  fût  né  dans  les  premiers  &ges, 
Il  en  eût  été  l'inventeur. 

L'auteur  de  la  lettre  à  M.  Bignon,  M.  de  Rességuier,  président  de 
la  Société  des  Lantemistes,  est  l'ancêtre  du  comte  Jules  de  Rességuier, 
du  poète  aimable  dont  la  mort  a  laissé  un  si  grand  vide  à  VAcadémie 
des  Jeux  Floraux.  On  voit  par  cette  lettre  qui  a  été  trouvée  dans  les 
papiers  de  l'abbé  Bignon,  que  la  Société  royale  de  Montpellier  fit  tous 
ses  efforts  pour  empêcher  le  succès  des  Toulousains.  Depuis  4706, 


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—  <21  — 

cette  Société  était  identifiée,  en  quelque  sorte,  à  rAcadémie  des 
Sciences  de  Paris,  privilège  qui  la  rendait  fière,  ombrageuse,  jalouse 
de  son  rang,  et  elle  entendait  restreindre  la  Société  de  Toulouse  à 
son  sobriquet  de  Lanternistes.  Le  directeur  du  Cabinet  historique  îàH  ses 
r<5serves  au  sujet  de  la  seconde  pièce,  les  Lettres  patentes.  Il  se  peut, 
dit-il,  o  que  ce  ne  soit  pas  la  minute  des  lettres  qui  furent  signées  en 
juin  4746,  et  qui  constituèrent  en  réalité  TAcadémie  de  Toulouse  ; 
TOUS  ne  Ten  publions  pas  moins  comme  pièce  intéressante,  car  elle 
contient,  avec  les  articles  constitutifs,  le  nom  des  savants  et  érudits 
Toulousains,  choisis  par  le  monarque  pour  premiers  titulaires  de 
l'Académie  (i).  » 


i.   —  M.   DE  RbSSÉGUIER  a  m.  l'âBBÉ  fiiGNON. 

(Pop.  de  BignoUy  IX  corresp,  /"^  12). 

Rep.  le  16  may  i735. 

Monsieur, 

Votre  nom  et  le  titre  de  Protecteur  des  Gens  de  lettres  que  vous 
vous  êtes  si  justement  acquis  promettent  un  accueil  favorable  à  tous 
ceux  qui  cultivent  les  sciences.  Nous  nous  sommes  réunis  depuis  six 
ans  pour  jetter  les  fondements  d'une  société  destinée  à  faire  fleurir  les 
mathématiques  et  la  physique.  Notre  modelle  a  été  rAcadémie  royalle 
des  sciences  où  vous  présidez  si  dignement;  et  ses  mémoires  devenus 
par  votre  protection  une  école  publique  de  ces  sciences,  nous  ont 
épargné  bien  du  chemin. 

Les  bontez  de  son  Eminence  Monseigneur  le  Cardinal  de  Fleury, 
qui  nous  a  permis  de  nous  assembler  et  de  donner  au  public  nos  pre- 
miers essais  nous  ont  inspiré  de  suplier  Sa  Majesté  de  donner  une 
forme  régulière  et  permanente  à  notre  Société  en  luy  octroyant  des 
Lettres  patentes.  Mais  nous  sommes  menacez,  Monsieur,  d'une  oppo- 
sition de  la  part  de  la  Société  de  Montpellier ,  qui ,  pour  s'autoriser 
dans  une  démarche  si  singulière,  a,  dit-on,  imploré  votre  protection. 

(1)  Le  Cabinet  historique,  revae  mensuelle,  contenant  avec  un  texte  et  des  pièces 
iaédites,  iLtéressantes  ou  peu  connues,  le  catalogue  général  des  manuscrits  que 
renferment  les  bibliothèques  publiques  de  Paris  et  des  départements,  sous  la  direc- 
tion de  M.  T.r.ni?  Paris.  Prix  :  4  4  fr.  par  an,  40«  année.  Paris,  rue  des  Grands- 
Augustins,  5. 


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—  122  — 

Quoique  nous  soyons  bien  persuadez  que  votre  amour  pour  Tavance- 
ment  des  sciences  et  votre  équité  vous  auront  engagé  à  accueillir  la 
prétention  de  ces  messieurs  comme  elle  le  mérite^  puisqu'on  y  en- 
trevoit plus  de  basse  jalousie  que  d'amour  du  bien  public ,  nous 
croirions  manquer  à  ce  que  les  sciences  vous  doivent,  Monsieur,  si 
nous  avions  continué  à  poursuivre  notre  demande  des  Lettres  paten- 
tes sans  vous  rendre  compte  de  ce  qui  se  passe  parmy  nous  et  des 
motifs  qui  servent  de  fondement  à  notre  placet. 

Toulouze  est  la  capitale  du  Languedoc  ;  elle  a  toujours  été  regardée 
comme  la  seconde  ville  du  royaume,  du  moins  l'est-elle  par  rapport 
aux  sciences,  puisqu'elles  y  ont  toujours  été  honorées  et  cultivées,  et 
qu'il  en  est  sorti  un  grand  nombre  de  savants.  On  a  souvent  tenté 
d'y  former  des  sociétez  de  gens  de  lettres  et  il  y  en  a  toujours  eu. 
L'Académie  des  jeux  floraux  s'y  soutient  avec  éclat  depuis  quarante 
ans.  Par  rapport  aux  sciences  mêmes,  il  s'est  formé  de  temps  en  temps 
des  Sociétés  particulières  qui  n'ont  pu  s'y  maintenir  faute  d'assez  bons 
règlements.  Enfin ,  Monsieur,  nous  nous  assemblons  depuis  six  ans 
sous  de  meilleurs  auspices.  Nos  savants  prennent  tous  les  jours  de 
nouvelles  forces,  et  il  y  a  tout  lieu  d'espérer  que  si  le  roy  a  la  bonté 
de  jetter  sur  nous  un  regard  favorable,  et  de  nous  mettre  au  rang  des 
corps  légitimes,  notre  Société  surpassera  ce  qu'on  peut  attendre  d'une 
Société  de  Province. 

Mais  quel  progrès  peut-elle  se  promettre,  Monsieur >  si  vous  luy 
êtes  contraire,  si  le  souverain  arbitre  des  sciences  qui  n'a  ouvert  la 
bouche  jusqu'à  présent  que  pour  procurer  leur  avancement  parie  pour 
les  anéantir  et  pour  les  proscrire?  Cette  crainte  nous  agite  et  nous 
jette  dans  l'abatement.  Votre  caractère  ,  il  est  vray.  Monsieur,  nous 
calme  et  nous  donne  la  confiance  de  nous  ouvrir  à  vous,  et  cette  con- 
fiance se  fortifie  lorsque  nous  envisageons  les  motifs  que  Messieurs  de 
Montpellier  allèguent  :  «  Nous  pourrons,  disent-ils,  briguer  une  asso- 
ciation avec  l'Académie  royale  dès  que  nous  aurons  obtenu  des  Lettres 
patentes,  et  c'est  une  distinction  qu'ils  ne  pourront  consentir  de 
partager.  >»  — Nous  n'avons  jamais  eu  cette  pensée  ;  je  ne  sache  même 
aucun  de  nos  associez  qui  soit  en  relation  avec  quelqu'un  de  Messieurs 
qui  composent  l'Académie  royale.  Il  seroit  bien  singulier  que  nous 
eussions  cette  ambition  sans  avoir  eu  l'honneur  de  solliciter  votre 
protection!  Gomment  penser,  d'ailleurs,  Monsieur,  qu'une  Société  à 
peine  formée  s'élevât  si  haut,  et  que,  tandis  que  nous  sommes  unique- 


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—  123  — 
ment  attentifs  à  aprendre  la  langue  du  païs,  nous  voulussions  obtenir 
des  honneurs  et  des  distinctions  dans  l'empire  des  sciences  !  Ce  n'est 
donc  qu'un  vain  et  faux  prétexte  dont  ces  messieurs  ont  voulu  colorer 
une  démarche  dont  ils  sentent  le  vice  et  qui  porte  avec  elle  un  air  de 
basse  jalousie  dont  ils  ont  été  choqués  les  premiers. 

Veuillez  bien  excuser,  Monsieur,  le  détail  dans  lequel  je  suis  entré. 
Je  suis  persuadé  que  vous  ne  désaprouverez  point  les  motifs  qui  me 
font  prendre  la  liberté  de  vous  écrire.  J'y  joins  avec  votre  permission 
l'envie  de  vous  dire  à  vous  môme  que  je  suis  depuis  longtemps,  avec 
un  parfait  dévouement  et  un  vray  respect. 
Monsieur , 

Votre  très-humble  et  très-obéissant  serviteur , 
Rességuier, 

Président  au  Parlement  de  Toolooze  et 
Président  de  la  Société  des  Sciences. 
A  Toolooze,  8  may  1735. 

Notre  placet  est  entre  les  mains  de  H.  le  comte  de  Saint-Florentin, 
secrétaire  d'Etat. 

Lettres  patentes  d'érection, 

Louis,  par  la  grâce  de  Dieu,  roy  de  France  et  de  Navarre,  à  tous 
présens  et  advenir,  salut. 

Les  avantages  considérables  que  la  connoissance  des  sciences 
naturelles  et  les  découvertes  qu'on  y  a  fait  ont  toujours  procuré  au 
public  sont  des  puissants  motifs  qui,  dans  toutes  les  occasions^  ont 
déterminé  les  roys  nos  prédécesseurs  d'employer  leur  autorité  et  de 
donner  une  attention  particulière  pour  les  faire  fleurir  dans  leur 
royaume,  soit  en  favorisant  les  sçavans,  soit  en  établissant  des  assem- 
blées de  gens  de  lettres,  consacrés  uniquement  à  l'étude  de  ces 
sciences  ;  ces  mômes  motifs  nous  portèrent  à  approuver  le  dessein  que 
quelques  sujets  de  notre  bonne  ville  de  Toulouse ,  unis  par  le  goût 
pour  les  sciences  et  par  l'amour  pour  le  bien  public,  formèrent,  en 
l'année  4729,  de  s'appliquer  particulièrement  à  l'étude  des  sciences 
naturelles  et  de  travailler  de  concert  à  rendre  leurs  études  et  leurs 
connoissances  utiles  à  notre  service,  et  profitables  à  leur  patrie,  et  à 
leur  permettre  de  continuer  leurs  assemblées ,  ce  que  nous  avons 


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—  124  — 

appris  avec  satisfaction  qu'ils  ont  fait  avec  succès^  et  que  cette  première 
grâce  a  ranimé  leur  ferveur  et  leur  zèle  et  les  a  engagés  à  redoubler 
leurs  travaux  et  leurs  recherches.  La  paix  que  nous  venons  de  donner 
à  nos  peuples  leur  ayant  paru  une  occasion  favorable  et  un  temps 
plus  propre  à  cultiver  les  sciences,  ils  nous  ont  fait  très-humblement 
représenter  que  le  goût  et  les  dispositions  qu'on  a  toujours  eu  à  Tou- 
louse pour  les  sciences,  et  qui,  même  du  temps  des  Romains,  luy  avoit 
acquis  le  nom  de  ville  de  Pallas^  pourroient  bien  soutenir  quelque 
temps  la  Société  qu'ils  ont  formée,  mais  que  n'ayant  pas  cette  forme 
autentique  et  cette  stabilité  durable  que  la  seule  autorité  du  souverain 
peut  donner,  et  qui  est  si  nécessaire  pour  soutenir  le  zèle  et  le  courage 
des  sujets  dans  leurs  travaux,  il  seroit  à  craindre  que  un  dessein  si 
louable  et  de  si  heureux  commencements  deviendroient  inutiles  :  que, 
dans  ce  point  de  vue,  ils  ont  fait  don  d'une  somme  capitale  de  6,000 
livres  pour  établir  une  rente  perpétuelle  de  300  livres,  et  ils  se  sont 
obligés  de  fournir  annuellement  une  somme  de  750  livres,  devisible 
entr'eux  par  portions  égales  pour  servir  de  fonds  aux  dépenses  qu'il 
convient  de  faire,  et  ils  nous  auroient  supplié  de  vouloir  leur  accorder 
notre  prgtection  royalle',  en  autorisant  leur  société  par  nos  lettres 
patentes,  et  leur  donnant  des  statuts  qui  leur  servent  de  loy  et  de 
règle.  —  Et  voulant  être  plus  amplement  informés  de  rmililé  que 
pourroit  avoir  rétablissement  d'une  telle  Société  dans  notre  ville  de 
Toulouse,  nous  aurions  ordonné  à  notre  amé  et  féal  le  sieur  de 
Saint-Maurice  de  Bernage ,  conseiller  ordinaire  en  nostre  conseil 
d'Etat,  intendant  en  notre  province  de  Languedoc,  de  nous  donner 
son  avis,  lequel,  en  conséquence,  nous  auroit  représenté  que  notre 
ville  de  Toulouse,  capitalle  de  cette  province,  célébrée  par  les  auteurs 
et  fameuse  depuis  longtemps  par  le  grand  nombre  des  doctes  person- 
nages qu'elle  a  produit  en  toutes  sortes  de  sciences,  recevront  un 
nouvel  éclat,  un  avantage  notable  d'un  établissement  de  cette  espèce, 
si  utile  à  la  république  des  lettres  et  à  la  société  généralle  des  hommes 
et  digne  de  notre  attention  :  que,  dans  cette  grande  ville,  il  se  trouve 
beaucoup  plus  de  personnes  qu'il  n'en  est  nécessaire  pour  composer 
une  savante  société,  nous  ayant  indiqué  à  cet  effet  divers  particuliers 
dont  la  capacité,  prud'hommie,  bonne  vie  et  mœurs  nous  ont  été  par 
lui  certiffiées,  et  voulant  favoriser  les  progrès  des  sciences  dans  notre 
royaume  et  assurer  à  nos  peuples  les  avantages  qu'elles  procurent  : 
A  ces  causes^  et  autres  à  ce  nous  mouvans,  de  notre  certaine 


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—  425  — 

science  9  plaine  puissance  el  autorité  royalle ,  nous  avons  estably  et 
établissons  par  ces  présentes,  signées  de  notre  main,  dans  notre  dite 
ville  de  Toulouse,  une  assemblée  de  gens  de  lettres  sous  le  nom  de 
Société  royale  des  scienceSy  que  nous  avons  mis  et  mettons  sous  notre 
protection  particulière,  ainsy  que  l'Académie  royal  le  des  sciences., 
établie  en  notre  bonne  ville  de  Paris  :  laquelle  société  sera  composée 
de  deux  sortes  d'académiciens  et  d'élèves  ;  la  première  classe,  de  vingt- 
cinq  personnes  appelées  Associés  libres  :  la  seconde,  de  dix-huit  per- 
sonnes appelées  Associés  ordinaires^  divisée  en  six  classes,  et  enfin 
de  deux  élèves  pour  chacune  des  six  classes  ;  —  à  quoy  il  pourra 
estre  joint  deux  Associés  réguliers  et  des  Correspondants ,  le  tout 
suivant  el  comme  il  est  porté  dans  les  statuts  attachés  sous  le  contre- 
scel  des  présentes,  ayant  pour  cette  fois  seulement  nommé  pour 
remplir  les  places  des  vingt-cinq  associés  libres,  savoir  : 

Le  sieur  de  Nupces,  président  à  mortier  de  notre  Parlement  de 
Toulouse. 

Le  sieur  Caumets,  écuyer,  avocat  en  Parlement. 

Le  sieur  Douvrier  Paucy,  écuyer. 

Le  sieur  Rabaudy,  notre  viguier. 

Le  sieur  Pardailhan,  président  aux  enquêtes. 

Le  sieur  marquis  de  Gardouch. 

Le  sieur  Parana,  conseiller  au  Parlement. 

Le  sieur  Saint-Laurent,  conseiller  au  Parlement. 

Le  sieur  abbé  Castin,  conseiller.au  Parlement. 

Le  sieur  Riquct  de  Bonrepaux,  notre  avocat  général. 

Le  sieur  Bousquet,  conseiller  au  Parlement. 

Le  sieur  abbé  de  Calellan ,  grand-chantre  de  l'église  de  Toulouse. 

Le  sieur  comte  de  Carman  {sic)y  maréchal  de  camp  de  nos  armées. 

Le  sieur  Soubeyran  Deseaupou,  avocat  en  Parlement. 

Le  sieur  marquis  de  Puivert,  conseiller  au  Parlement. 

Le  sieur  Turle  l'Arbrepin,  proffesseur  royal  en  droit. 

Le  sieur  Coste,  écuyer  trésorier  de  la  ville  de  Toulouse. 

Le  sieur  comte  de  Fumel. 

Le  sieur  marquis  de  Beauteville. 

Le  sieur  de  Niquet ,  président  à  mortier  de  notre  Parlement  de 
Toulouse. 

Le  sieur  Baron  d'Orbessan  ^  président  à  mortier  de  notre  dit 
Parlement. 


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—  126  — 

Le  sieur  d'Aldiguier,  écuyer. 

Le  sieur  de  Rességuier,  conseiller  au  Parlement. 

Le  sieur  marquis  d'Esclignac. 

Et  le  sieur  de  Paucy,  écuyer. 

Et  pour  remplir  les  places  des  dix-huit  associés  ordinaires  qui 
doivent  composer  les  six  classes,  trois  mathématiciens  s'appliquant  à 
la  géométrie  : 

Le  sieur  Borrust,  docteur  agrégé  à  la  Faculté  de  médecine  de 
Toulouse, 

Le  sieur  Glapiès,  proffesseur  royal  de  mathématiques,  chevalier  de 
l'ordre  de  Saint-Michel. 

Le  sieur  Reynal,  professeur  de  philosophie  au  collège  de  TEsquille. 

Trois  s'appliquant  à  l'astronomie  : 

Le  sieur  Garipuy,  avocat  en  Parlement,  inspecteur  des  travaux  de 
la  province  de  Languedoc. 

Le  sieur  Dufour,  professeur  de  mathématiques. 

Le  sieur  Marcourelle^  avocat  en  Parlement. 

Trois  phisiciens  : 

Le  sieur  Planque,  de  l'Oratoire. 

Le  sieur  marquis  d'Aussonne. 

Le  sieur  Ricaud,  proffesseur  de  philosophie. 

Trois  anatomistes  : 

Le  sieur  Carrière  l'aîné,  chirurgien  juré. 

Le  sieur  Lapuyade,  chirurgien  juré. 

Le  sieur  Gassales>  docteur  agrégé  à  la  Faculté  de  médecine  de 
Toulouse. 

Trois  chimistes  : 

Le  sieur  Sage,  marchand  apotiquaire. 

Le  sieur  Dugay,  docteur  agrégé  à  la  Faculté  de  médecine  de 
Toulouse. 

Le  sieur  Caron  ayné,  marchand  apotiquaire. 

Et  trois  botanistes  : 

Le  sieur  Gouasé^  proffesseur  royal  en  médecine. 

Le  sieur  Palmas,  nostre  ingénieur  ordinaire. 

Le  sieur  Meynard ,  docteur  agrégé  en  la  Faculté  de  médecine  de 
Toulouse. 

Recommandant  à  chacun  des  dix-huit  Associés  de  présenter  inces- 
samment à  la  Société  des  sciences  des  élèves  dignes  d'y  entrer,  avons 
aussy  nommé  pour  cette  fois  :  —  pour  Associés  réguliers. 


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—  127  — 

Le  père  Durrant^  jésuite^  proffesseur  royal  de  mathématiques. 

Le  père  Meliton  de  Perpignan,  capucin. 

Nommons  pareillement  pour  cette  fois  et  sans  tirer  à  conséquence  y 
ledit  sieur  de  Niquet  pour  président. 

Ledit  sieur  Garipuy^  pour  directeur. 

Ledit  sieur  Planque^  pour  secrétaire. 

Et  ledit  sieur  abbé  de  Catellan,  pour  trésorier,  pour  la  présente 
année. 

Permettons  à  tous  lesdits  Associez  de  s'assembler  en  tel  lieu  qu*ils 
estimeront  le  plus  convenable,  une  fois  chaque  semaine  et  même  plus 
souvent,  quand  ils  le  trouveront  à  propos,  pour  y  traiter  de  ce  qui 
peut  tendre  à  la  perfection  de  leurs  diverses  sciences  ;  faisant  deffense 
à  toutes  autres  personnes,,  sous  quelque  prétexte  que  ce  soit,  de  former 
de  pareilles  assemblées,  entendant  que  pour  mieux  conserver  Tesprit 
des  sciences  et  Tunion  d'étude,  ils  observent  dans  leurs  assemblées 
particulières  et  pubjiques  la  plus  parfaite  égalité  entre  eux,  sans 
distinction  des  rangs  et  des  séances  qu'ils  pourroient  prétendre  ailleurs, 
en  ne  gardant  d'autre  ordre  que  celuy  qu'ils  ont  observé  jusqu'à  pré- 
sent, suivant  l'ancienneté  de  leur  réception  ;  ce  qui  sera  observé  de 
même  à  l'avenir  :  agréant  et  confirmant  les  statuts  cy  attachés  sous  le 
contrescel  des  présentes  que  nous  avons  fait  dresser  pour  être  par  eux 
ponctuellement  gardés  ;  ensemble  l'acte  de  don  fait  par  lesdits  nommés^ 
qui  sera  exécuté,  et  le  fonds  de  6^000  livres,  employé  à  acquérir  des 
rentes  sur  notre  province  de  Languedoc  :  permettant  au  secrétaire  de 
la  Société  d'expéilier  tous  actes  et  certifficats  nécessaires  à  toutes  per- 
sonnes qui  auront  intérêt  d'en  avoir  ;  pour  raison  de  quoy  ladite 
Société  pourra  prendre  tel  sceau  et  telle  devise  qu'elle  avisera  :  pour 
le  choix  desquels  sceau  et  devise  notre  Académie  des  inscriptions  et 
médailles  sera  tenue  de  travailler  sitôt  qu'elle  en  sera  requise  par 
ladite  Société  :  —  permettons  pareillement  à  ladite  Société  de  se 
choisir  dans  la  ville  de  Toulouse  tel  imprimeur  et  libraire  qu'elle 
voudra,  auquel  en  conséquence  de  ce  choix  nous  ferons  expédier  tous 
privilèges  nécessaires  pour  l'impression  et  vente  de  tous  les  ouvrages, 
mémoires  et  traités  qui  pourront  être  faits  par  lesdits  associés,  suivant 
les  règlements  par  nous  faits  pour  le  fait  de  l'imprimerie  et  librairie 
dans  notre  royaume. 

Si  donnons  en  mandement,  etc. 


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BIBLIOGRAPHIE. 


La  Thébaide  des  g^réves,  reflets  de  BretafirnC) 

Par  Hip.  DE  La  Morvonnais  (1). 


Quand  Horace  no  permettait  pas  la  médiocrité  aux  poètes,  il  faisait 
bien.  Il  y  a,  d'ailleurs,  tant  de  poètes  médiocres  qui  se  passent  de  sa 
permission.  Mais  il  élevait  Part  à  sa  plus  grande  hauteur,  il  idéalisait 
le  but  à  atteindre.  11  ne  voulait  pas  que  la  langue  des  dieux  fût  parlée 
par  des  auteurs  vulgaires,  et  il  chassait  du  divin  sanctuaire  tous  les 
artistes  faibles  et  incolores,  tous  ceux  qui  n'ont  pas  une  personnalité 
puissante,  dont  le  génie  malheureux  ne  découvre  pas  quelque  filon 
inconnu,  et  ne  produit  que  des  effets  secondaires  et  médiocres. 

Cest  ainsi  que  notre  sainte  religion,  en  tendant  sans  cesse  les  efforts 
de  rbomme  vers  la  complète  imitation  des  vertus  d'un  dieu  incarné, 
élève  nos  âmes  vers  les  sphères  célestes,  et  nous  enlève  aux  misères 
de  ce  monde  pour  nous  appliquer  constamment  à  la  poursuite  d'une 
perfection  idéale. 

Le  législateur  du  Parnasse  romain,  reconnaissant  cependant  que  les 
plus  grands  génies  ont  des  ^défaillances ,  a  voulu  encourager  les 
aspirations  poétiques  en  posant  quelques  autres  principes  plus  acces- 
sibles. Il  reconnaît  d'abord  que  le  roi  des  poètes,  Homère,  est  sujet  à 
des  éclipses,  puis  il  pose  la  règle  de  bon  sens  qui  doit  servir  de  pierre 
de  touche  aux  œuvres  du  génie  *. 

Ubi  plara  oitent  in  carminé,  non  ego  paucis 

Oiïendar  maculis. 

Il  faut  donc  que  les  beautés  de  premier  ordre  abondent  dans  un 
poème,  et  que  les  taches  y  soient  rares  et  clair-semées.  C'est  dire  assez 

(4  )  Paris,  chez  Didier,  quai  des  Aagustini. 


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—  129  — 

que  Part  ne  pouvait  être  que  Tapanage  d'un  petit  nombre.  Aussi, 
notre  siècle  compte-t-il  à  peine  un  ou  deux  vrais  poètes,  quoique 
jamais  la  diffusion  de  Tinstruction  n'ait  produit  autant  de  recueils  de 
vers,  d'odes,  de  drames,  de  poëmes  et  bouquets  à  Chloris  qui  s'ap- 
pelle aujourd'hui  Elvire.  Ce  n'est  pas  apurement  que  ces  œuvres 
nombreuses  soient  sans  mérite.  La  plupart  se  recommandent  par  des 
qualités  de  style,  par  de  l'élégance,  de  la  grâce  ou  de  la  force,  mais 
aucune  ne  s'élève  assez  au-dessus  du  niveau  général,  et  ne  s'écarte 
assez  des  chemins  battus,  pour  assurer  k  l'auteur  une  gloire  que  les 
siècles  consacreront  et  que  ratifiera  la  postérité.  Hélas  I  combien 
d'ouvrages  célèbres  au  moment  de  leur  publication  résisteront-ils  à 
l'épreuve  du  temps!  Combien  de  poëmes  mis  en  vogue  par  des  en- 
thousiasmes d'école  ou  de  camaraderie,  sont  en  train  de  mourir  tout 
doucement,  du  vivant  même  de  leurs  glorieux  pères  !  Notre  siècle  en 
compte  plus  d'un  qui  a  vu  son  étoile  au  zénith,  filer  et  descendre 
rapidement  dans  les  flots  d'un  oubli  contemporain. 

Le  nouveau  chantre  de  la  Bretagne,  M.  de  La  Morvonnais,  des 
œuvres  duquel  nous  allons  chercher  à  rendre  compte  aux  lecteurs  de 
la  Revue,  est-il  un  de  ces  auteurs  hors  ligne  dont  les  compositions 
respectées  par  les  siècles  feront  la  gloire  et  l'orgueil  de  son  pays  ? 
Assurément,  non  ;  mais,  s'il  occupe  une,place  plus  modeste,  mérite-t- 
il  au  moins  que  la  génération  actuelle  feuillette  son  œuvre  douze  on 
treize  ans  après  la  mort  de  son  auteur ,  et  est-il  certain  que  les 
amis  des  lettres  y  rencontrent  un  cachet  particulier  et  une  valeur 
spéciale  qui  les  indemnisent  de  la  perte  du  temps  consacré  à  sa 
lecture?  Assurément,  oui.  M.  de  La  Morvonnais  a  eu,  selon  nous, 
ce  rare  bonheur  d'être  profondément  sensible  au  sentiment  des  choses 
vraies  de  la  nature,  à  la  grandeur  du  spectacle  de  la  mer  de  Bretagne^ 
sur  les  bords  de  laquelle  sa  vie  entière  s'est  écoulée.  Il  a,  de  plus^ 
comme  un  vrai  Breton^  adoré  vivement  le  dieu  de  ses  pères,  et  son 
génie  simple  et  triste  a  trouvé  des  accents  dignes  et  élevés  pour 
chanter  la  vie  rustique,  la  mer  et  les  saintes  croyances  du  chris- 
tianisme. 

Tout  est  du  domaine  de  la  poésie.  Ce  ne  sont  pas  seulement  les 
princes  et  les  reines,  les  grands  crimes  et  les  grands  exploits,  Ten- 
cyclique  du  Pape  ou  cette  guerre  impie  dans  laquelle  on  extermine 
depuis  plusieurs  années  des  millions  d'hommes  blancs  pour  savoir  si 
quelques  milliers  de  noirs  seront  esclaves  ou  seront  libres  ;  les  choses 
vulgaires  ont  leur  poésie,  et  elles  ont  donné  naissance  à  bien  des 
chants  ingénieux  depuis  le  Lutrin  et  Vert^vertiusqu^k  nos  jours;  mais, 
il  faut  le  dire,  la  campagne,  la  vraie  campagne,  ses  travaux,  les 


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—  430  — 

détails  de  la  yie  agreste ,  les  mœurs,  les  préjugés  des  champs  ont 
encore  trouvé  chez  nous  bien  peu  de  poètes^  de  grands  poètes,  qui 
les  aient  célébrés  dignement.  L'antiquité  savait  chanter  la  nature, 
il  faudra  que  nous  y  venions.  Le  village  a  des  sources  de  poésie  aux- 
quelles les  artistes  éminenis  devront  bientôt  se  désaltérer,  car  la  vie 
des  grandes  villes  devient  impraticable  pour  tout  ce  qui  n'est  pas 
dans  le  commerce  ou  dans  Tindustrie.  Les  anciennes  familles  amoin- 
dries par  le  partage  incessant  des  fortunes  entre  leurs  descendants, 
par  les  exigences  du  luxe  hors  de  proportion  avec  le  prix  des  pro- 
duits qu'elles  récoltent,  sont  forcées  de  battre  en  retraite  et  de  se 
réfugier  dans  leurs  manoirs  où  l'existence  est  à  moindres  frais.  Elles 
y  passent  dix  et  onze  mois  de  l'année.  Leur  séjour  prolongé,  élevant 
le  niveau  de  l'éducation  autour  d'eux,  y  crée  des  besoins  intellectuels 
qui  bientôt  voudront  être  satisfaits.  N'avons-nous  pas  déjà  de  grands 
auteurs  qui  ont  entrepris  cette  noble  tâche  de  réconcilier  notre  poésie 
royale  avec  les  humbles  détails  de  la  vie  des  champs?  George  Sand, 
dans  quelques  romans  d'un  simple  et  chaste  mérite,  ne  l'a-t-elle 
pas  abordée  franchement?  Vraiment,  oui;  mais  les  autres  ouvrages 
brillantes  de  l'illustre  écrivain  font  qu'on  n'a  pas  trop  pris  au  sérieux 
ce  pastoral  et  ces  idylles,  et  qu'on  les  considère  plutôt  comme  effets 
recherchés  de  style  que  comme  inspiration  directe.  Lélia  et  Leone- 
Léoni  nuisent  à  la  petite  Fadette  et  au  Meunier  éPEngilbaut  ? 

Voici  d'autres  œuvres  en  prose,  mais  toutes  littéraires,  qui  com- 
mencent à  donner  satisfaction  à  ces  besoins  des  intelligences  vouées 
aux  champs,  et  qui  s'y  sentent  transplantées  avec  amour.  Lisez  les 
œuvres  du  frère  et  de  la  sœur  de  Guérin,  ces  deux  amis  de  M.  de  La 
Morvonnais,  qui  parlent  de  lui  avec  la  plus  profonde  estime  et  la 
plus  vive  admiration.  N'étes-vous  pas  touché  des  détails  naïfs  de  ces 
nouvelles  existences,  de  ce  mélange  pratique  et  senti  du  rustique  et 
de  l'idéal,  si  séparés  l'un  de  l'autre  jusqu'à  nos  jours?  Peut-on  voir, 
sans  une  émotion  nouvelle,  Descartes  aux  mains  de  M^^  de  Guérin, 
pelant  ses  pommes  de  terre  et  soignant  la  soupe  qui  trotte  sur  le  feu, 
en  même  temps  qu'elle  lit  et  médite  le  Discours  sur  la  méthode  ? 

C'est  à  cette  classe  de  penseurs  vraiment  champêtres  qu'appartient 
M.  de  La  Morvonnais.  Les  simples  habitudes  de  la  vie  des  campagnes  lui 
sont  familières  ;  il  les  aime  et  en  parle  simplement ,  sans  périphrases 
ni  antithèses.  La  Bretagne  est  sa  patrie;  et>  dans  la  Bretagne,  un  vallon, 
près  du  hameau  de  Saint-Iacut,  habité  par  quelques  pécheurs  et  qui 
dépend  de  la  commune  de  Saint-Potan.  C'est  le  val  de  l'Arguenon.  La 
mer,  la  grande  mer  vient  battre  les  pieds  du  bois  qui  lui  sei^  de  limile. 
L*Océan,  les  dunes,  le  château  en  ruine  de  Gilles  de  Bretagne,  voilà 


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—  431  — 

les  grands  spectacles  qui  ont  donné  à  La  Morvonnais  ses  premières 
impressions.  C'est  là  qu'a  commencé  sa  vie,  là  qu'elle  s'est  écoulée  ; 
c'est  là  que  la  mort  est  venue  le  trouver,  en  1863,  après  un  séjour 
de  cinquante-un  ans,  interrompu  seulement  par  quelques  voyages  à 
Paris,  où  il  s'était  mis  en  rapport  avec  plusieurs  célébrités  de  la 
première  moitié  de  notre  siècle. 

Aussi,  comme  il  aime  son  pays.  Les  moindres  sentiers  lui  en  sont 
familiers;  il  a  toujours  sous  les  yeux  la  dentelure  des  côtes  qui  le 
défendent  contre  l'Océan.  C'est  là  qu'il  promène  incessamment  ses 
rêveries  en  causant  avec  le  recteur  de  la  paroisse,  ou  avec  le  pâtour 
qui  lui  parle  éternellement  de  ses  moutons  et  de  Dieu. 

C'est  que  le  poète  breton  est  animé  d'une  foi  ardente.  Il  a  eu  ses 
jours  de  doute  et  de  défaillance,  et  le  ciel  aussi  s'est  voilé  pour  lui. 
Mais  il  est  revenu  aux  naïves  croyances  de  son  enfance  religieuse,  et 
il  y  est  revenu  avec  une  ardeur  de  néopbyte.  L'idée  du  Cbrist 
domine  partout  dans  son  livre;  elle  apparaît  à  toutes  les  pages.  Cest 
plus  que  de  la  piété,  c'est  de  la  dévotion.  Les  titres  de  ses  pièces  de 
vers  témoignent  de  ses  constantes  préoccupations.  L'une  est  intitulée  : 
Mon  Dieu^  je  viens  à  tôt  ;  une  autre,  Cantique  dans  le  bois.  Puis  vien- 
nent :  Pdquesy  Le  presbytère^  Rêverie  pieuse^  Hymne^  No&l,  Soupirs  vers  la 
foi.  La  foi^  Dévotion^  Pensées  d'un  soir  des  morts.  Croyances. 

Après  la  campagne,  après  Dieu,  la  mer  est  l'autre  source  des  inspi- 
rations de  La  Morvonnais.  Toutes  ses  pensées  sont  imprégnées  d'eau 
de  mer.  Pas  une  pièce  où  les  vagues  n'apparaissent  sous  un  aspect  ou 
sous  un  autre.  L'auteur  se  promène,  en  rêvant,  le  long  des  grèves 
dont  il  s'est  fait  une  théba'ide.  Il  monte  les  rampes  de  granit  qni  mènent 
aux  hameaux  dispersés  le  long  des  bords  escarpés  de  sa  rude  patrie. 
C'est  là  que  vivent,  pensent  et  parlent  tous  les  acteurs  des  drames 
simples  qu'il  raconte  avec  infiniment  d'art  et  de  naturel  :  les  petits 
pÂtours  et  les  pauvres  pécheurs  qui  habitent  autour  de  son  manoir. 
Voyez  donc  comme  ces  deux  sources  d'inspiration,  Dieu  et  la  mer, 
se  marient  gravement  dans  ses  chants  ;  comme  tous  les  horizons 
s'élargissent  quand  on  les  contemple  avec  lui  du  haut  du  ciel  ou  du 
haut  d66  falaises.  Les  poëmes  de  La  Morvonnais  en  reçoivent  une  gran- 
deur imposante.  On  y  entend  éternellement  les  longs  mugissements 
de  la  vague.  La  tristesse  des  pensées  de  l'auteur,  et  la  tournure  rê- 
veuse de  son  génie  augmentent  l'effet  de  ses  marines  et  la  mélancolie 
de  ses  tableaux.  Son  livre  semble  écrit  dans  un  cloître^  au  bord  de 
quelque  rivage  désert  par  un  doux  religieux  qui  ne  connaît  de  ce 
monde  que  son  église  et  la  plage.  La  Bretagne,  la  mer  et  Dieu«  sont 
à  peu  près  les  trois  seules  cordes  de  la  lyre  du  poète.  De  là,  un  peu 


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d'uniformité  dans  les  conceptions,  de  vague  et  dMndécis  dens  les  con- 
tours, à  cause  de  retendue  et  de  Tinfini  du  sujet  qu'il  tourne  et  re- 
tourne éternellement  avec  la  grave  monotonie  du  flux  et  du  reflux  du 
grand  Océan. 

Pourtant,  deux  auteurs  en  renom  ont  eu  une  influence  notable  sur 
le  talent  de  M.  de  La  Morvonnais.  Ce  sont  Sainte-Beuve,  à  qui  il  a  dédié 
une  pièce  du  3*  livre  de  la  Thébaide,  un  peu  faite  avec  la  négligente 
prétention  du  patron,  et  Victor  Hugo.  Nous  allons  montrer  quelques- 
unes  de  leurs  traces  dans  ses  ouvrages.  Elles  nous  feront  percevoir 
dans  la  lecture  de  certaines  compositions  un  écho  bien  net  des  luttes 
littéraires  du  romantisme  contre  le  classique  dans  les  années  qui 
précèdent  1830.  Les  puérilités  des  écoles  font  sourire  k  distance.  Nous 
sommes  déjà  si  loin  de  ces  grands  conflits  !  11  y  a  dans  la  Théhdide  des 
Grèves  un  sonnet,  intitulé  :  VAnse  de  Vauveri,  qui  n'a  pas  de  date, 
mais  au  front  duquel  celle  de  4827  ou  4828  ç'écrit  d'elle-même,  tant 
l'enjambement  d'un  vers  sur  l'autre  y  est  pratiqué  avec  afi'ectation  et 
recherche.  On  pense  aussitôt  à  ce  parti  pris  du  romantisme  de  rom- 
pre la  cadence  des  vers  français  et  de  renverser  coûte  que  coûte  la 
pompeuse  harmonie  de  notre  alexandriu,  sans  songer  que  pour  éviter 
une  faute  on  tombe  dans  un  vice^  quand  on  manque  de  tact  littéraire 
et  de  sens  poétique. 

In  vitiom  dacit  culp»  foga,  si  caret  arte. 

Non  seulement  Sainte-Beuve  avait  été  un  des  plus  rudes  à  l'attaque 
de  l'hémistiche,  mais  il  avait  aussi  essayé,  en  vertu  du  même  système 
préconçu,  de  prosaïser  la  poésie.  Dans  une  foule  d'œuvres  où  ne  man- 
quent ni  le  nombre  ni  la  grâce  des  pensées,  sous  prétexte  de  sim- 
plicité et  de  naturel,  il  ravale  la  langue  des  dieux  et  la  plie  à  un 
caquetage  familier  et  terre-â-terre.  Sa  muse  un  peu  froide  et  vieil- 
lotte est  en  douillette  et  en  pantouffles.  Il  est  arrivé  à  Alfred  de 
Musset  de  nous  montrer  la  sienne  en  chemise;  mais  sa  muse  est  une 
bacchante  chiff^onnée,  souple  et  nerveuse,  jeune  et  étincelante  qui 
bondit  sur  les  brillants  sommets  du  Pinde,  semant  les  rubis  et  les 
étoiles^  et  agitant  ses  grelots  d'or  pour  réveiller  les  sens  d'un  peuple 
hébété  par  le  tabac  et  blasé  par  l'aveugle  abus  des  jouissances  sen- 
suelles. Son  exemple  dangereux  a  fait  dévier  plus  d'un  jeune  talent 
fasciné  par  cette  poésie  débraillée  du  maître.  On  a  cru  sur  l'écorce 
qu'il  suffisait  d'être  sans  culotte  pour  devenir  l'Apollon  du  Belvédère. 
Pourtant,  autre  chose  est  la  nudité,  autre  chose  la  simplicité.  Il  y  a 
bien  souvent  plus  de  prétention  et  d'impertinence  dans  cette  familiarité 


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—  433  — 

affectée  que  dans  un  style  trop  pompeux  et  châtié.  Il  faut  une  me- 
sure que  les  grands  maîtres  seuls  ont  Tart  de  rencontrer  et  quMIs 
dépassent  même  encore  fort  souvent;  et,  ma  foi,  défaut  pour  défaut, 
je  préfère  la  manière  du  grand  siècle  à  Tignoble  et  lourde  exhibition 
de  Saltabadil  et  de  Don  César,  de  Don  Raphaël  et  des  Filles  de  Marbre^ 
avec  ou  sans  camélias. 

Je  cote  à  grief  à  M.  de  La  Morvonnais  cette  recherche  affectée  de  sim- 
plicité et  de  sans-façon.  C'est  évidemment  chez  lui  un  vice  d'école, 
une  inoculation  de  Sainte-Beuve.  Ce  parlage  incolore  n'était  pas  dans 
son  génie  grave  et  élevé.  Il  me  semble  qu'il  s'est  fait  violence  pour 
être  vulgaire.  Une  pièce  qui  est  pleine  de  détails  charmants,  intitulée 
le  Petit  Pàtour^  commence  par  une  de  ces  malencontreuses  inspira- 
tions : 

Et  tandis  que  donnait  notre  douce  malade. 
J'allai  le  long  des  mers  faire  une  promenade. 

On  serait  tenté,  à  la  lecture  de  cette  lourde  entrée  en  scène,  d'en- 
voyer l'auteur  se  promener  tout  seul,  si  Ton  s'arrêtait  là  ;  mais  on 
continue,  et  l'on  a  raison,  car  voici  les  vers  qui  suivent,  ils  ont  de  la 
grandeur  sauvage  : 

Et  le  ciel  était  pur  ;  mais  notre  vieux  château 
Tourmenté  par  les  vents  grondait  aux  bords  de  l'eau  ; 
Car  le  vent  emportait  Tarmure  granitique 
Du  géant,  pièce  à  pièce,  et  sa  ceinture  antique. 
De  rage  et  de  douleur  le  guerrier  mugissait. 
Et  le  vieil  Océan  à  ses  pieds  bruissait. 
C'était  une  harmonie  à  faire  pleurer  l'àme 
Et  trembler  à  la  fois 

Cette  même  affectation  de  simplicité  conduit  l'auteur  à  des  trivia- 
lités et  à  des  négligences  regrettables,  témoins  ces  vers  : 

Des  paysans  Bretons,  je  dirai  les  chaumières, 
Et  sans  rien  négliger  de  tous  leurs  alentours. 

Un  peu  plus  loin,  on  lit  dans  la  même  pièce*. 

Au  logis  des  ateux  après  maintes  années 
Le  pèlerin  retourne.  11  croit  outr  des  pleurs. 
Le  faysage  est  doux  après  des  destinées 
Qui  l'ont  porté  parmi  tant  d'errantes  douleurs. 


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L^empreînte  de  Victor  Hugo  sur  M.  de  La  Morronnais  se  révèle,  au 
contraire,  par  la  dureté  des  formes  et  la  recherche  de  Tabstrait. 
L'abstrait  tue  la  poésie,  essentiellement  amie  de  la  vie  et  de  Taction. 
11  a  fini  par  étouffer  le  génie  dramatique  de  Victor  Hugo  qui,  de 
nuages  en  rocailles,  est  descendu  d^Hernani  aux  Burgraves,  L'allure 
était  lourde  et  dogmatique  dans  Gomez  de  Silva  ;  mais  Dona  Sol , 
Hernani  et  Don  Carlos  vivaient  encore  à  la  rigueur  ;  au  contraire , 
les  héros  du  Rhin  sont  pétrifiés  et  ne  pivotent  plus  dans  leurs  burgs, 
qu'à  l'état  de  système  et  de  sentences.  Paix  à  leurs  cendres  ! 

J'ai  fini  par  rire  d'un  bon  rire  en  lisant  dans  La  Morvonnais  ce 
vers  bizarre  : 

Je  m'arrêtai  pensif  dans  le  silencieux. 

Mais  voici  du  Victor  Hugo,  moins  vague  et  plus  souple;  c'est  dans  la 
pièce,  intitulée  !  Le  Vieux  Conteur  : 

Et  je  leor  dis  :  Enfants,  vous  offensez  les  cieux  ; 
Torde  xfieUletse  est  sainte.  II  faut  à  l'homme  vieux 

Des  respects  comme  au  mur  qui  croule. 
N'arrachez  pas  la  pierre  au  coin  des  bastions  ; 
Laissez  la  fleur  au  mur  qui  sous  les  tourbillons 

S'envole  en  poussière  et  s'éboule. 
TorUe  vieillesse  est  chère  au  dieu  des  malheureux, 
Elle  est  comme  l'enfance.  Un  appui  vigoureux 

Est  bien  nécessaire  à  votre  âge. 
Laissez  le  vieux  lion  paisiblement  mourir. 
Et  n'approchez  de  lui  que  pour  le  secourir  ; 

Jeune,  il  avait  un  grand  courage. 

Malgré  la  raideur  et  l'uniformité  de  ces  strophes,  malgré  la  négli- 
gence du  style,  ces  vers  ont  une  valeur.  Elle  serait  plus  grande,  selon 
moi,  si  M.  de  La  Morvonnais  n'avait  pas  eu  ces  souvenirs  et  ces  pré* 
occupations  d'école  et  s'était  franchement  livré  à  la  poétique  mélan- 
colie qui  fait  le  fonds  de  son  talent.  Cette  part  faite  à  la  critique,  il 
reste  à  notre  auteur  un  cachet  particulier  et  une  valeur  intrinsèque 
qui  rélèvent  à  un  rang  distingué  parmi  les  auteurs  de  notre  époque. 

La  pièce  intitulée  Mon  Dieu  Je  9)iens  à  tot,  est  d'une  grande  douceur. 
C'est  une  composition  charmante,  qui  pourrait  peut-être  avoir  plus 
d'onction,  mais  tout  imprégnée  de  poésie  locale.  La  Semaine-Sainte  aux 
campagnes  est  délicieuse.  C'est  la  meilleure  et  la  plus  vivante  du 
recueil.  L'harmonie  y  est  d'une  simplicité  moins  prétentieuse  et  d'un 


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style  moins  saccadé  et  plas  coulant.  Que  de  vers  heureux  sont  semés 
çâ  et  lit  dans  la  pièce  posthume  intitulée  Le  vieux  CanU  : 

Les  logis  s'égayaient  au  retour  des  bateaux. 
Plus  loin  : 

Le  pain  qui  poar  le  paarre  est  chose  pea  certaine. 

Plus  loin  encore  : 

Et  rOcéan  mêlant  sa  Toix  à  la  prière. 
Incliné  sor  son  livre,  il  cheminait  longeant 
(Homère  Taorait  dit)  Thétis  aux  pieds  d'argent. 

Dans  la  pièce  posthume,  intitulée  :  Le  Retour  au  châleau  des  cffeuœ^ 
quel  charme  et  quelle  douce  émotion  !  Le  style  et  la  pensée  y  sont 
encore  un  peu  tourmentés*,  mais  que  de  qualités  heureuses  pour  cou- 
vrir ce  léger  défaut  ! 

La  généreuse  terre  de  Bretagne  a  engendré  bien  des  célébrités 
littéraires.  Lesage  et  René  Le  Pays,  Duval  et  Lamennais,  Fréron  si 
mal  mené  par  Voltaire,  tant  d'hommes  et  de  femmes  illustres  dans  les 
lettres.  Elle  a  eu  ses  poètes  modernes,  Brizeux»  Turquety  ;  j'en  passe 
et  des  meilleurs  ;  mais  aucun  n'a  jeté  sur  elle  plus  d'éclat  que  La 
Morvonnais.  Je  ne  veux  pas  comparer  Turquety  à  M.  de  La  Morvon- 
nais  qui  lui  est  bien  supérieur.  Tout  le  mérite  de  Turquety  consiste 
dans  une  foi  vive  et  dans  un  style  assez  pur  ;  du  reste  ses  ouvrages 
ne  présentent  rien  de  saillant,  et  ses  éternelles  homélies  ne  sont  que 
des  amplifications  de  rhétorique  et  n'ont  aucun  cachet  de  nouvelleté  ; 
mais  comparons  Brizeux  à  )^  Morvonnais.  Le  poète  de  la  ThéhcCide  des 
grèoes  a  plus  d'un  point  de  contact  avec  le  chantre  des  Bretons.  Tous 
deux,  en  effet,  se  sont  inspirés  des  mêmes  usages,  du  même  sol,  de 
la  même  mer  et  des  mêmes  horizons.  Tous  deux  visent  au  style 
simple  et  familier  ;  ils  aspirent  à  être  aussi  peu  majestueux  que  pos* 
sible,  et  pourtant  quelles  profondes  dissemblances  !  L'âme  de  La  Mor- 
vonnais est  plus  mélancolique,  sa  piété  plus  austère;  il  a  moins  de 
variété,  plus  de  raideur  et  d'abstraction.  Sa  poésie  est  élevée,  mais 
nuageuse.  Brizeux ,  au  contraire^  est  plein  de  fougue  et  de  vive 
allure.  Ses  personnages  vivent.  Il  a  la  passion  des  lieux.  Tous  les 
hameaux  de  la  Bretagne  trouvent  place  dans  ses  chants.  Ses  héros  se 
battent,  font  Tamour,  dansent  et  voyagent.  Sa  muse  est  tapageuse 
autant  que  topographique.  Les  sites  se  multiplient  ;  il  tient  à  nous 
faire  connaître  tous  les  recoins  de  sa  chère  patrie.  Il  pourrait  au 


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besoin  remplacer  Malte-Brun.  Nous  allons  de  Scaer  à  Concamau,  des 
IlesGlenau  et  des  roches  de  Penn-Mann  à  Audierne,  de  Carnac  à 
File  de  Sein,  de  Morlaix  à  Quimper  et  dans  tonte  la  Cornouaille. 
Brizeux  décrit  avec  affection  les  coutumes,  les  costumes,  les  mœurs 
et  les  superstitions  des  vieux  Bretons. 

Au  contraire,  La  Morvonnais  ne  fait  qu'effleurer  la  partie  matérielle 
de  son  cher  entourage.  Il  est  tout  spiritualiste  et  se  livre  sans  fin  à  la 
vague  contemplation  et  à  sa  propre  anatomie  psychologique.  Cest  un 
pélican  solitaire  qui  nourrit  ses  lecteurs  du  sang  qui  coule  de  ses 
blessures  intérieures,  en  jetant  à  travers  Tespace,  du  haut  de  ses 
falaises,  quelques  cris  déchirants  et  tristes.  La  Morvonnais  appartient 
à  récole  des  Lackistes  anglais.  Lui-même ,  dans  la  pièce  intitulée 
Dispersiony  se  donne  comme  étant  des  leurs.  Il  a  toujours  les  pieds 
dans  les  flots  comme  le  courlieu,  pauvre  oiseau  dont  le  nom  revient 
si  souvent  sous  sa  plume,  parce  que  sa  douceur,  son  isolement  et  sa 
tristesse  semblent  résumer  la  patrie  aux  yeux  du  barde  de  la  Bre- 
tagne. Chacun  voudra  lire  les  pages  rêveuses  du  penseur  pieux  et 
solitaire  du  val  de  TArguenon.  Cest  le  poète  des  mauvais  jours  de  la 
vie.  11  console  et  soutient  sans  égayer.  Il  a  des  chants  pour  toutes  les 
douleurs,  et  de  grandes  espérances  à  opposer  à  tous  les  désespoirs. 
Le  Christ  d'une  main,  la  lyre  de  Tautre,  il  vous  place  continuellement 
en  face  des  destinées  futures,  seule  chose  qui  lui  apparaisse  toujours 
distinctement  parmi  les  misères  de  son  existence  et  les  brumes  mélan- 
coliques de  son  éternel  Océan.  C'est,  du  reste,  ce  qu'il  vous  avait  dit 
tout  d'abord  par  le  titre  même  de  son  œuvre  :  La  Thébaïde  des  grèves, 

P.  S.  —  Tandis  que  j'écrivais  ainsi,  au  courant  de  la  plume,  celle 
appréciation  sommaire  des  œuvres  de  M.  de  La  Morvonnais,  sa  Glle> 
M««  de  La  Blancbardière,  entrevue  il  y  a  quinze  ans  par  Maurice  de^ 
Guérin  dans  une  station  au  val  de  l'Arguenon,  succombait  à  32  ans, 
à  la  fleur  de  l'âge,  au  moment  du  plus  grand  épanouissement  delà 
gloire  posthume  de  son  père.  Maurice  de  Guérin  avait  écrit  en  par- 
lant d'elle  :  a  Un  enfant  qui  s'appelle  Marie,  comme  sa  mère,  et  qui 
o  laisse,  comme  une  étoile,  percer  les  premiers  rayons  de  son  amour 
»  et  de  son  intelligence  à  travers  le  nuage  blanc  de  l'enfance.  » 

Hélas!  elle  avait  tenu  tout  ce  qu'elle  promettait  alors,  et  s'était 
vouée  avec  un  soin  pieux  à  recueillir  les  fruits  épars  des  inspirations 
de  son  père.  Puisse  l'hommage  tardif  que  je  rends  à  la  ThébOùie  la 
consoler  et  la  rafraîchir  dans  sa  vie  d'outre-tombe,  et  que  le  rayon  de 
gloire  brillant  par  ses  soins  sur  la  mémoire  de  son  père  soit  la  digne 
récompense  de  son  dévouement  filial  ! 


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1I«  Les  Folles  brises,  par  Ferd.  Boudet.        • 

Voici  un  autre  livre  charmant,  recouvert  d*un  papier  jaune  très- 
coquet.  Cest  un  recueil  de  vers  intitulé  Folles  brises^  de  M.  Ferdinand 
Boudet.  L'auteur  doit  avoir  un  adorable  défaut  ;  il  doit  être  très-jeune 
encore,  et  il  s'est  passionné  à  la  lecture  d'Alfred  de  Musset.  11  a  été 
séduit  par  ce  laisser-aller  du  maître,  et  il  a  cru  sur  l'étiquette  du  sac 
qu'avec  un  peu  d'imagination,  de  facilité  et  de  sans-façon ,  on  pouvait 
faire  fortune  en  littérature  et  que  les  succès  étaient  de  droit  pour  les 
beaux  cavaliers  qui  chiffonnaient  la  collerette  des  muses.  Heureux 
âge  !  J'honore  tout  ce  qui  tient  la  plume  et  qui  poursuit  une  idée  sans 
cure  ni  souci  des  préoccupations  d'argent  ou  de  mercantilisme.  Loin 
de  moi  le  désir  de  décourager  un  généreux  esprit  qui  se  consacre  au 
culte  de  l'art.  Mais  l'auteur  des  Folles  brises  montre  déjà  trop  d'heu- 
reuses qualités  pour  ne  pas  comprendre  h  la  réflexion,  qu'une  dou- 
blure de  Musset  lui-même  ne  saurait  réussir  ;  que  sa  manière  excen- 
trique et  brUlante,  dangereuse  pour  l'écrivain  original,  n'a  plus  que 
des  inconvénients  chez  ses  copies;  qu'il  faut  créer  un  genre  conforme  à 
son  génie,  trouver  des  voies  nouvelles,  et,  pour  cela,  travailler  beau- 
coup, produire  peu,  renouveler  incessamment  son  capital  intellectuel 
qui  se  dépense  vite  la  plume  à  la  main;  qu'on  ne  peut  compter  pour 
quelque  cho-e  en  poésie  que  quand  on  a  procuré  à  ses  lecteurs  des 
jouissances  d'un  ordre  original,  et  qu'il  vaut  mieux  pour  sa  gloire 
tendre  ses  voiles  au  souffle  inspirateur  et  voguer  selon  ses  forces, 
que  de  se  faire  remorquer  piteusement  en  donnant  de  droite  et  de 
gauche  sur  des  écueils  que  côtoie  audacieusement  un  brillant  pyros- 
caphe. 

A.  VlLLBIfBCVB. 


III.  Histoire  des  plantes,  par  Louis  Figuier,  oavragre 
àllastré  à  Fasagre  de  la  Jeunesse  (i). 

Au  mois  de  décembre  de  chaque  année,  la  librairie  Hachette  publie 
un  nouveau  volume  de  science  populaire ,  dû  à  la  plume  attrayante 
et  facile  de  Louis  Figuier,  et  illustré  de  magnifiques  vignettes,  qui  lui 

(4)  4  ToL  grand  iD-8«,  accompagné  de  44  5  vignettes.  Paris,  4865,  chez 
L  Hachette,  et  chez  les  principanx  libraires  des  départements.  Prix,  4  0  fr. 


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prêtent  un  charme  tout  particulier.  De  là  est  résultée  Tbabitude  d'offrir, 
en  ôadeau  d'étreànes  à  la  Jeunesse,  les  beaux  volumes  illustrés  de  cet 
auteur  fécond  qui  a  entrepris  de  faire  aimer  à  notre  jeune  génération 
la  science  et  la  nature. 

Il  y  a  deux  ans,  M.  Louis  Figuier  publiait  ce  beau  livre  :  La  Terre 
avant  le  déluge,  dont  nous  avons  entretenu  nos  lecteurs,  et  qui  fut 
tout  une  révélation  pour  les  gens  du  monde,  en  leur  dévoilant,  pour 
la  première  fois,  la  véritable  bistoire  de  la  terre  et  de  ses  premiers 
habitants,  en  montrant,  par  une  suite  de  tableaux  originaux,  Taspect 
de  la  nature  vivante  pendant  les  diverses  et  longues  périodes  qui  ont 
précédé  Tapparition  de  Thomme.  L'année  dernière,  M.  Figuier  faisait 
paraître  :  La  Terre  et  les  Mers  ou  description  physique  du  globe.  Après 
avoir  décrit  la  terre  primitive,  il  expliquait  les  merveilles  et  les  grands 
spectacles  du  globe  actuel  ;  après  un  livre  de  géologie  populaire,  il 
nous  donnait  un  traité  de  géographie  physique,  amusante  et  instruc- 
tive au  plus  haut  degré,  s'il  faut  en  juger  par  le  succès  vraiment  sans 
précédent  qui  a  accueilli  ce  dernier  ouvrage. 

Cette  année,  M.  Louis  Figuier  nous  fait  connaître  les  plantes. 

On  a  publié,  jusqu'à  ce  jour,  bien  des  ouvrages  de  botanique  élé- 
mentaire; on  a  essayé  plus  d'une  fois  d'exposer  avec  simplicité  les 
principes  et  les  faits  dont  cette  science  se  compose.  Mais  il  est  certain 
qu'aucune  tentative  de  ce  genre  n'a  encore  pleinement  réussi,  et  que 
le  jeune  homme  ou  la  jeune  fille  qui  désirent  s'initier  à  la  connais- 
sance des  plantes,  que  les  pères  de  famille  ou  les  instituteurs  qui 
veulent  mettre  entre  les  mains  de  leurs  enfants  ou  de  leurs  élèves,  un 
livre  de  botanique,  à  la  fois  élémentaire  et  correct  au  point  de  vue  de 
la  science,  sont  dans  l'impossibilité  de  satisfaire  à  ce  désir. 

C'est  qu'il  est,  en  effet,  bien  difficile  de  présenter  à  la  fois  avec  le 
charme  littéraire  et  la  précision  scientifique,  l'histoire  des  végétaux. 
Il  faut,  pour  remplir  cette  tâche  ardue,  un  esprit  depuis  longtemps 
rompu  aux  difficultés  de  l'exposition  scientifique,  habitué  à  donner  à 
son  langage  ces  tours  ingénieux  qui  font  entrer  sans  effort,  dans 
l'esprit  du  lecteur,  les  principes  de  la  science,  grâce  aux  ressources 
variées  de  l'imagination  et  du  style. 

C'est  là  ce  qui  explique  le  succès  avec  lequel  M.  Louis  Figuier  a 
rempli  la  tâche  difficile  qu'il  s'était  imposée.  Grâce  à  lui,  nous  avons 
enfin  une  botanique  élémentaire,  un  véritable  traité  simple  et  précis 
de  la  connaissance  des  plantes.  Désormais  pour  s'initier  avec  agré- 
ment, sans  fatigue  et  sans  ennui,  à  la  science  des  végétaux,  il  suffira 
de  s'adresser  au  nouvel  et  curieux  ouvrage  dû  à  la  plume  de  notre 
infatigable  savant. 


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-  139  — 

Le  caractère  fondamental  de  cette  Histoire  des  plantes,  c'est  d*ètre, 
avant  tont,  une  œurre  très-scientifiqae  par  le  fond,  de  donner  sur  la 
botanique  les  notions  les  plus  exactes  et  les  plus  rigoureuses.  C'est  ce 
qu'ont  déjà  reconnu  les  maîtres  de  la  science,  les  botanistes  de  nos 
Facultés  et  de  Tlnstitut.  En  présentant  récemment  à  l'Académie  des 
sciences  l'outrage  de  M.  Figuier,  M.  de  Quatrefages  insistait  sur  ses 
qualités  véritablement  scientifiques ,  et  il  ajoutait  que  M.  Ducbartre, 
dont  le  nom  est  si  connu  des  botanistes,  avait  donné  sa  pleine  appro- 
bation k  la  manière  dont  cet  ouvrage  a  été  exécuté. 

Les  qualités  scientifiques  n'excluent  pas,  dans  VHistoire  des  plantes, 
l'intérêt  et  les  grâces  du  style,  familiers  à  l'auteur;  et  c'est  précisé- 
ment ce  mélange  de  science  rigoureuse  et  de  charme  littéraire,  qui 
fait  le  caractère  propre  et  assure  le  succès  de  cette  œuvre  nouvelle  de 
M.  Figuier. 

L'auteur  explique,  lui-même^  en  ces  termes,  le  but  qu'il  s'est  pro- 
posé en  écrivant  cette  Histoire  des  plantes  : 

o  Notre  but,  dit-il,  a  été  de  réduire  la  botanique  à  ses  faits  et  à  ses 
principes  essentiels,  de  la  dégager  des  détails  dont  elle  est  surchargée 
dans  la  plupart  des  livres  qui  servent,  dans  les  Facultés  et  les  Ecoles, 
à  l'exposition  de  cette  science.  Nous  avons  voulu  inspirer  à  nos  jeunes 
lecteurs,  une  juste  admiration  pour  la  toute  puissance  et  la  bonté  de 
Dieu,  mais  une  admiration  raisonnée,  fondée  sur  la  connaissance 
réelle  de  ses  œuvres.  Aussi  nous  sommes-nous  appliqué  k  donner  des 
notions  précises,  à  exposer  rigoureusement  l'état  présent  de  la  science 
des  végétaux.  C'est  ainsi,  par  exemple,  que  nous  avons  cru  devoir 
insister  sur  une  partie  de  la  botanique  entièrement  négligée  jusqu'ici 
dans  les  ouvrages  élémentaires,  et  totalement  ignorée  des  gens  du 
raonde:  nous  voulons  parler  des  Cryptogames  (Algues,  Mousses,  Cham- 
pignons, Lichens  et  Fougères).  Les  botanistes  modernes  ont  fait  dans 
la  classe  des  Cryptogames  des  découvertes  vraiment  étonnantes,  qui 
ouvrent  k  la  science  et  à  la  philosophie  des  horizons  imprévus.  C'est 
ce  qui  nous  a  engagé  à  développer  avec  quelque  soin  cet  ordre 
original  de  faits. 

»  Bien  que  condensé  en  un  seul  volume,  l'ouvrage  que  nous  pré- 
sentons k  la  jeunesse,  embrasse  le  tableau  complet  de  la  botanique. 
Si  nous  n'avons  approfondi  aucune  des  grandes  divisions  de  cette 
scieiKse,  au  moins  figurent-elles  toutes  dans  notre  cadre.  De  cette 
manière,  ceux  de  nos  lecteurs  qui  voudront  pousser  plus  loin  leurs 
études,  seront  préparés  k  aborder  toutes  les  parties  de  la  science  des 
végétaux.  Notre  intention,  on  le  sait,  n'est  pas  de  composer  sur  cha- 
que science  des  traités  complets,  mais  seulement  de  donner  une  idée 


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—  uo  — 

exacte  des  priDcipes  de  cette  science,  afin  de  mettre  le  lecteur  en  état 
de  consulter  plus  tard  avec  fruit  les  ouvrages  spéciaux.  Ce  que  nous 
voulons,  c'est  préparer  à  Tétude  des  livres  de  nos  savants,  c'est 
inspirer  le  désir  de  compléter  dans  les  véritables  traités,  les  simples 
notions  scientifiques  que  nous  nous  efforçons  de  présenter  avec  mé- 
thode et  clarté. 

»  VHistoire  des  plantes  se  divise  en  quatre  parties  : 

»  4»  VOrganographie  et  la  Physiologie  des  plantes,  comprenant  la 
description  des  organes  essentiels  qui  entrent  dans  la  composition 
des  végétaux,  et  Texposé  des  fonctions  qui  s'exécutent  par  Tinter- 
médiaire  de  ces  organes. 

n  2o  La  Classification  des  plantes^  c'est-à-dire  le  développement  des 
principes  sur  lesquels  repose  la  distribution  des  végétaux  en  groupes 
particuliers. 

»  30  Les  Familles  naturelles.  Nous  avons  choisi  45  familles  parmi 
les  plus  importantes  à  connaître.  Après  avoir  décrit  avec  soin  une 
plante  prise  comme  type  de  la  famille^  nous  citons  les  espèces  les 
plus  connues  appartenant  à  ce  groupe  naturel ,  ce  qui  nous  permet 
de  donner  l'idée  d'un  nombre  considérable  de  végétaux  usuels. 

a  40  La  Géographie  botanique,  c'est-à-dire  la  distribution  des  plantes 
à  la  surface  du  globe,  selon  les  lieux  où  on  les  rencontre. 

»  Ce  cadre  embrasse,  on  le  voit,  le  cercle  entier  des  études  qui  com- 
posent la  science  des  végétaux.  » 

Nous  n'avons  rien  dit  encore  des  nombreuses  vignettes  qui  accom- 
pagnent ce  volume.  C'est  pourtant  là  un  de  ses  principaux  attraits. 
Dans  VHistoire  des  plantes,  le  crayon  de  l'artiste  vient  à  chaque  instant 
au  secours  do  la  plume  de  l'écrivain,  et  l'on  ne  saurait  croire  à  quel 
point  la  description  de  chaque  plante  et  de  ses  organes,  gagne  en 
clarté  et  en  intérêt  par  ce  précieux  complément. 

Tous  les  dessins  qui  accompagnent  cet  ouvrage  sont  nouveaux  : 
aucun  n'a  été  emprunté  à  des  publications  anciennes  ;  de  là  leur 
frappante  originalité.  Ce  qui  donne  une  garantie  précieuse  de  l'exac- 
titude de  la  valeur  de  ces  belles  illustrations,  c'est  qu'elles  émanent 
d'un  homme  de  l'art.  L'auteur  de  ces  dessins  est  M.  Faguet,  prépa- 
rateur du  cours  de  botanique  à  la  Faculté  des  sciences  de  Paris,  qui 
a  su  très-heureusement^  comme  le  dit  l'auteur  dans  sa  préface  «  com- 
biner dans  cette  œuvre  le  sentiment  de  l'artiste  et  la  précision  du 
savant.  i> 

En  résumé,  VHistoire  des  plantes  nous  parait  digne  de.  toutes  les 
recommandations.  Aucun  ouvrage  ne  saurait  être  présenté  avec  plus 
de  confiance  aux  jeunes  gens,   comme  aux  jeunes  filles.  Nous  ne 


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—  U4  — 

devons  pas  manquer  de  dire,  en  efTet,  que  l'auteur  n'oublie  jamais 
qu'il  parle  k  la  jeunesse.  Il  cherche  toujours,  dans  les  études  et  les 
spectacles  naturels  qu'il  fait  passer  sous  ses  yeux>  à  lui  ^aire  admirer 
et  bénir  la  toute  puissance  de  Dieu. 

11  nous  reste  à  dire  que  VHistoire  des  plantes  sort  des  presses  de 
M  Gh.  Lahure,  et  que,  par  la  beauté  de  Texécution  typographique, 
par  la  perfection  du  tirage,  ce  livre  est  un  de  ceux  qui  ferdnt  le  plus 
d'honneur  à  cette  imprimerie. 


AGADËHie  IMPÉRIALE 


Des  Sciences,  inscriptions  et  Belles-Lettres 
de  Toulonse. 


Séance  du  22  décembre,  —  Présidence  de  M.  Filhol. 

M.  le  président  met  sous  les  yeux  de  l'Académie  le  fragment  d'un 
crâne  humain  trouvé  par  M.  le  vicomte  de  Sambucy-Luzençon  dans 
une  caverne  du  Larzac.  C'est  un  maxillaire  supérieur  dont  la  forme 
a  paru  assez  remarquable  à  MM.  le  docteur  Pruner-Boy  et  Larlet,  qui 
l'ont  examiné  avec  attention,  pour  qu'ils  aient  exprimé  le  désir  d'être 
autorisés  à  le  faire  mouler.  Un  exemplaire  en  sera  déposé  par  eux 
dans  les  galeries  du  Muséum  à  Paris,  et  un  autre  dans  les  collections 
de  la  Société  d'anthropologie. 

Celte  mâchoire  est  remarquable  en  ce  qu'elle  présente  un  cas  de 
prognatesme  si  prononcé,  qu'il  devait  donner  à  la  physionomie  de 
l'homme  à  qui  elle  appartenait,  une  assez  grande  ressemblance  à  celle 
d'un  singe  :  ce  qui,  pour  le  dire  en  passant,  n'indique  pas  le  moins 
du  monde  que  l'homme  est  un  singe  perfectionné,  comme  l'ont  dit 
aussi  les  deux  savants  que  nous  avons  nommés. 

M.  de  Sambucy,  avec  une  générosité  qui  l'honore,  a  bien  voulu 
disposer  de  cette  pièce  en  faveur  du  Musée  d'histoire  naturelle  de 
Toulouse.  M.  Filhol  propose  à  l'Académie  de  se  joindre  à  lui  pour 
remercier  M.  de  Sambucy. 

Cette  proposition  est  adoptée. 

M.  Barry  signale  à  l'Académie  la  découverte  d'une  mosaïque  gallo- 
romaine,  trouvée  récemment  à  quelque  distance  de  la  petite  ville  de 


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—  U2  — 

Yalentine^  dans  les  substractions  d'un  ancien  édifice  connu,  dans  le 
pays,  sous  le  nom  du  prieuré.  Cette  mosaïque,  assez  étendue  et  d'une 
conservation  remarquable  à  ce  qu'il  paraît»  est  à  fond  uni,  comme 
la  plupart  des  mosaïques  que  Ton  rencontre  de  loin  en  loin  au  pied 
des  Pyrénées  ;  mais  elle  est  encadrée  de  grecques  élégantes  qui  s'ap- 
puient aux  angles  sur  des  vases  de  couleurs  variées  assez  élégamment 
assorties! 

Rien  ne  prouve,  comme  l'ont  supposé  quelques  savants  locaux, 
que  celte  mosaïque  ait  servi  de  base  à  une  rich^  villa  gallo-romaine, 
et  que  cette  villa  ait  appartenu  au  préfet  Nymphius  dont  une  inscrip- 
tion métrique,  encastrée  longtemps  dans  les  murs  de  Téglise,  nous  a 
conservé  le  nom  et  Thistoire,  mêlée,  à  ce  qu'il  parait»  h  des  événe- 
ments politiques  d'une  certaine  importance  ;  mais  elle  confirme,  ce 
que  nous  savions  déjà  par  beaucoup  de  découvertes  de  genres  très- 
différents,  que  le  vicus  de  Valentine  était,  k  l'époque  romaine,  un 
centre  de  population  plus  considérable  et  probablement  plus  riche 
que  beaucoup  d'autres  villages,  situés,  comme  lui,  dans  la  haute 
vallée  de  la  Garonne. 

M.  Brassinne,  appelé  par  l'ordre  du  travail»  lit  un  Mémoire  sur  la 
Théorie  des  équations  numériques.  Il  établit  d'abord  une  formule  fon- 
damentale, de  laquelle  il  déduit  presque  tous  les  théorèmes  connus. 
Sa  méthode  s'applique  sans  peine  à  la  résolution  générale  des  équa- 
tions des  quatre  premiers  degrés.  L'auteur  démontre,  par  des  procédés 
particuliers  qui  dispensent  de  longs  calculs,  la  série  d'EuIer,  qui  est 
le  développement  en  série  que  fournit  la  méthode  d'approximation 
de  Newton,  la  périodicité  de  la  racine  carrée  réduite  en  fraction 
continue,  etc. 

Ce  travail  a  été  présenté  à  l'Académie  comme  une  étude  de  l'ou- 
vrage de  Lagrançe,  ayant  pour  titre  :  Résolution  des  équations  numé- 
riques. 

Le  sôcrMaire  perpétuel,  Gitibn  Aenoult. 


Séance  du  29  décembre  4864.  — 'Préâdenca  de  M.  Nodlbt. 

M.  Tillol,  appelé  par  l'ordre  du  travail,  lit  un  Mémoire  sur  les 
coordonnées  quadrilitéres. 

Dans  ce  système  de  coordonnées,  souvent  employé  par  les  géomè- 
tres de  l'Allemagne  et  de  l'Angleterre,  un  point  de  l'espace  est  déter- 
miné par  sa  distance  aux  quatre  faces  d'un  tétraèdre  de  référence. 

L'introduction  d'une  quatrième  variable  conduit  à  des  équations 


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—  U3  — 

homogènes  qui  présentent  une  grande  symétrie^  et  amènent  souvent 
de  nombreuses  simplifications  dans  les  calculs. 

Dans  ce  Mémoire,  M.  Tillol  expose  les  principes  de  la  théorie 
nouvelle,  et  il  en  fait  des  applications  aux  problèmes  fondamentaux 
relatifs  à  la  ligne  droite  et  au  plan.  Il  fixe  la  signification  des  con- 
stantes introduites  dans  les  équations,  et  il  montre ,  par  quelques 
exemples^  les  simplifications  que  cette  méthode,  peu  à  près  inconnue 
en  France,  peut  introduire  dans  la  solution  d'un  grand  nombre  de 
questions. 

Le  Mémoire  est  suivi  de  la  comparaison  de  la  théorie  des  coordonnées 
quadrilUères  avec  celle  du  centre  des  moyennes  distances.  On  reconnaît 
sans  peine,  dans  plusieurs  équations,  Tinterprétation  concrète  de 
résultats  obtenus  par  Mœlius  et  Fuerbach  dans  plusieurs  questions  de 
statique 

Ce  travail  sera  complété  par  Tapplication  de  la  même  théorie,  à 
Fétude  des  surfaces  du  2«  ordre,  et  à  l'exposition  de  quelques-unes  de 
leurs  propriétés. 

Le  secrétaire  perpétuel 
Gatien-Aenoclt. 

Séance  du  5  janmer  4  865.  —  Présidence  de  M.  Filhol. 

M.  le  D*  Armieux,  appelé  par  l'ordre  du  travail,  lit  un  Mémoire 
sur  la  ville  de  Rome  envisagée  au  point  de  vue  médical.  Après  avoir 
donné  une  idée  de  l'état  de  Tinstruction  primaire  et  secondaire  dans 
la  ville  éternelle,  11  s'occupe  de  l'Université  de  la  Sapienza^  où  il 
existe  cinq  Facultés,  pourvues  de  54  chaires^  occupées  par  45  profes- 
seurs titulaires  et  9  suppléants,  dont  47  ecclésiastiques  et  37 
laïques. 

La  Faculté  de  médecine  distribue  l'instruction  théorique  et  pratique 
aux  élèves  dans  19  cours  professés,  tant  à  l'Université  que  dans  les 
principaux  hôpitaux.  Ceux-ci  sont  nombreux.  M.  Armieux  décrit 
chacun  d'eux,  leur  distribution  Intérieure,  le  cubage  des  salles,  le 
nombre  et  le  genre  des  maladies  qui  y  sont  traitées,  le  régime  alimen- 
taire auquel  les  malades  sont  soumis,  les  moyens  thérapeutiques 
appliqués  dans  les  diverses  affections;  il  indique  les  améliorations 
à  introduire  et  la  mortalité  pour'  chaque  catégorie  de  malades. 

Ensuite,  M.  Armieux  dit  un  mot  des  bibliothèques  et  des  collec- 
tions scientifiques,  où  les  étudiants  vont  compléter  leur  instruction 
théorique.  Il  fait  connaître  les  diverses  institutions  du  corps  médical 
à  Rome  :  les  condotU  ou  médecins  cantonnaux  créés  depuis  le  siècle 


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—  444  — 

dernier,  et  la  Société  de  secours  mutuels  des  médecins  de  Rome,  qui 
date  de  1856;  les  Académies  littéraires  et  scientifiques;  enfin,  les 
publications  périodiques  destinées  à  résumer  le  mouvement  scienti- 
fique de  la  ville  éternelle. 

Dans  la  f  partie  de  son  travail,  M.  Armieux  s'est  proposé  d'étu- 
dier le  climat  de  Rome  et  les  diverses  influences  météorologiques  et 
saisonnières  qui  produisent  les  maladies.  Il,  consacre  un  chapitre 
aux  causes  des  fièvres  à  Rome  et  dans  VAgro-Romano,  et  il  reproduit 
ici  la  théorie  qu'il  a  développée  dans  son  Mémoire  «tir  les  marais 
souterrains. 

Après  avoir  donné  des  notions  sommaires  sur  la  nature  des  produits 
alimentaires  en  usage  à  Rome,  sur  les  eaux  potables,  les  eaux  miné- 
rales, etc.  i  après  avoir  jeté  un  coup-d'œil  sur  la  voirie  et  les  causes 
d'insalubrité  qui  sont  nombreuses  à  Rome,  M.  Armieux  énumère  les 
maladies  qui  sévissent  sur  la  population  indigène  et  sur  les  étrangers. 
11  divise  les  maladies  en  endémo-épidémiques  et  en  sporadiques.  Les 
premières  se  subdivisent  elles-mêmes  en  climatiques,  en  miasmati- 
ques et  en  composées,  ces  dernières  résultant  de  la  combinaison  des 
deux  types  précédents. 

Les  maladies  sporadiques  sont  envisagées  selon  qu'elles  sévissent 
sur  la  population  résidante  ou  sur  les  militaires  de  l'armée  d'occupa- 
tion. Une  statistique  exacte  des  affections  observées  sur  les  soldats 
français^  est  mise  en  regard  du  nombre  et  de  la  gravité  des  mêmes 
affections  régnant  sur  l'armée  en  France. 

En  résumé,  le  travail  de  M.  Armieux  contient  des  aperçus  et  des 
documents  nouveaux  sur  une  ville  intéressante  à  tant  de  titres.  11 
permet,  en  outre,  d'apprécier  à  leur  juste  valeur  les  doctrines 
médicales  qui  ont  cours  à  Rome,  et  la  pratique  des  médecins  de  ce 
pays,  qui  sont,  comme  partout,  les  promoteurs  des  idées  de  progrès 
et  d'investigation  sérieuse  dont  le  but  est  de  soulager  l'humanité  et 
d'améliorer  le  sort  des  masses. 

Le  secrétaire  perpétuel,  Gatibn-Arnoult. 


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MOLIÈRE  A  BORDEAUX. 


COMBOIB  EPISODIQUE,  EN  DEUX  ACTES  ET  EN  VERS,  PAR   M.  HIP.   MINIER. 


La  direclion  théâtrale  qui  vient  de  succomber  s'était  proposé  do 
faire  représenter  une  pièce  de  circonstance  pour  fêter  le  843«  anni- 
versaire de  la  naissance  de  Molière.  Ce  que  Toulouse  n'a  pu  faire, 
Bordeaux  Fa  fait.  Une  comédie  épisodique,  en  deux  actes  et  en  vers, 
intitulée  :  Molière  à  Bordeaux,  a  été  jouée  sur  son  Théâtre  Français, 
le  U  janvier  dernier,  avec  un  succès  complet,  et  le  nom  de  l'au- 
teur, M.  Hipp.  Minier,  a  été  proclamé  au  milieu  des  plus  vifs  applau- 
dissements. La  presse  bordelaise,  grande  et  petite,  a  été  unanime 
à  louer  la  pièce  ;  plusieurs  journaux  de  la  capitale  en  ont  parlé 
avec  éloges,  Le  Petit  Journal,  entre  autres,  par  la  plume  d'un  des 
critiques  les  plus  écoutés,  M.  Ch.  Monselet.  Jérôme  Cassolard  et 
Le  Legs  du  Colonel  avaient  commencé  la  réputation  de  M.  Hipp. 
Minier  comme  poète  dramatique,  Molière  à  Bordeaux  vient  de  la  con- 
firmer et  de  rétendre.  —  L'intrigue  est  des  plus  simples  :  pendant 
son  passage  à  Bordeaux,  en  4648,  Itfolière  voit  éclater  une  émeute 
populaire,  produite  par  la  famine,  et  qui  pourrait  bien  être  fatale  au 
gouverneur  de  la  province,  le  duc  d'Epernon.  Celui-ci  léger,  insou- 
ciant, plus  occupé  de  souffler  à  Molière  sa  maîtresse,  Madeleine  Béjart, 
que  de  satisfaire  aux  légitimes  réclamations  du  peuple,  veut  obliger 
Molière  à  jouer  ;  mais  le  grand  poète  s'y  refuse  tant  que  les  Bordelais 
n'auront  pas  de  pain.  Le  Duc  est  obligé  de  céder,  et  de  faire  droit  aux 
révoltés.  L'auteur  n'a,  comme  on  le  voit,  inventé  le  sujet  de  sa  pièce 
que  pour  mettre  en  lumière  le  cœur  bon  et  compatissant  de  Molière. 
Cette  comédie,  dans  laquelle  deux  scènes  empruntées,  l'une  au  Dépit 
amoureux,  l'autre  au  Misanthrope^  sont  fort  habilement  encadrées,  est 
principalement  remarquable  par  le  style.  Nos  lecteurs  en  jugeront 
par  l'extrait  suivant.  L'auteur  suppose  que  Molière  vient  de  faire 
jouer  sans  succès  sa  première  pièce,  une  tragédie,  la  ThéhaXde,  U  est 
abattu,  et  sa  maltresse,  la  Béjart,  l'engage  à  laisser  le  genre  tragique 
pour  le  genre  comique  : 

40 


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—  146  — 

A  toi,  IaCk)inédiel..  elle  te  tend  les  bras... 

Prends  son  masque  et  son  fouet;  tu  les  illustreras... 

Souveraine,  elle  livre  à  ta  veine  féconde 

Les  vices,  les  travers,  le  cœur  humain  ..  le  monde  l 

MOLIÈRE. 

Mais  le  monde  à  mon  cœur  inspire  le  dégoût  ; 
La  force  y  fait  la  loi,  Tinjustice  est  partout. 
Je  ne  puis  fréquenter  ni  la  cour  ni  la  ^\\e, 
Sans  y  trouver  matière  à  m'échauffer  la  bile. 
Ma  raison  se  récrie  aux  choses  que  je  vois, 
Quand  ce  n'est  pas  Thonneur  qui  se  révolte  en  moi  i 
Que  de  fois,  indigné  de  ce  que  j'entends  dire. 
Pour  ne  me  point  fâcher  je  m'efforce  de  rire  !.. 

MiDELBINB  BÉJART. 

Ris  donc...  mais  sur  la  scène  où  tes  plaisants  pinceaux 

Deviendront  la  terreur  des  fourbes  et  des  sots... 

Les  répréhe osions  sont  des  armes  usées; 

Il  faut  livrer  le  vice  aux  publiques  risées, 

Si  Ton  veut  que  le  vice  expire  sur-le-champ. 

Insensible  à  la  voix  du  remords,  le  méchant 

Devant  la  raillerie  avec  effroi  recule  : 

On  veut  être  mauvais,  mais  non  pas  ridicule  1 

Ris  donc...  et,  salué  par  tous  les  nobles  cœurs, 

De  ton  siècle,  en  riant,  tu  châtiras  les  mœurs... 

Va,  crois-en  la  Grésinde  (ainsi  que  Ton  me  nomme), 

L'œil  d'une  femme  est  prompt  à  lire  dans  un  homme  ; 

Le  génie  aisément  se  révèle  à  Tamour; 

Je  t'aime...  et  te  juger  fut  l'affaire  d'un  jour. 

Ton  esprit  soucieux,  qui  lui-même  s'observe. 

Ta  bile  qui  déborde  en  satirique  verve. 

Ton  courage  debout  devant  la  vérité. 

Ton  visage  éloquent,  ton  geste  médité. 

L'ironie  aiguisant  ses  traits  dans  ton  sourire, 

A  mon  œil  exercé  cela  pourrait  suffire. 

Si  j'ignorais  encor  tes  comiques  essais, 

Pour  voir  en  toi  l'honneur  du  Théâtre-Français  ! 

MOLIÈRE. 

Malheureuse...  tais-toi  i...  Tu  vas  me  faire  croire 
Au  laurier  populaire,  au  génie,  à  la  gloire  1 


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—  447  — 

HADELEINB  BÉJiRT. 

Je  veux  te  faire  croire  à  toi-même* 

MOLIÈRE. 

Oh  !  mon  Dieu  l 
Je  sens  mon  coeur  brisé;  ma  cervelle  est  en  feu... 
Ahl  que  sortira-t-ii  de  ce  brûlant  délire  ? 

MADELEINE  BÉJART. 

Des  chefs  d^œuvre. 

MOLIÈRE. 

Grésinde  l 

MADELEINE    BÉJÂRT. 

Il  te  suffît  de  rire 
Pour  ^immortaliser. 

MOLIÈRE. 

Je  rirai. 

MADELEINE  BÉJÂRT. 

Mais  il  faut 
Rire  pour  faire  rire,  en  public...  et  tout  haut. 

MOLIÈRE. 

Eh  bien  !  soit...  Est-ce  donc  chose  si  difficile 
Que  de  rire  aux  éclats  d'un  bourgeois  imbécile, 
Qui,  singeant  au  rebours  l'homme  de  qualité, 
Travestit  la  noblesse  en  plate  vanité? 
Faut-il  de  grands  efforts  pour  livrer  au  sarcasme 
L'amour  chez  un  barbon,  luttant  avec  un  asthme? 
Le  jargon  précieux  d'un  tendron  suranné? 
Les  impromptus  moisis  d'un  rimeur  forcené  ? 
La  jactance  d'un  fat  affichant  sa  maîtresse? 
Les  soupirs  onctueux  d'une  prude  en  détresse? 
La  soif  du  gain,  qui  fait  de  l'avare  un  fripon  ? 
L'impertinent  oi^eil  d'un  auteur  en  jupon  ? 
Je  rirai  de  ceux-là,  je  rirai  de  bien  d'autres... 
De  vous,  qui  d'Esculape  homicides  apôtres. 
Assassinez  en  règle,  armés  publiquement 
Du  droit  de  l'ignorance  et  de  l'entêtement  ! 
De  vous  qui,  saintement,  convoitez  notre  femme; 


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—  148  — 

Qui  nous  déshonorez...  pour  le  bien  de  notre  âme  ; 
Et^  mains  jointes,  d'un  air  confît  eu  oraison, 
DansTintérét  du  ciel,  pillez  notre  maison!... 
Oui,  marchands  d'antimoine,  oui,  pieux  hypocrites^ 
J'égalerai  mon  rire  à  vos  puissants  mérites. 
Il  réserve  à  vos  fronts  de  suprêmes  pâleurs... 
Mais  que  ce  rire-là  me  coûtera  de  pleurs  ! 

MiDBLBlMB   BÉJiRT. 

Poquelin  ! 

MOLIÈBB. 

Va,  je  sais  où  conduit  la  satire, 
Et  quel  profit  toujours  Thonnète  homme  en  retire. 
Le  pédant  effronté,  l'hypocrite  hideux 
Ne  pardonnent  jamais  à  qui  fait  rire  d'eux  ; 
Le  ridicule  aboie  à  l'auteur  qui  le  joue, 
Et  le  vice,  en  passant,  le  salit  de  sa  boue  I... 
Mais  nul  homme  ne  vient  au  monde,  sans  avoir 
Sa  mission*..  La  fuir,  c'est  faillir  au  devoir  ! 
Peut-être  que  sans  toi  j'eusse  oublié  la  mienne. 
Merci  I...  De  ton  amour  que  la  force  me  vienne  ! 
Car  le  tftéâtre  aussi  peut  avoir  son  martyr  : 
J'ai  besoin  d'être  aimé  pour  savoir  mieux  souffrir  ! 


GHRONIQOB. 

COHFÉREIICES  ET  LECTURES  PUBLIQUES  DU  SOIR* 
PREKIÈRB  LBGTURB.   —  M.  MUSSET  :    La  Cigale  et   la  Fearmi. 

Conformément  à  ce  que  nous  avions  annoncé,  les  lectures  publiques 
du  soir  ont  commencé  au  Capitole,  à  Toulouse,*le  samedi,  4  4  janvier. 
Quoique  cette  soirée  ait  été  une  des  plus  mauvaises  de  la  saison,  que 
des  rafales  de  pluie  et  de  vent  aient  fait  craindre  pour  le  succès  de 
la  séance,  il  s'est  trouvé,  à  l'heure  marquée,  une  société  nombreuse, 
choisie  ;  et,  surprise  agréable  !  plusieurs  groupes  de  dames  émaillaient 
l'intérieur  de  l'enceinte  réservée. 

M.  le  Dr  Musset  avait  été  chargé  d'inaugurer  les  Conférences. 


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—  449  - 

Tâche  difficile,  dans  une  ville  où  il  y  a  des  cours  de  Faculté  professés 
par  des  hommes  qui  sont  les  lumières  de  renseignement  ;  tâche  déli- 
cate, parce  qu'une  institution  nouvelle  est  toujours  accueillie  avec 
prévention  ;  qu'il  y  a,  par  conséquent,  quelque  risque  à  se  présenter 
le  premier  sur  la  brèche,  et  à  livrer  au  hasard  la  réputation  la  mieux 
établie.  M.  Musset  n'a  pas  été  arrêté  par  ces  considérations  ;  il  a  pris 
son  parti  en  brave,  et  s'est  dévoué  pour  l'œuvre  des  Conférences 
avec  rintrépidité  du  joueur  qui  joue  son  va-totU  sur  une  carte. 

Le  sujet  de  la  leçon  d'ouverture  était  la  fable  de  La  Fontaine,  la 
Cigale  et  la  Fourmi^  à  étudier  à  un  double  point  de  vue^  scientifique  et 
moral.  M.  Musset  a  déployé  beaucoup  de  science  et  de  talent  dans  le 
développement  de  son  sujet;  et  si  la  doctrine  qu'il  a  soutenue  n'a  pas 
été  du  goût  de  tout  le  monde,  elle  a  été,  du  moins,  la  preuve  d'une 
grande  indépendance  d'esprit  chez  le  professeur.  Pour  nous,  nous 
aimons  qu'on  s'affirme;  qu'on  mette  de  sa  personnalité  dans  ses 
paroles  comme  dans  ses  actes,  au  lieu  de  se  traîner  sur  les  traces 
battues  et  de  se  faire  son  jugement  avec  le  jugement  d'autrui.  Ainsi, 
M.  Musset,  à  Pencontre  de  l'opinion  la  plus  généralement  reçue,  a 
attaqué  La  Fontaine  et  comme  naturaliste  et  comme  moraliste.  Il  lui 
a  adressé  le  reproche  d'ignorance  pour  avoir  fait  de  la  Cigale  un 
insecte  frugivore,  tandis  qu'elle  ne  se  nourrit  que  de  sève  et  de  rosée, 
et  d'avoir  dit  qu'elle  avait  été  demander  un  grain  demi)  à  la  Fourmi, 
qui  ne  pouvait  lui  en  donner,  parce  qu'elle  est  Carnivore,  M.  Musset 
est  entré,  à  cette  occasion,  dans  les  détails  les  plus  curieux  et  les 
plus  intéressants  sur  les  mœurs  de  la  Cigale  et  de  la  Fourmi,  et  nous 
avons  appris  de  la  bouche  du  professeur  bien  des  choses  que  nous 
ignorions. 

Nous  admettons  donc  que  La  Fontaine  s'est  trompé;  mais,  en 
prendre  prétexte  pour  condamner  sa  fable,  nous  ne  saurions  suivre 
M.  Musset  jusque-là. 

Une  distinction  importante  que  M.  Musset  a  négligé  de  faire,  c'est 
la  différence  qui  existe  entre  les  mœurs  réelles  des  animaux  et  les 
mœurs  de  convention.  Quelle  que  soit  la  latitude  qu'on  accorde  aux 
poètes,  il  ne  faut  pas  qu'ils  aillent  jusqu'à  prêter  aux  animaux  des 
mœurs  de  convention  qui  s'écartent  trop  des  mœurs  réelles.  La 
Fontaine  a  pu  dire  :  «  Deux  pigeons  s'aimaient  d'amour  tendre,  n  II 
n'eût  pas  dit  avec  le  même  sentiment  de  la  vérité  :  «  Deux  reruirâs 
s'aimaient  d'amour  tendre.  »  Mais,  avec  le  rigorisme  de  M.  Musset, 
bien  des  expressions,  bien  des  comparaisons,  empruntées  aux  mœurs 
des  animaux ,  et  passées  dans  la  langue ,  devraient  être  effacées  du 


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—  460  — 

vocabulaire  usuel,  comme  n'étant  peut-être  pas  toujours  en  parfait 
accord  avec  la  science.  Ainsi ,  on  dit  et  on  répète  è  tout  instant  : 
c  Sourd  comme  une  bécasse,  léger  comme  une  caille.  »  11  n'est  pas 
que  M.  Musset  lui-même  n'ait  eu  souvent  Poccasion  d'appeler  quel- 
qu'un de  ses  élèves  :  «  Tète  de  linote.  »  Est-il  bien  vrai  que  la 
bécasse  soit  sourde,  que  la  caille  et  la  linote  soient  plus  érourdies 
que  d'autres  oiseaux  de  leur  espèce  ?  A  ce  compte ,  il  faudrait  ré- 
former la  langue.  Mais ,  pour  en  revenir  à  La  Fontaine ,  est-il  bien 
vrai  qu'il  soit  aussi  ignorant  que  M.  Musset  veut  bien  le  dire  ;  et 
plusieurs  de  ses  fables  ne  sont-elles  pas  regardées,  au  contraire, 
comme  des  traités  complets  d'histoire  naturelle? 

M.  Musset  ne  s'est  pas  montré  moins  rigide  sur  le  côté  moral  des 
fables  de  La  Fontaine.  Il  n'a  voulu  voir  dans  la  Cigale  et  la  Fourmi 
qu'une  leçon  d'égoïsme.  Expliquons-nous. 

Dans  toute  fable,  la  morale  est  ou  exprimée  ou  sous-entendoe.  Elle 
est  exprimée,  toutes  les  fois  que  l'auteur  a  craint  quelque  méprise  ; 
elle  est  sous-entendue,  lorsqu'elle  ressort  trop  évidemment  pour 
qu'on  puisse  s'égarer.  N'est-ce  pas  le  cas  de  la  fable  qui  nous 
occupe?  La  Fontaine  assurément  n'a  pas  voulu  nous  donner  pour 
règle  de  conduHe  l'exemple  de  la  Fourmi,  et  nous  dire  que,  lorsqu'on 
nous  demandait  un  service,  nous  devions  non  seulement  le  refuser, 
mais  le  refuser  brutalement  et  avec  ironie.  La  pensée  de  l'auteur  est 
tout  autre.  Ce  qui  ressort  de  sa  fable  c'est  une  leçon  d'ordre  et  de 
prévoyance.  11  nous  apprend  que  si  nous  ne  savons  pas  régler  notre 
vie,  faire  des  économies  lorsque  nous  en  avons  les  moyens,  nous 
recueillerons  plus  tard,  aux  heures  de  détresse,  les  fruits  de  notre 
imprévoyance,  et  que,  —  l'expérience  du  monde  le  prouve,  —nous 
ne  trouverons  que  des  cœurs  durs  et  des  refus  blessants,  lorsque  nous 
irons  demander  quelque  allégement  à  nos  besoins.  Quand  La  Fontaine 
nous  dit  ailleurs  :  c  La  raison  du  plus  fort  est  toujours  la  meilleure,  » 
a-t-il  voulu  subordonner  le  droit  à  la  force  ?  Assurément,  non.  Dans 
la  fable,  sur  laquelle  M.  Musset  a  plus  particulièrement  insisté  : 

Il  faut  antant  qu'on  peut  obliger  tout  le  monde, 
On  a  souvent  besoin  d'on  plus  petit  que  soi, 

M.  Musset  a  cru  prendre  encore  La  Fontaine  en  flagrant  délit 
d'égoïsme.  Nous  croyons  que  M.  Musset  est  dans  Terreur. 

«  La  fable,  a-t-on  dit,  est  une  comédie  à  cent  actes  divers.  »  Le 
fabuliste,  comme  le  poète  dramatique,  ne  nous  trompe  que  pour 
mieux  nous  instruire.   Il  ne  nous  dit  pas  :  <i  Voilà   la  morale  du 


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—  4M  — 

monde,  suivez-la,   »  mais  plutôt  :  o  Imitez  ce  qui  est  bien,  n'imitez 
pas  ce  qui  est  mal  : 

Ici  partit  Tagneau  timide. 

Victime  d'un  loop  rayisseiir  ; 

Cette  scène  est  ponr  l'homme  atide 

De  llnnocent  14che  oppreesenr. 

Là,  joiet  de  la  flatta ie. 

Un  corbraa  gémit,  mais  trop  tard. 

Combien  de  sots  dans  ma  patrie 

Sont  dupés  par  pins  d'un  renard  ! 

Tantôt  un  baudet  ridicule 
Fait  le  brave  ;  il  respire  et  sièges  et  combats. 
«  Cest  moi  que  l'on  a  peint  dans  ce  plaisant  Hercule  ;  » 

Se  dit  plus  d'un  poltron  tout  bas. 

Un  de  DOS  confrères  de  Vlllustration  du  Midi  a  terminé  ainsi  Pap- 
préciation  qu'il  a  faite  de  la  leçon  dont  nous  parlons  :  «  M.  Musset 
s'est  rangé  parmi  les  ennemis  de  La  Fontaine,  et  s'est  trouvé  ainsi 
être  du  même  avis  que  Rousseau  et  Lamartine  (4).  o 

On  s'est  étonné,  il  est  vrai,  de  l'admiration  médiocre  que  professe 
M.  de  Lamartine  à  l'endroit  de  La  Fontaine.  Nous  ^ons  cherché  à 
nous  en  rendre  compte,  et  nous  croyons  en  avoir  donné  le  véritable 
motif,  à  cette  place,  il  y  a  quelques  années  v^)-  «  M.  de  Lamartine, 
disions-nous^  a  horreur  de  l'obscénité.  II  ressent  une  répulsion 
instinctive  pour  les  ouvrages  où  les  auteurs  se  sont  laissés  aller  au 
mépris  et  à  l'ironie  des  choses  graves^  l'amour,  la  beauté,  la  religion, 
les  mœurs,  et  ont  profané  leur  génie  dans  ces  poésies  renversées  qui 
placent  l'idéal  en  bas,  au  lieu  de  le  laisser  où  Dieu  l'a  placé,  dans  les 
hauteurs  de  Pâme  et  dans  les  horizons  du  ciel.  Evidemment,  il  n'a 
vu  dans  La  Fontaine  que  le  conteur ,  et  le  conteur  lui  a  fait  oublier 
le  fabuliste.^  M.  de  Lamartine  pousse  le  scrupule ,  tant  il  y  a  d'hon- 
nêteté, de  moralité,  de  chasteté  dans  ses  sentiments,  jusqu'à  condam- 
ner le  Lutrin  de  Boileau,  parce  que  son  cœur  alarmé  voit  dans  ce 
badinage  une  pente  fatale  qui  doit  conduire  d'autres  poètes  aux 
plus  graves  excès.  »  —  Nous  n'insisterons  pas  davantage. 

Où  donc  notre  honorable  confrère  de  VlUustraUon  du  Midi  a-t-il  vu 
que  J.-J.  Rousseau  était  ennemi  de  La  Fontaine?  mais  pas  du  tout, 
mais  nulle  part.  Il  blâme  l'habitude  de  faire  apprendre  aux  enfants 

(4)  L'/Uiitirolûm  du  Midi,  n»  du  tt  janvier. 

(t)  Voir  tome  Y  de  la  Aewe  :  Du  jugement  de  M,  de  LamarUM  mr  La  FimiaiiM 
sittir  Dfmle. 


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—  452  — 

les  fables  de  La  Fonlaine  parce  qu'elles  dépassent  trop  la  portée  de 
leur  intelligeDce.  Mais  il  ne  va  pas  plus  loin.  Voici  ,  au  reste,  le 
passage  de  VEmile  : 

a  Emile  n'apprendra  jamais  rien  par  cœur,  pas  même  des  fables, 
pas  même  celles  de  La  Fontaine,  toutes  ru^ives,  toutes  charmantes  qu'elles 
sont  ;  car  les  mots  des  fables  ne  sont  pas  plus  les  fables,  que  les  mots 
de  l'histoire  ne  sont  Thistoire.  Comment  peut-on  s'aveugler  assez 
pour  appeler  les  fables  la  morale  des  enfants?  Sans  songer  que  l'apo- 
logue en  les  amusant  les  abuse,  que  séduits  par  le  mensonge  ils  lais- 
sent échapper  la  vérité ,  et  que  ce  qu'on  fait  pour  leur  rendre  l'in- 
struction agréable  les  empêche  d'en  profiter.  Les  fables  peuvent 
instruire  les  hommes,  mais  il  faut  dire  la  vérité  nue  aux  enfants. 
Sitôt  qu'on  la  couvre  d'un  voile^  ils  ne  se  donnent  plus  la  peine  de  le 
lever.  —  On  fait  apprendre  les  fables  de  La  Fontaine  à  tous  les 
enfants,  et  il  n'y  en  a  pas  un  seul  qui  les  entende.  Quand  ils  les  en- 
tendraient, ce  serait  pis  encore,  car  la  morale  en  est  tellement  mêlée 
et  si  disproportionnée  à  leur  âge,  qu'elle  les  porterait  plus  au  vice 
qu'à  la  vertu.  » 

Et,  à  l'appui  de  son  opinion,  J.-J.  Rousseau  analyse  quelques  fables, 
celles  que  l'auteur  semble  avoir  faites  spécialement  pour  les  enfants, 
et  démontre  qu'un  enfant  ne  les  entend  point,  parce  que,  quelque 
effort  qu'on  fasse  pour  les  rendre  simples ,  l'instruction  qu'on  en 
veut  tirer  force  d'y  faire  entrer  des  idées  qu'il  ne  peut  saisir,  et  que 
le  tour  même  de  la  poésie,  en  les  lui  rendant  plus  faciles  k  retenir, 
les  lui  rend  plus  difficiles  à  concevoir,  en  sorte  qu'on  achète  l'agré- 
ment aux  dépens  de  la  clarté.  Et  il  termine  par  celte  réflexion  : 

<  Composons,  Monsieur  de  La  Fontaine.  Je  promets,  quant  à  moi, 
de  vous  lire  avec  choix,  de  vous  aimer,  de  m'instruire  dans  vos 
fables  ;  car  j'espère  de  ne  pas  me  tromper  sur  leur  objet.  Mais,  pour 
mon  élève,  permettez  que  je  ne  lui  en  laisse  pas  étudier  une  seule, 
jusqu'à  ce  que  vous  m'ayez  prouvé  quUl  est  bon  pour  lui  d'apprendre 
des  choses  dont  il  ne  comprendra  pas  le  quart  ;  que,  dans  celles  qu'il 
pourra  comprendre,  il  ne  prendra  jamais  le  change,  et  qu'au  lieu  de 
se  corriger  sur  la  dupe,  il  ne  se  formera  pas  sur  le  fripon  (4).  » 

Nous  ne  voyons  rien  dans  ce  jugement  qui  soit  hostile  à  La  Fontaine, 
et  notre  honorable  confrère  s'est  évidemment  trompé. 

Mon  cher  Musset,  je  n'ai  pas  mis  de  cérémonie  avec  vous.  Je  vous 
ai  dit  franchement  mon  opinion.  «  L'amitié,  comme  me  l'écrivait  hier 
votre  illustre  compatriote,  M.  Minier ,  en  me  faisant  l'honneur  de 

(4)  Emik,  liv.  11. 


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—  153  — 

in*adresser  sa  comédie  de  Molière  à  Bordeaux,  l'amitié  se  prouve  par 
la  critique  et  non  par  les  éloges.  »  Mais,  pour  n*ètre  point  d'accord 
avec  vous  dans  votre  jugement  sur  La  Fontaine,  vous  n'en  êtes  pas 
moins  à  mes  yeux ,  comme  aux  yeux  du  public  qui  vous  Ta  bien 
prouvé  par  ses  applaudissements ,  un  savant  distingué ,  un  maître 
sûr,  dévoué,  intelligent ,  sur  qui  les  familles  seront  toujours  heu- 
reuses de  se  remettre  du  soin  d'élever  leurs  enfants. 


DEUXIÈME  LEGTURB.    —  M.   ROZT   '.  Eogésle  de  Gnérln. 


L'inauguration  des  Conférences  s'était  faite  sous  le  patronage  de  la 
Charité.  Une  légère  rétribution  avait  été  prélevée  à  la  première  le^on  ; 
à  la  seconde,  rentrée  était  libre;  aussi  n'était-ce  plus  une  réunion 
ordinaire,  mais  une  affluence,  comme  on  en  rencontre  rarement,  et 
telle  qu'on  s'est  vu  dans  la  nécessité  de  refuser  l'entrée  à  un  grand 
nombre  de  personnes.  C'en  est  fait  :  le  succès  des  Conférences  est 
assuré.  Les  dames  se  sont  mises  de  la  partie,  —  nous  en  avons  compté 
près  de  cent  à  cette  séance,  —  et  ce  que  les  femmes  ont  consacré  par 
leur  présence,  devient  bientôt  une  affaire  de  mode. 

Il  faut  reconnaître  que  le  sujet  de  la  leçon  et  le  nom  du  professeur 
étaient  bien  faits  pour  justi6er  un  tel  empressement.  M.  Rozy,  le 
brillant  professeur  d'Economie  politique  de  notre  Faculté  de  Droit, 
devait  parler  d'une  femme  ;  non  d'une  héroïne  de  roman,  d'un  de  ces 
êtres  imaginaires,  violents  et  tragiques,  tels  qu'il  en  sort  du  cerveau 
de  nos  auteurs  les  plus  renommés,  mais  d'une  femme  qui  a  vécu 
près  de  nous  ;  que  les  élans  de  son  cœur  et  de  son  imagination 
portaient  vers  le  monde,  et  qui  lui  a  préféré  une  vie  simple,  partagée 
entre  les  soins  vulgaires  du  ménage,  et  les  aspirations  les  plus  élevées 
de  l'âme;  d'une  femme  douée  d'un  cœur  aimant  jusqu'à  la  passion, 
et  qui  a  concentré  sur  son  frère  et  sur  Dieu,  les  ardeurs  et  les 
enthousiasmes  de  son  amour  ;  qui  a  versé,  jour  par  jour,  les  épanche- 
ments  de  son  cœur  dans  des  lettres  et  dans  un  journal  intime,  écrit 
d'un  style  exact,  où  respirent,  avec  un  vif  sentiment  de  la  nature,  la 
sensibilité  la  plus  exquise,  la  force  morale  la  plus  énergique,  l'abné- 
gation la  plus  résignée  et  la  plus  touchante  ;  d'une  femme  obscure  et 
ignorée  pendant  sa  vie  et  que  la  gloire  a  prise  sur  ses  ailes  après  sa 
mort  ;  qui  a  laissé  pour  toujours  son  empreinte  personnelle  sur  la 
trame  de  la  vie  :  dont  le  nom  est  aujourd'hui  dans  toutes  les  bouches 
et  les  écrits  dans  toutes  les  mains  ;  d'Eugénie  de  Guérin,  enfin,  née 


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—  154  — 

en  1805,  au  Cayla,  près  de  Gaillac,  presque  aux  portes  de  Toulouse, 
et  décédée  le  31  mai  1848. 

C'est  à  faire  revivre  cette  figure  poétique,  un  peu  mystique  peut« 
être,  que  s'est  appliqué  M.  Rozy  dans  la  Ck)nférence  du  21  janvier.  Il 
devait  rechercher  dan^  le  Journal  et  dans  les  Lettres  d'Eugénie  de 
Guérin  les  sentiments,  les  facultés^  les  tendances  et  tous  les  traits 
particuliers  et  saillants,  pour  en  former  le  portrait  fidèle  de  cette 
noble  créature.  Cette  étude  exquise  et  délicate  qui  n'a  aucune  affinité 
avec  la  matière  ordinaire  de  l'enseignement  du  jeune  professeur 
d'Economie  politique,  offrait  par  cela  de  grandes  difficultés. 

Mais  il  est  des  natures  heureusement  douées  qui  ne  se  confinent 
pas  dans  une  spécialité^  qui  ne  s'immobilisent  pas  sur  un  des  échelons 
de  la  science,  et  qui  les  montent  et  les  descendent  tous  avec  une 
égale  facilité.  M.  Rozy  est  de  ce  nombre  ;  il  a  raconté  la  vie  d'Eugénie 
de  Guérin  dans  un  récit  abondant,  nourri  de  faits  et  d'idées,  entremêlé 
d'anecdotes  et  coupé  par  des  citations.  Peut-être  a^t-il  manqué  quel- 
que chose  pour  l'exactitude  et  la  fidélité  du  portrait  ;  peut-être  le 
professeur  a-t-il  trop  insisté  sur  quelques  points  et  pas  assez  sur 
d'autres;  peut-être  aurait-il  trouvé  à  citer,  dans  les  lettres  d'Eugénie 
de  Guérin,  à  l'époque  du  mariage  de  son  frère  et  dans  celles  qui  ont 
suivi  sa  mort,  des  passages  où  éclatent  avec  le  plus  de  force  sa  sensibi- 
lité profonde,  l'élévation  de  ses  sentiments,  et  l'énergie  de  son  âme, 
soutenue  dans  les  rudes  épreuves  de  sa  vie  par  la  grandeur  de  sa  foi. 
Malgré  ces  réserves,  nous  aimons  k  constater  que  M.  Rozy  a  obtenu 
un  vrai  succès.  Parlant  d'une  femme,  c'est  aux  femmes  qu'il  s'est 
plus  particulièrement  adressé;  et  elles  lui  ont  prouvé  par  leurs 
applaudissements  qu'elles  comprenaient  tout  ce  qu'il  y  avait  souvent 
de  fin  et  de  délicat  dans  ses  appréciations. 


TROISIÈME  LBCTURB.  —  M.  MOLiTfiER  :  ExeursIsB  dans  le  Sahara 

algérien. 

M.  Molinier ,  fils  du  savant  professeur  de  Droit  criminel  à'  notre 
Faculté  de  Droit,  devait  faire  les  honneurs  de  la  troisième  Conférence. 
L'affluence  n'avait  pas  diminué  ,  et  c'est  à  un  auditoire  nombreux 
qu'il  s'est  adressé.  M.  Molinier  est  docteur  médecin.  Il  était  attachée 
l'hôpital  militaire  de  Batna ,  à  120  kilomètres  de  Constantine,  en 
qualité  d'aide-major ,  lorsqu'il  reçut  de  l'intendant  de  la  division  sa 
nomination  de  médecin  de  l'ambulance  expéditionnaire  qui  devait 


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—  455  — 

partir  le  46  novembre  4855  de  Boussada  pour  Tuggurt  :  expédition 
toute  pacifique ,  qui  avait  pour  but  l'exploration  d'un  pays  encore 
peu  connu.  Le  commandant  en  chef  était  le  général  Desvaux. 
L'armée  expéditionnaire  formait  deux  colonnes.  Celle  de  Boussada, 
dont  M.  Molinier  faisait  partie ,  était  sous  la  conduite  du  colonel 
Pein,  et  avait  pour  mission  de  visiter  Toued  R'rir  ;  la  colonne  de 
Batna  devait  explorer  Toued  Souf.  L'une  et  l'autre  devaient  se  re- 
joindre à  Tuggurt,  après  avoir  séjourné  dans  les  différentes  oasis. 
Le  sujet  de  la  lecture  était  fourni  par  les  souvenirs  de  cette  expé- 
dition que  M.  Molinier  a  suivie,  monté  sur  un  petit  cheval  barbe, 
jeune  et  vigoureux  alezan ,  qui  l'a  servi  à  merveille  pendant  toute  la 
durée  de  la  campagne. 

M.  Molinier  a  commencé  sa  lecture  par  quelques  détails  géogra- 
phiques. 11  a  rappelé  que  l'Algérie  se  divise  en  deux  régions  dis- 
tinctes, le  Tell  algérien  {Tellus)  ou  pays  des  céréales,  et  le  Sahara 
algérien  ou  pays  des  dattes;  que  le  Sahara,  compris  entre  le  petit 
Atlas  et  le  grand  Atlas,  s'étend,  sur  une  largeur  de  200  lieues  environ, 
de  Temptre  du  Maroc  à  la  Tunisie  ;  que  sa  végétation  est  h  peu  près 
nulle  dans  la  plaine  sabloneuse,  que  ce  n'est  qu'autour  des  oasis 
qo^on  la  trouve  ;  qu'à  l'époque  des  équinoxes,  les  vents,  celui  d'ouest 
surtout,  sont  d'une  extrême  violence,  qu'ils  soulèvent  des  tourbillons 
de  sable  qui  obstruent  l'entrée  des  oasifs  et  les  engloutissent  quel- 
quefois; que  ces  sables  proviennent  de  la  grande  désagrégation  des 
silex  et  des  calcaires  compactes  qui  recouvrent  la  terre  au  sortir 
de  l^Atlaff;  qu'ils  forment  des  ondulations  qui  ressemblent  aux  vagues 
de  la  mer>  et  sont  tellement  mouvants  que  les  chevaux  y  enfon- 
cent jusqu'aux  genoux.  Quant  à  l'opinion  de  Strabon  qui  compare 
le  Sahara  à  la  peau  fauve  et  tachetée  de  la  panthère,  M.  Molinier 
pense  qu'il  serait  plus  exact  de  le  comparer  à  un  archipel  dont  les 
iles  seraient  représentées  par  les  oasis.  Il  ne  partage  pas  l'opinion  des 
écrivains  qui  ont  supposé  que  le  Sahara  était  le  bassin  desséché 
d'une  mer  intérieure  ;  car  on  n'y  a  jamais  rencontré  de  fossiles  ou  de 
débris  d'animaux  marins,  et  ce  n'est  que  par  l'immense  étendue  de 
l'horizon  qu'on  trouve  une  ressemblance  entre  la  mer  et  le  désert  : 
horizon  indéfini,  qui  fatigue  et  attriste  la  vue  par  son  uniformité. 

Après  quelques  notions  ethnographiques  sur  les  deux  races,  les 
Arabes  et  les  Berbères,  qui  s'y  trouvent  mélangées,  M.  Molinier  nous 
a  raconté  son  voyage  de  Batna  à  Boussada,  point  de  ralliement  avant 
d'entreprendre  l'expédition.  La  distance  k  parcourir  est  de  65  lieues. 
De  Batna,  dont  la  conquête  est  due  au  duc  d'Aumale  et  ne  remonte 
pas  au-delà  de  vingt  ans^  on  passe  par  Biskara  et  Lambessa ,  deux 


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—  156  — 

centres  commerciaux  trés-importaots  de  la  province  de  Constantine, 
Lambessa  surtout,  abritée  derrière  la  grande  chaîne  de  TAurës  et  ou 
fut  fondé  temporairement,  en  4848,  un  pénitencier  pour  les  condam- 
nés politiques.  Enûn,  les  troupes  expéditionnaires  au  nombre  de  800 
hommes,  suivies  de  Soo  chameaux  et  d'un  fort  convoi  de  mulets 
arabes  pour  les  bagages,  se  mirent  en  marche,  le  15  novembre  1865, 
se  déroulant  comme  un  serpent,  à  travers  les  dunes  de  sable. 

Après  quinze  jours  de  marche  et  de  stations  sur  la  lisière  du 
Sahara,  la  colonne  s'est  dirigée  vers  le  sud,  sur  la  ligne  des  oasis  de 
Poued  RVir.  M.  Molinier  s'est  attardé  à  décrire  ces  oasis,  où  il  parais- 
sait se  complaire;  il  a  expliqué,  —  un  peu  trop  en  détails  peut-être, 
—  le  forage,  le  cuvetage  et  le  curage  des  puits  artésiens,  si  nécessaires 
dans  ces  régions  pour  suppléer  à  Tinsuffisance  de  Peau  fournie  par 
les  puits  ordinaires.  Un  mois  après  le  départ  de  Boussada ,  Tarmée 
arrivait  à  Tuggurt,  ville  située  à  l'extrémité  sud-ouest  d'une  oasis 
qui  ne  compte  pas  moins  de  quatre  cent  cinquante  mille  palmiers. 

Dans  la  relation  de  cette  expédition  pacifique ,  M.  Molinier  a  fait 
preuve  assurément  d'un  fonds  riche  de  connaissances  et  d'un  grand 
talent  d'observation.  Il  nous  semble  cependant  qu'il  a  manqué  quel- 
que chose  à  toute  cette  science,  la  vie.  La  nature,  sous  quelque  aspect 
qu'elle  s'offre  à  nous,  ne  saurait  se  passer  de  la  présence  de  l'homme, 
et  il  était  absent  des  tableaux  qu'on  nous  a  décrits.  Pourquoi  avoir 
supprimé  la  partie  anecdotique  qui  tenait  si  bien  sa  place  dans  la 
première  relation  que  M.  Molinier  avait  publiée  de  son  voyage?  Il 
valait  mieux  ajouteràcelle-cietretrancherd'un  autre  côté.  M.MoliAier 
a  fait  le  contraire.  Qu'on  le  sache  bien  :  l'auditoire  nombreux  auquel 
on  s'adresse  dans  les  conférences,  demande  avant  tout  qu'on  le 
récrée,  —  disons  mieux,  —  qu'on  l'amuse  j  et  rien  n'est  plus  propre 
à  établir  une  communication  intime  entre  l'orateur  et  ceux  qui 
l'écoutent  que  les  faits  où  la  personne  de  celui  qui  parle  est  en  jeu, 
et  M.  Molinier  en  avait  une  foule  à  nous  raconter  sur  les  mœurs  et 
les  habitudes  des  populations  qu'il  a  visitées. 

Une  dernière  observation.  L'assemblée  a  paru  s'étonner  de  la  per- 
sistance de  M:  Molinier  à  revenir  sur  les  puits  artésiens.  C'est  qu'elle 
ne  comprenait  pas,  —  et  il  fallait  lui  faire  comprendre,  — que  le 
forage  artésien  avait  été  l'affaire  capitale  de  l'expédition  et  notre  plus 
grand  moyen  de  civilisation;  qu'en  apportant  aux  tribus  du  désert 
cette  découverte  de  la  science  moderne,  on  renouvelait,  comme  a  dit 
l'orateur,  le  miracle  de  Moïse;  qu'en  leur  donnant  l'eau  on  leur 
donnait  la  fécondité;  qu'en  fertilisant  leurs  terres  incultes,  on 
fixait  au  sol  ces  tribus  errantes,  on  les  rendait  sédentaires,  on 


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—  157  — 

les  relevait  de  Tobligation  d'aller  s'approvisionner  dans  le  Teli. 
M«  Molinier  improvisait,  et  nons  croyions  à  tout  moment  qu'il  allait 
s'arrêter  pour  expliquer  son  insistance;  car,  a-t-on  dit  avec  raison, 
c'est  surtout  dans  ces  moments-là  que  Torateur  qui  improvise  doit 
se  plier  à  tous  les  accidents,  n*en  être  ni  ému  ni  déconcerté,  '  et  se 
relever  avec  avantage  par  une  vive  répartie,  tout  en  maintenant  sa 
position.  M.  Molinier  n'y  a  pas  songé,  et  nous  le  regrettons,  parce 
que  la  savante  étude  qu'il  avait  préparée  n'a  pas  eu  tout  le  succès 
qu'elle  méritait  et  que  nous  aurions  désiré. 

*  * 
* 

L'Académie  des  Jeux  Floraux  a  tenu,  le  22  janvier,  une  séance 
publique,  pour  la  réception  de  M.  de  Roquemaurel. 

M.  Du  Gabé  a  ouvert  la  séance  par  l'éloge  de  M.  Adolphe  de  Puy- 
busque,  dont  M.  de  Roquemaurel  venait  occuper  la  place.  La  vie  de 
M.  de  Puybusque  avait  été  fort  remplie  et  fort  agitée.  Elle  s'était 
passée  dans  les  fonctions  publiques,  dans  la  presse,  dans  les  voyages, 
et  elle  en  avait  souffert  toutes  les  vicissitudes.  Le  principal  titre 
littéraire  de  M.  de  Puybusque  était  une  étude  comparée  de  la  litté- 
rature espagnole  et  de  la  littérature  française,  qui,  couronnée  d'abord, 
sous  forme  de  discours,  par  l'Académie  française,  fut  reprise  en  sous- 
œuvre  par  l'auteur  et  atteignit  les  proportions  de  deux  volumes  in-S"". 
ML  Du  Gabé  a  reproduit  sous  une  teinte  délicate  et  cependant  ferme- 
ment accusée  les  traits  de  M.  de  Puybusque,  dont  il  avait  partagé  les 
opinions  politiques  et  qu'il  avait  connu  dans  l'intimité  pendant  leur 
collaboration  commune  à  la  Gazette  du  Languedoc. 

M.  de  Roquemaurel,  ancien  capitaine  de  vaisseau ,  nouveau  Main- 
teneur,  s'est  levé  ensuite  pour  lire  son  remerciement.  Un  marin  à 
l'Académie  des  Jeux  Floraux,  c'est  assez  original  ;  mais  l'Académie, 
qui  ne  se  pique  guère  d'originalité  en  littérature,  se  pique  parfois 
d'en  mettre  beaucoup  dans  le  choix  des  personnes  qu'elle  appelle  dans 
ses  rangs.  Le  nouveau  membre  n'est  pas  pour  la  faire  avancer  dans 
la  voie  du  progrès.  Ses  théories  sur  l'art  en  sont  la  négation.  Nous 
pardonnons  à  M.  de  Roquemaurel  de  ne  pas  avoir  le  sentiment  de  ce 
que  l'Ecole  romantique  a  infusé  de  sang  généreux  et  de  vie  nouvelle 
à  des  théories  qui  tombaient  de  décrépitude.  Retenu  sur  des  plages 
lointaines,  il  n'a  pas  été  témoin,  comme  nous,  du  réveil  des  esprits  ; 
il  n'a  pas  assisté  aux  luttes  ardentes  de  la  Restauration,  qui,  quoi  qu'on 
en  dise,  ont  (ouraé  au  profit  des  arts  et  des  lettres.  Mais  se  retrancher 
dans  le  xvii«  siècle,  et  ne  vouloir  pas  en  sortir  ;  condamner  à  peu 


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—  168  — 

près  tout  ce  qui  8*est  fait  depuis,  hormis  quelques  œuvres,  dont  on 
devine  aisément  les  auteurs,  sans  que  nous  ayons  besoin  de  prononcer 
leurs  noms  ;  mais  demander  sérieusement  si  ce  n'est  pas  un  sacrilège 
de  toucher  à  la  langue,  comme  si  les  langues  n'étaient  pas  sujettes, 
comme  toutes  les  choses  humaines,  à  Tinstabilité.  L^bonorable  acadé- 
micien, si  fort  sur  les  classiques,  aurait-il  donc  oublié  ce  passage 
d'Horace  :  Multa  renascerUur  quœ  jam  cecidere^  etc.  ?  Ces  idées  ont  lieu 
de  surprendre  de  la  part'd'un  esprit  aussi  distingué.  Car  le  discours 
du  récipiendaire  n'est  pas  un  discours  ordinaire.  Écrit  avec  rondeur 
et  sur  un  ton  de  franchise  qui  n'est  pas  déplaisant,  il  a  duré  plus 
d'une  heure  sans  fatiguer  un  instant  l'attention. 

Les  principes  du  nouvel  académicien  ne  pouvaient  passer  sans 
contrôle.  Le  président  de  l'Académie ,  M.  Rodière ,  en  a  redressé 
plusieurs  avec  une  verve,  une  chaleur,  un  feu  qui  ont  transporté 
l'assemblée.  Jamais  la  parole  du  savant  professeur  n'avait  eu  autant 
d'éclat.  C'est  qu'on  n'est  jamais  plus  éloquent  que  lorsqu'on  est 
fortement  convaincu. 


L'Académie  des  Jeux  Floraux  doit,  dans  sa  séance  particulière  du 
3  février,  combler  les  vides  que  la  mort  a  faits  dans  son  sein ,  et 
procéder  au  remplacement  de  MM.  de  Tauriac  ,  de  Castelbajac , 
Lamothe-Langon  et  Salvan.  On  assure  que  les  deux  premiers  fauteuils 
sont  réservés  à  M.  de  Rémusat  et  à  Mv  de  La  Bouillerie,  évèque  de 
Carcassonne.  Ces  choix  surprendront  beaucoup  de  monde,  mais  per- 
sonne peut-être  autant  qae  les  hommes  honorables  qui  en  sont  Tobjet. 
L^ Académie  recherche  le  prestige,  elle  aime  à  s'abriter  sous  de  grands 
noms.  L'année  dernière,  elle  avait  à  disposer  d'une  place  de  Maître 
ès-jeux,  et  elle  a  été  chercher  M.  Viennet  à  l'Académie  Française  ;  au- 
jourd'hui eJle  lui  emprunte  encore  un  de  ses  membres  pour  en  faire 
un  Mainteneur.  Nous  avions  cru  jusqu'ici  que  la  résidence  était  indis- 
pensable pour  devenir  académicien.  Quelle  part  M.  de  Rémusat  et 
Msr  de  La  Bouillerie  pourront-ils  prendre  aux  travaux  do  l'Académie? 
Aucune.  Tout  au  plus,  viendront-ils  quelquefois  honorer  de  leur 
présence  les  séances  publiques.  Aussi,  l'Académie  nous  semble-t-elle 
n'appeler  à  elle,  dans  cette  circonstance,  que  de  brillantes  inutilités. 


Il  parait  que  l'Académie  des  Jeux  Floraux  n'a  pas  toujours  joui  du 
privilège  de  tenir  au  Capitole  ses  séances  publiques  et  particulières, 
et  que  cet  avantage  qu'elle  tenait  d'une  sanction  royale  lui  avait  été 


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—  459  — 

Fetirë  à  une  époqae  que  nous  ne  saurions  préciser.  Voici  un  arrêté 
préfectoral,  à  la  date  du  30  janvier  4809,  ,  qui  la  rétablit  dans  la 
jouissance  des  droits  et  privilèges   dont  on  Pavait  dépouillée  : 

Considérant  que,  par  lettres  patentes  de  1694  et  par  Tédit 

de  4773^  les  rois  Louis  XIY  et  Louis  XV  ont  maintenu  TAcadémie 
dans  la  jouissance  d'une  salle  étant  à  la  suite  de  celle  des  Illustres 
dans  le  Capitole,  en  remplacement  du  Verger  des  Troubadours^  que 
l'Académie  avait  été  obligée  de  céder  pour  la  défense  de  la  ville  ; 

Considérant  qu'en  relevant  de  ses  mains  puissantes  et  glorieuses 
les  ruines  du  plus  ancien  corps  littéraire  de  VEurope,  S.  M.  qui  accorde 
aux  lettres  une  protection  si  éclatante,  n'a  manifesté  par  aucun  de 
ses  décrets  Fintention  ni  la  volonté  de  priver  F  Académie  des  Jeux 
Floraux  de  ses  anciens  privilèges  ; 

Considérant  que  la  ville  de  Toulouse,  qui  s'honore  d'avoir  été  son 
berceau»  et  sur  laquelle  ses  succès  et  sa  gloire  ont  répandu  un  si 
grand  lustre,  n'a  aucun  motif  ni  même  aucun  droit  de  lui  retirer 
l'usage  de  la  salle,  qu'elle  occupe  depuis  plusieurs  siècles  dans  le 
Capitole  ; 

Arrête  : 

Le  Maire  de  Toulouse  rendra  à  l'Académie  des  Jeux  Floraux  la 
jouissance  de  la  salle  affectée  à  ses  assemblées  particulières  par  les 
Lettres  patentes  de  4694  et  l'édit  de  4773,  et  la  maintiendra  dans  l'usage 
de  celle  dite  des  Illustres  pour  les  séances  publiques. 

Il  donnera  les  ordres  nécessaires  pour  que  ces  salles  soient,  aux 
frais  de  la  ville,  garnies  d'un  mobilier  décent  et  convenable  à  leur 
destination. 

A  Toulouse,  le  30  janvier  4809.  Desmoussbâux. 


Toulouse  aura,  cette  année,  une  Exposition  des  Beaux-Arts  et  de 
Plndustrie. 

Nous  avons  remarqué  le  passage  suivant  dans  l'exposé  des  motifs 
présentés  par  M.  le  Maire  au  conseil  municipal  : 

«  Notre  résolution.  Messieurs,  a  été  déterminée  par  cette  circon- 
»  stance,  que  le  dernier  terme  de  Poccupation  par  le  déparlement 
»  de  la  guerre  de  l'église  et  des  bâtiments  de  Tancien  monastère  des 
B  Dominicains  expire  le  4«r  mars  prochain.  Ainsi,  et  enGn,  est  réalisé 


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—  160  — 

»  le  vœu  si  souvent  émis  au  nom  des  arts,  au  nom  du  sentiment 
»  religieux,  de  recouvrer  un  des  plus  remarquables  édifices  du  midi, 
»  élevé  par  la  foi  de  nos  pères.  11  nous  a  paru  que  nous  ne  pouvions 
n  plus  heureusement  inaugurer  le  retour  au  domaine  de  la  ville  de 
»  ces  importants  établissements  qu'en  y  plaçant  TExposition  pro- 
»  jetée.  » 

Sur  cet  exposé,  le  conseil  adoptant  les  considérations  invoquées 
par  M.  le  Maire,  a  décidé  qu^une  Exposition  générale  des  Beaux-Arts 
et  de  rindustrie  aurait  lieu  à  Toulouse,  du  4  5  juin  au  45  septembre 
prochain,  et  a  volé  pour  cet  objet  un  crédit  de  cinquante  mille  francs. 


La  crise  théâtrale,  provoquée  par  la  fuite  du  directeur  subventionné 
des  théâtres  du  Capitole  et  des  Variétés,  n'a  duré  que  quelques  jours. 
M.  Auguste  Laget,  ex-artiste  lyrique,  agréé  par  F  Administration,  est 
aujourd'hui  aux  lieu  et  place  de  M.  Hilaire  Bezonquet.  Le  premier 
acte  du  nouveau  directeur  a  été  rengagement  de  M»«  Meillet,  pre- 
mière chanteuse  d'un  grand  talent,  qui  a  conquis,  de  prime-abord, 
les  sympathies  générales  dans  les  Huguenots  et  dans  la  Juive. 
M.  Caubet,  premier  ténor,  et  M.  Colomyès,  ténor  léger,  ont  été 
remplacés  par  MM.  Bovier-Lapierre  et  Arnaud.  Lé  public  ne  s'est  pas 
trop  ému  de  ces  changements  ;  et  il  augure  bien  de  l'intelligence 
et  de  l'activité  de  celui  qui  tient  en  main  aujourd'hui  les  rênes  de  la 
direction. 


L'abondance  des  matières  ne  nous  a  pas  encore  permis  de  publier 
les  sujets  qui  ont  été  donnés  en  composition,  au  mois  de  novembre 
dernier,  à  l'examen  du  baccalauréat,  par  les  Facultés  des  Sciences 
et  des  Lettres  de  Toulouse.  Nous  prenons  l'engagement  de  les  publier 
dans  la  prochaine  livraison. 

Toulouse,  <•' février  4866. 

F.  Lacointa. 


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Les  CBovres  d'Alexandre  Fourtanier,   qui  ont  pa 
être  reeaeillles  par  ses  fils. 


Notre  histoire  locale  vient  de  s'enrichir  d'une  belle  et  intéressante 
page.  Nous  avons  à  signaler  la  publication  des  Œuvres  d'Alexandre 
Fourtanier  qui  ont  été  recueillies  par  ses  fils.  S'il  y  a  là  un  juste 
hommage  rendu  par  des  enfants  pieux  à  jla  mémoire  d'un  tel  père, 
il  y  a  aussi  un  honneur  pour  notre  Barreau  qui  pleure  le  maître  perdu, 
sans  se  flatter  de  le  remplacer  ;  un  sujet  de  légitime  orgueil  pour  ce 
pays  qui  fut  son  berceau,  —  enfin  pour  les  hommes  studieux  et  pour 
le  public  tout  entier,  une  excellente  fortune. 

Alexandre  Fourtanier,  qui  fut,  —  lorsqu'il  l'a  voulu,  —  un  rare 
ma^strat  et  un  homme  politique  des  plus  distingués,  a  été,  avant  tout 
et  par  dessus  tout,  un  avocat  très-occupé.  11  parlait  trop  et  trop  bien 
pour  pouvoir  beaucoup  écrire.  Sa  plume  n'a  pu  nous  laisser  que  les 
épaves  de  sa  parole.  Et,  cependant,  il  s'est  trouvé  dans  les  notes  de 
Fourtanier  un  véritable  trésor.  U  n'avait  eu  ni  pris  le  temps  de  re- 
cueillir et  de  coordonner  ces  richesses  des  moments  perdus;  et 
même,  dans  la  course  rapide  et  brûlante  de  l'orateur  trop  afEairé, 
il  était  condamné  à  les  disséminer  sans  attention,  comme  s'il  n'y  atta- 
chait pas  de  prix.  Mais,  pour  lui,  ce  laisser  aller  était  encore  l'insou- 
ciance de  l'homme  qui  possède  le  superflu,  et  qui,  tout  en  se  répan- 
dant à  flots,  a  la  conscience  de  garder  toujours  de  lui-même  beaucoup 
plus  qu'il  n'en  jette. 

Si  Fourtanier  eût  voulu  ou  daigné  créer  les  archives  de  son  art  et 
de  sa  science,  il  eût  pu  offrir  à  notre  admiration  le  monument  le  plus 
rare  et  le  plus  utile.  Mais,  nous  l'avons  assez  dit  ailleurs  (1),  ce 
n'étaient  là  ni  ses  goûts,  ni  les  tendances  de  son  caractère.  Les 

(4)  V.  Bewe  de  Tovlowe^  t.  XIX,  p.  S33. 

Tome  xu»,  3«  Liyr&ison.  4  4 


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—  162  — 

glorioles  d'outre  tombe  D*avaient  pas  de  séduction  pour  cet  esprit 
sévère  et  modeste.  Dans  leur  asthme  impuissant,  les  coureurs  de 
renommée  le  faisaient  sourire.  Cette  intelligence  que  Dieu  avait  placée 
si  haut>  ne  comprenait  pas  de  plus  grand  bonheur  que  de  descendre 
et  de  vivre  dans  une  calme  et  obscure  liberté.  El  celui  qui,  vivant, 
fuyait  comme  une  persécution  les  applaudissements  de  ses  amis 
charmés  ou  de  ses  clients  attendris,  ne  pouvait  guère  songer  au  bruit 
que  ferait  après  lui  sa  mémoire. 

La  collection  qui  vient  de  paraître  ne  nous  présentera  donc  pas  les 
conceptions  journalières  du  grand  avocat,  mais  celles-là  seulement  dont 
la  création  eut  pour  cause  ou  pour  milieu,  quelque  méditation  spé- 
ciale ou  quelque  circonstance  exceptionnelle.  Nous  y  rencontrerons 
ces  compositions  avec  des  formes  qui,  loin  de  trahir  Tapprôt,  révèlent 
toujours  l'inspiration  la  plus  facile,  comme  la  plus  abondante  et  la 
plus  sûre  d'elle-même. 

Ce  défaut,  —  chez  Técrivain  sans  le  savoir,  —  de  toute  préoccu- 
pation d'amour-propre  et  de  toute  préméditation  ambitieuse,  ne  fera 
pas  le  moindre  charme  de  l'œuvre.  Cette  heureuse  simplicité  nous  a 
semblé,  au  contraire,  un  premier  mérite  et  une  première  cause 
d'attrait. 

Trois  volumes  forment  la  collection.  Le  meilleur  moyen  de  mon- 
trer de  quel  intérêt  ils  sont  remplis,  est ,  à  coup  sûr,  l'indication  des 
principaux  sujets  qu'on  y  remarque. 

Et  d'abord,  le  premier  volume  s'ouvre  par  une  Notice  biographique 
êur  Fourtanier,  œuvre  de  M«  Albert,  son  ancien  secrétaire,  son 
confrère  et  son  ami. 

Qu'il  nous  soit  permis  de  nous  arrêter  un  instant  sur  cette  char- 
mante Introduction, 

Elle  est  un  livre  avant  le  livre.  Elle  rattache  à  leur  auteur,  dans 
une  admirable  synthèse,  les  œuvres  diverses  qui  ont  été  recueillies 
par  la  publication  ;  elle  rétablit  ainsi  entre  elles  le  lien  qui  dérive 
de  leur  provenance  commune.  M"  Albert  n'a  pas  seulement  placé  là 
des  faits  et  des  récits,  il  y  a  mis  tout  son  esprit,  -*  ce  n'est  pas  peu 
dire,  —  et  tout  son  cœur,  c'est  dire  plus  encore.  La  grâce  et 
l'exquise  finesse  de  son  langage  y  sont  aussi. 

Ajoutons  que  sur  cette  biographie  M«  Albert  a  laissé  planer  l'his- 
toire ,  et  de  la  meilleure  pour  nous  :  l'Histoire  du  Barreau  de  Tou- 
louse, si  fécond  en  types  distingués.  De  telle  façon  que  le  portrait  est. 


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—  163  — 

sous  cette  main  d'artiste,  devenu  un  tablean,  une  galerio,  la  galerie 
de  nos  maréchaux.  Là,  vous  trouverez,  en  pied  ou  en  buste,  nos 
ancêtres  du  Palais,  les  instruisants  et  les  consultants  du  vieux  temps, 
depuis  Espinasse ,  Romiguières  père  et  Roucoule  ,  en  passant  par 
Tautre  Romiguières ,  les  Dubemard ,  les  Caries,  les  Flottes ,  les  De- 
camps,  jusqu'à  Ferai  et  aux  autres  contemporains  de  Fourtanier.  Nul, 
du  reste,  n'excelle,  à  l'égal  de  M»  Albert,  dans  la  connaissance  des 
Annales  du  Barreau  toulousain,  témoins  son  Eh^  de  Lamguerie^  si 
peu  oublié,  malgré  le  temps,  et  sa  Notice  swr  Larochefiamn  (i). 

Notons  cependant  que ,  dans  cette  disposition ,  la  figure  de  Four- 
tanier ne  perd  rien  de  son  éclat  ni  de  sa  grandeur;  et  si  elle  ne  nuit 
pas  aux  figures  qui  l'entourent,  elle  ne  redoute  rien,  non  plu8«  de 
leor  voisinage  et  de  leur  contact.  Nous  ne  vîmes  jastais  plus  heureuse 
conciliation  de  la  peinture  de  sujet  avec  la  peinture  d'ensemble. 

M«  Albert,  pour  entreprendre  cette  biographie,  a  disposé  de  toutes 
les  ressources  qu'il  empruntait  naturell^aient  à  une  position  spéciale. 
Il  notis  a  initiés ,  non-seulement  à  la  vie  publique  du  maître ,  mais 
encore  à  certaines  de  ses  confidences  et  de  ses  effuskms.  Poesesseur 
d'une  correspondance  vraiment  sans  prix,  il  a  pu  nous  montrer,  en 
en  déroulant  devant  nous  quelques  feuilles,  son  auteur  peint  par  lui*- 
même.  C'est  ici  surtout  qu'il  faut  lire,  pour  comprendre  et  pour  con- 
naître l'avocat,  transplanté  à  Paris  par  le  suffrage  de  ses  concitoyens, 
et  transformé  en  député  ;  ses  impressions ,  ses  r^rets,  ses  vues  poli- 
tiques, ses  déceptions,  son  application  à  la  nouvelle  tâche  qu'il  avait 
acceptée  ;  sa  perspicacité  vigilante  <iui  ne  se  trahit  jimaais ,  et  qui 
grandit  à  mesure  que  les  événements  semblaient  plus  difficiles  à 
prévoir  ;  ses  appréciations  sur  le  coup  d'Etat,  écrites  la  veille,  le  jour 
même  ;  ses  appréciations  du  lendemain,  son  refus  d'une  grande  posi- 
tion au  Barreau  de  Paris  eu  dans  les  hautes  fonctions  ;  ses  asprations 
incessantes  vers  le  retour  à  Toulouse,...  tels  sont  les  traits,  bioi 
défigurés  ici,  des  effusions  que  Fourtanier  laissait  couler  de  sa  plume 
pour  les  jeter  dans  le  cœur  du  disciple  affectionné  :  communicatioms 
intimes  et  rares,  également  honorables  pour  celui  qui  les  donne  et 
pour  celui  qui  les  reçoit. 

Mieux  encore  que  notre  ^h  compte^endu,  la  notice  de  M«  Albert 
fera  connaître  les  principales  œuvres  du  livre.  On  ne  peut  s'y  reporta 

(4)  Revue  de  Touiovue,  t.  HI,  p.  96. 


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—  164  — 

qu'avec  fruit.  En  d'autres  termes,  nous  ne  connaissons,  à  des  points 
de  vue  très-divers,  rien  de  plus  attachant  et  de  plus  instructif  que 
cette  biographie. 

Le  premier  volume  comprend  trois  parties  distinctes,  intitulées,  la 
première,  Politique,  —  la  seconde ,  Discours ,  —  la  troisième. 
Œuvres  diverses. 

Là,  on  retrouve  tour-à-tour,  les  Professions  de  foi  que  Fourtanier 
dut  adresser,  à  diverses  reprises,  au  Ck)rps  Electoral  ;  —  les  Rapports, 
toujours  si  remarquables,  qu'il  soumit  à  l'Assemblée  législative,  au 
nom  de  différentes  commissions  qui  l'avaient  choisi  pour  leur  organe, 
et  notamment  ses  rapports  sur  VEtat  de  siège  (1849),  —  sur  La 
liquidation  de  Vindemnité  coloniale  y — sur  la  Modification  de  V  article 
472  du  Code  dHnstruction  criminelley  —  sur  le  Projet  de  loi  relatif 
aux  privilèges  et  hypothèques  (1860),  —  sur  la  Révision  des  procès 
criminels  dans  certains  cas  déterminés.  (C'est  là  que  Fourtanier,  non 
plus  comme  rapporteur,  mais  comme  membre  de  la  commission, 
s'opposa  à  la  modification  du  Gode  d'instruction  criminelle,  même  en 
présence  des  réclamations  faites  au  nom  des  héritiers  Lesurques). 

Les  Discours  sont  ceux  que  Fourtanier  a  prononcés  en  diverses 
circonstances,  soit  comme  magistrat,  soit  comme  bâtonnier  de  l'Ordre 
des  avocats,  soit  comme  président  de  l'Académie  de  Législation.  —  Il 
y  est  toujours  égal  à  lui-même.  C'est  tout  dire. 

Dans  les  Œuvres  diverses,  nous  recommandons  deux  Études, 
Tune  sur  les  Irrigations,  l'autre  sur  les  Chemins  ruraux,  présentées 
à  la  Société  d'agriculture  de  la  Haute-Garonne  ;  —  puis  une  première 
série  de  Plaidoiries  et  Mémoires  ;  mais  avant,  des  Conclusions 
données  par  Fourtanier  comme  procureur  du  Roi  dans  le  procès  de 
Latour  Mauriac  (4). 

Le  second  volume  nous  offre  une  deuxième  série  de  Plaidoiries  et 
Mémoires,  parmi  lesquels  on  trouve  sa  plaidoirie  dans  la  grande 
Affaire  du  Canal  du  Midi  (l'Etat  contre  les  héritiers  Riquet),  véri- 
table cause  célèbre  pour  notre  pays. 

Là  aussi  on  rencontre  d'importants  procès  de  règlements  d'eaux, 
de  liquidation  de  communautés,  de  faillite,  de  vente  d'offices  et  de 
contre-lettres  à  ce  relatives;  de  nullité  de  testament  pour  cause 
d'insanité  d'esprit  (le  Mémoire  rédigé  dans  l'un  de  ceux-ci  est 

(4)  Voir  Bévue  de  TotiUme,  Biographie  de  Ferai,  t.  VI,  p.  244. 


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—  465  — 

unanimement  considéré  an  Palais  comme  un  chef-d'œuvre  de  haute 
science),  —  et,  aussi,  i^annulation  de  Sociétés  pour  dol  et  fraude. 

Dans  le  troisième  volume,  figurent  : 

i"»  Une  troisième  série  de  Plaidoiribs  bt  Mémoires,  au  nombre 
desquels  le  procès  de  la  Caisse  Industrielle^  —  le  procès  électoral 
de  M.  de  Rémusat  (4863);  —  le  procès  de  M.  le  marquis  D.... ,  à 
raison  de  ses  titres  de  noblesse  ;  et  autres  non  moins  intéressants. 

2«  Des  CoNSCLTÀTioifs  sur  diverses  questions  délicates  de  Droit 
civil,  commercial,  politique,  électoral,  etc. 

3o  Des  CoïfsuLTÀTioifs  et  Mémoires  aiïérents  à  d'importants  procès 
que  Fourtanier  avait  suivis,  et  dans  lesquels  il  eut  lieu  d'aborder  des 
questions  alors  neuves  et  difficiles.  Signalons  notamment  ceux  qui 
traitent  des  Jeux  de  Bourse  y  —  de  la  Responsabilité  notariale  engagée 
par  des  placements^  —  des  Substitutions  prohibées.  Leur  indication 
peut  donner  la  mesure  de  l'intérêt  qui  s'attache  aux  autres,  et  au 
livre  en  général. 

Enfin,  dans  un  Appendice,  qui  nous  parait  être  la  réalisation  d'une 
excellente  pensée,  les  auteurs  de  la  publication  ont  pieusement  ras- 
semblé tous  les  Extraits  des  différents  journaux^  qui,  à  l'époque  de 
la  mort  de  M.  Fourtanier,  crurent  devoir  consacrer  des  Notices  à  sa 
mémoire.  —  La  Revue  de  Toulouse  a  pu  encore  se  retrouver  là.  —  Le 
même  appendice  contient,  en  outre,  les  extraits  de  discours  prononcés 
par  M.  Sacase,  secrétaire  perpétuel  de  l'Académie  de  Législation,  dans 
la  séance  publique  de  1864,  et  par  M.  l'avocat-général  Decous- 
Lapeyrière ,  à  la  dernière  séance  de  rentrée  de  la  Cour  impériale  : 
discours  qui  sont  pour  la  mémoire  de  M.  Fourtanier  deux  hommages, 
empruntant  un  prix  nouveau  à  la  qualité  et  au  nom  de  leurs  auteurs. 
L'appendice  se  couronne  par  l'extrait  de  la  délibération  du  Ck)nseil  de 
rOrdre  des  avocats,  près  la  Cour  de  Toulouse,  dans  laquelle  ce  GoMeii 
déclare  accepter  avec  reconnaissance  la  fondation  du  Prix  Fourtahier, 
institué  au  profit  des  Conférences  du  stage. 

Tel  est  le  livre. 

Applaudissons  sincèrement  à  l'effort  des  fils  qui  font  revivre  le 

père.  Remercions-les  d'avoir  perpétué  sous   nos  yeux  le  modèle. 

Ajoutons,  d'ailleurs,  une  fois  de  plus,  que,  dans  le  cœur  de  ceux  qui 

l'ont  connu,  et  dans  le  souvenir  de  ses  disciples,  Alexandre  Fourtanier 

ne  pouvait  et  ne  peut  jamais  périr. 

E.  Astrié  Rolland, 

Dodeur  en  Droit,  avocat  à  la  Coor  impériale. 


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CONFÉRENCES  ET  LECTURES  PUBLIQUES  DU  SOIR 


QUATRIÈME  CONFÉRENCE. 

M.  Ëmilb  Vaïssb  :  f  oulonse  aa  XVUI*  slèele. 

Od  reproche,  arec  raison,  aux  Français  de  ne  pas  sayoir  Thistoire  de 
feur  pays,  celle  même  de  la  localité  où  ils  sont  nés  et  qu'ils  habitent. 
En  Angleterre,  Finstruction  est  plas  répandue,  parce  que  les  moyens 
de  raccroitre  y  sont  mieux  réglés.  Les  publications  à  bon  marché  y 
abondent  comme  chez  nous,  et  même  en  plus  grand  nombre,  mais 
elles  y  ont  un  but  utile  et  déterminé  que  n'ont  pas  toujours  les  nôtres. 
En  France,  on  va  un  peu  à  Faventure.  Nous  disions  dernièrement  à 
réditeurd'un  petit  journal  quotidien,  k  cinq  centimes ,  dont  deux 
essais  infructueux  ont  été  tentés,  coup  sur  coup,  à  Toulouse  :  «  Est-ce 
qu'une  histoire  populaire  de  la  France  ou  du  Midi,  ou  simplement  de 
Toulouse,  n'aurait  pas  plus  de  chances  de  réussite  que  vos  publica- 
tions inqualifiables,  qui  n'apprennent  rien,  et  dont  tous  fondez  le 
succès  sur  le  bon  marché?  Ne  dépensât^n  qu'un  sou,  eneore  veut« 
on  savoir  à  quoi  et  pourquoi  on  le  dépense.  »  Et,  à  l'appui  de  notre 
opinion,  nous  citions  l'exemple  de  nos  voisins,  où  une  histoire  popu« 
laire  de  l'Angleterre  au  prix  d'un  penny  (40  centimes),  s'est  vendue  à 
4ytOO,000  d'exemplaires;  où  une  édition  également  populaire  de 
Macaulay  a  atteint  aussi  un  chiffre  considérable.  Les  éditeurs  de  Paris 
ont  commencé,  ^  il  faut  le  reconnaître,  —  à  prendre  modèle  sur 
ceux  de  Londres.  Les  livres  d'histoire  de  nos  auteurs  contemporains 
étaient  souvent  inabordables,  tant  le  prix  en  était  élevé  ;  V Histoire  de 
France  de  M.  Henri  Martin  parait  aujourd'hui  par  livraisons,  k  26 
centimes.  Depuis  deux  ans,  M.  Duruy  en  publie  une  à  40  centimes; 
M.  Thierset  M.  de  Lamartine  ont  adopté  le  même  mode  de  publication  : 
le  Consulat  et  les  Girondins  ne  coùieni  que  40  centimes  la  livraison. 
Ainsi,  avant  peu,  nous  n'aurons  plus  rien  à  envier,  sous  ce  rapport, 
à  l'Angleterre  ;  et,  grâce  à  cette  révolution  dans  l'industrie  bibliogra- 


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—  167  — 

phiqae,  la  connaissance  de  Thisloire  pourra  pénétrer  dans  toutes  les 
classes  de  la  société. 

Partant  de  Tidée  que  nous  venons  d'exprimer,  nous  regardons 
comme  une  heureuse  inspiration^  le  sujet  choisi  par  M.  Vaïsse,  pour 
la  quatrième  Conférence  :  Toulouse  au  XVIII^  siècle.  Le  sujet  était  sans 
doute  aussi  dans  le  goût  du  public,  car  la  salle  regorgeait  de  monde  ; 
Testrade  elle-même  avait  été  envahie,  si  bien  que  le  lecteur  a  dû 
subir  un  siège  en  règle  sur  son  fauteuil,  et  s'est  trouvé  souvent  gêné 
dans  Texercice  de  ses  mouvements,  il  nous  a  été  assuré  encore  que 
plus  de  deux  cents  personnes  s'étaient  retirées,  faute  de  places. 

Le  lecteur  a-t-il  répondu  k  ce  qu'on  attendait  de  lui  ? 

Célimène,  à  qui,  dans  le  Misanthrope^  Philinte  demande  son  avis 
sur  un  des  habitués  de  son  salon,  répond  :  a  II  est  de  mes  amis.  » 
Et  nous  aussi,  nous  dirons  de  M.  Vaïsse  :  a  11  est  de  nos  amis.  »  Mais 
nous  n'en  prendrons  pas  occasion  pour  exercer,  à  ses  dépens,  notre 
humeur  satirique,  comme  le  fait  Célimène  aux  dépens  du  pauvre 
marquis^  afin  de  se  conformer  sans  doute  aux  usages  du  monde. 

Voilà  huit  ans  que  M.  Vaïsse  est  notre  collaborateur  à  la  Bévue  de 
Toulouse.  Placé  dans  une  position  qui  lui  laissait  le  choix  entre 
Foisiveté  et  la  littérature,  il  a  préféré  la  littérature.  — Peut-être ,  sans 
la  Remiê^  eût-il  choisi  l'oisiveté,  —  11  y  a  trouvé  un  encouragement 
et  un  aiguillon.  Ce  serait  faire  injure  aux  lecteurs  habituels  de  la 
Revue  que  de  leur  rappeler,  même  sommairement,  les  travaux  remar- 
quables dont  M.  Vaïsse  a  enrichi  ce  recueil.  Ils  n'ont  pas  oublié 
assurément  ses  belles  études  sur  le  théâtre  contemporain,  celles  plus 
récentes  sur  Dolet,  sur  Vanini,  sur  Lafaille,  sur  Lefranc  de  Pompi- 
gnan,  et,  en  dernier  lieu,  son  travail  si  remarqué  :  De  la  mélancolie 
dans  la  liUéraiure  moderne,  par  lequel  il  a  signalé  son  entrée  à 
PÂcadémie  des  Jeux  Floraux.  Tous  ces  travaux  ont  posé  M.  Vaïsse 
comme  un  des  premiers  écrivains  de  Toulouse;  ils  lui  ont  ouvert  les 
portes  de  nos  Académies,  et  la  Revue  se  félicitera  toujours  de  lui  avoir 
servi  de  marche-pied. 

Nous  n'éprouvons  nul  embarras  à  rendre  compte  de  la  Conférence 
du  4  février.  Si  nous  avions  à  couvrir  un  échec,  nous  pourrions 
craindre  le  reproche  de  céder  à  l'esprit  de  camaraderie,  mais  le 
succès  a  été  trop  éclatant  pour  qu'on  puisse  mettre  en  suspicion  la 
sincérité  de  nos  éloges. 

H.  Vaïsse  a  lu  ;  il  n'a  pas  voulu  courir  les  chances  de  Timpro- 
vîsation,  toujours  périlleuses,  surtout  pour  celui  qui  parle  en  public 
pour  la  première  fois.  Il  lui  est  bien  arrivé  par  moments  de  laisser 


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—  168  — 

son  manuscrit  pour  n*écouter  que  son  inspiration.  Une  autre  fois,  il 
se  livrera  davantage;  puis,  la  confiance  aidant  et  les  sympathies  de 
Fauditoire  aussi,  il  s'abandonnera  tout-à-fait.  Moins  de  correction 
sans  doute,  mais  plus  de  traits,  plus  d'animation,  plus  de  vie.  Nous 
aurons  Thomme  tout  entier. 

M.  Yaïsse  a  traité  cette  première  partie  d*one  étude  qui  doit  en 
avoir  d'autres ,  avec  tous  les  développements  qu'elle  comporte  et 
avec  une  variété  de  ton  qui  en  a  fait  le  charme.  11  a  parlé  de  Toulouse, 
de  cette  ville  o  dont  on  dit  beaucoup  de  mal  au  dedans  et  beau- 
coup dé  breu  quand  on  est  dehors,  »  avec  un  sentiment  d'affection 
marquée ,  con  amore ,  comme  disent  les  Italiens.  H  a  commencé 
d'un  ton  contrit,  par  une  confession  publique  de  ses  peccadilles  à  son 
endroit  :  «  Comme  tant  d'autres,  a-t-il  dit,  comme  vous  tous  peut- 
être,  j'ai  lancé  l'épigramme  contre  les  goûts  attardés,  les  habitudes 
stationnaires ,  les  allures  indolentes  de  la  cité  palladienne;  je  l'ai 
querellée  sur  son  passé,  j'ai  critiqué  ses  traditions ^  suspecté  ses 
légendes,  et  jeté  Tanathème  sur  certaines  pages  de  son  histoire...  J'ai 
commis  envers  la  bonne  nourricière,  aima  parem,  tous  les  délits  com- 
muns aux  enfants  prodigues  et  turbulents.  »  Mais  il  ne  lui  tenait  pas 
longtemps  rigueur.  —  La  brouille,  entre  g0ns  qui  s'aiment,  n'est  jamais 
sérieuse.—  A  peine  s'est-il  éloigné,  à  peine  avait-il  perdu  de  vuelaflèche 
du  clocher  de  Saint-Sernin,  qu'il  en  était  aux  regrets  ;  toutes  ses  dis- 
positions hostiles  tombaient;  des  larmes  d'attendrissement  mouillaient 
ses  yeux,  et  la  brouille  finissait  comme  une  scène  du  DépU  amoureux, 
par  une  réconciliation  : 

Je  conresse  mou  faible ,  elle  a  l'art  de  me  plaire  ; 

J'ai  beau  Toir  ses  défaut» ,  et  j'ai  beau  Ten  bUmer , 

En  dépit  qu'on  en  ait ,  elle  se  fait  aimer  ;  • 

Sa  grâce  est  la  plus  forte. 

Avant  d'entrer  en  plein  dans  son  sujet,  et  d'aborder  le  xviit«  siècle, 
M.  Yaïsse  a  esquissé,  à  larges  traits,  les  principales  époques  de  l'his- 
toire de  Toulouse;  il  a  plus  particulièrement  insisté  sur  l'époque 
qu'il  regarde  comme  la  plus  glorieuse,  celle  où  Toulouse  était  capitale 
d'un  puissant  royaume  ;  où,  d'Arles  à  Poitiers,  elle  parlait  en  maître. 
Mais  le  coup  de  tonnerre  de  4808  a  troublé  cette  sérénité.  Toutes  les 
harmonies,  poésie,  amour,  liberté,  indépendance,  ont  été  brisées  par 
la  guerre  des  Albigeois  ;  et,  avec  elles,  la  brillante  civilisation  du 
Midi  et  la  suprématie  du  Languedoc  :  «  ce  fut,  a-t-il  dit,  l'aplatisse- 
ment des  races  galIo-romaii\es,  et  nous  ne  nous  sommes  jamais  rele- 
vés de  cet  échec.  » 


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—  169  — 

Mais,  quelque  douloureux  que  soit  le  sentiment  qu'on  éprouve  en 
se  reportant  par  la  pensée  à  ce  grand  cataclisme  du  xui»  siècle, 
M.  Vaïsse  en  prend  résolument  son  parti  ;  il  ne  se  répand  pas  en 
r^rets  stériles.  L^unité  française  en  est  devenue  plus  tard  la  consé- 
quence, et  il  s'en  réjouit,  o  Ce  bien,  dit-il,  vaut  tous  ceux  que  nous 
avons  perdus.  » 


—  filais  il  est  des  esprits  chagrins  qui  ne  se  consolent  pas  aussi 
aisément^  et  qui  appellent  de  leurs  vœux  le  retour  d'un  état  de  choses 
qui  est  détruit  pour  jamais.  Aussi  notre  ardeur  à  l'endroit  de  la 
décentralisation  est-elle  singulièrement  refroidie  depuis  que  nous 
nous  sommes  aperçu  que  noqs  étions  dupe,  et  que  ce  mot  si  souvent 
prononcé,  et  Tobjet  de  tant  d'aspirations,  servait  à  couvrir  bien  des 
projets  insensés.  Oui,  il  est  un  parti,  en  France,  à  qui  l'unité  française 
déplaît.  Nous  lisions,  il  y  a  quelques  jours,  dans  un  ouvrage  de 
M.  Odysse  Barrot,  intitulé  :  Lettres  sur  la  philosophie  de  P histoire,  cette 
affirmation  donnée  avec  une  confiance  incroyable  :  «  A  la  fin  du  siècle 
peut  être,  e%  certainement  avant  cent  ans,  l'unité  française  qui  date 
d'hier,  de  ce  matin,  qui  n'a  point  de  racines  dans  le  passé,  l'unité 
française  aura  vu  se  former  sur  ses  ruines  cinq  Etats  :  la  France,  la 
Bretagne,  l'Aquitaine,  la  Bourgogne  et  la  Lorraine.  »  —  En  tète  d'un 
livre  imprimé  l'année  dernière  à  Toulouse,  Vflistoire  anonyme  de  la 
guerre  des  AUngeois,  un  des  monuments  les  plus  remarquables  du 
xiii«  siècle,  mais  qui  n'est  connu  que  de  rares  écrivains,  parce  qu'il 
est  resté  enfoui  dans  de  vastes  collections,  l'éditeur  a  placé  une 
Introduction  qui  est  bien  le  manifeste  le  plus  violent  qu'on  ait  écrit 
coq^re  l'organisation  de  la  société  française.  Nous  en  recommandons 
la  lecture  à  toutes  les  personnes  qui  aiment  à  se  rendre  compte  du 
mouvement  des  idées.  Prétextant  je  ne  sais  quel  antagonisme 
chimérique  entre  le  Nord  et  le  Midi  de  la  France,  l'auteur  se  récrie 
en  termes  amers  sur  «  l'inconvenance  »  d'avoir  fait  un  tout  et  une 
seule  nation  de  provinces  qui  ont  entre  elles  des  différences  de  climat, 
de  langue,  de  génie,  et  de  faire  décider  par  Paris,  ville  du  Nord,  ce 
qui  intéresse  le  Midi  ;  mais  il  fait  tomber  le  plus  fort  de  son  indigna- 
tion sur  la  mesure  de  proscription  qui  a  frappé  le  patois,  le  patois, 
«  la  langue  de  nos  ancêtres,  celle  de  nos  nourrices,  que  nous  avons 
sucée  avec  le  lait,  »  pour  donner  la  préférence  «  à  un  idiome  exotique 
(la  langue  française  un  idiome  exotique  !),  qui  nous  répugne,  et  pour 
lequel  nous  avons  si  peu  d'affinité,  que  nous  ne  parvenons  presque 
jamais  à  le  parler  sans  nous  rendre  ridicules.  »  Et  cette  proscription 


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—  170  — 

du  patois  est,  aux  yeux  de  Fauteur,  le  moyen  qu*OD  a  imaginé  le 
plus  propre  à  déraciner  chez  les  populations  du  Midi  Pancien  esprit 
de  nationalité.  —  Nous  ne  savons  comment  Fauteur  parle  le  français, 
mais  nous  savons  comment  il  récrit,  et  il  se  donne  un  démenti  formel 
à  lui-même,  car  si  nous  regardons  VIrUroduction  qu'il  a  écrite  en  tète 
du  livre  comme  la  plus  haute  et  la  plus  audacieuse  expression  de  la 
révolte,  nous  sommes  bien  forcé  de  reconnaître  aussi  que  c^est  une 
fort  belle  page  de  style  et  d'éloquence  passionnée. 

Nous  ne  nous  émouvons  pas  plus  qu'il  ne  faut  de  toutes  ces  atta- 
ques. Car  c'est  bien  mal  comprendre  les  aspirations  du  pays,  que  de 
supposer  qu'il  tend  à  se  dénationaliser.  Qu'on  nous  accuse  de  mobi- 
lité, d'inconsistance  dans  les  idées,  d'instincts  frondeurs,  d'accord  ; 
mais  toutes  les  fois  que  le  drapeau  de  la  France  est  menacé,  toutes 
nos  divisions  cessent  ;  il  n'y  a  plus  qu'un  cœur,  qu'un  désir,  qu'une 
volonté,  repousser  l'ennemi  ;  .et,  dans  ces  heures  de  crise,  les  Fran- 
çais se  feraient  hacher  tous  jusqu'au  dernier  plutôt  que  de  reculer. 
Tant  que  le  patriotisme  vivra  dans  les  esprits,  — et  il  ne  paraît  pas 
près  de  s'éteindre,  —  la  France  n'a  point  à  prendre  souci  des  menées 
sourdes  de  quelques  esprits  attardés.  Toute  tentative  pour  démembrer 
la  France  tomberait  devant  le  bon  sens  public,  comme  est  tombée, 
en  4815,  la  tentative  de  M.  de  Vitrolles,  qui  voulait  reconstituer  l'an- 
cien royaume  d'Aquitaine,  avec  Toulouse  pour  capitale  et  le  duc  d'An- 
gouléme  pour  roi  (4).  L'œuvre  de  Richelieu,  qui  n'a  pu  être  entamée  par 
l'Europe  coalisée,  à  la  chute  du  premier  Empire,  est  assez  forte  pour 
résister  aux  efforts  incessants  de  quelques  esprits  mécontents.  Nous 
ne  sommes  point  Lorrains,  Bourguignons  ni  Aquitains,  nous  sommes 
tous  Français^  et  nous  voulons  vivre  et  mourir  Français.  — 


Déchue  depuis  son  annexion  définitive  à  la  couronne  en  4274, 
Toulouse  a  gardé,  dans  sa  pauvreté,  ses  grands  airs  d'autrefois.  Quand 
on  a  été,  — honneur  insigne  !  —  k  deux  ou  trois  époques,  la  capitale 
de  grands  royaumes,  on  en  conserve  un  légitime  orgueil.  M.  Taïsse 
a  dit  qu'elle  ressemblait  à  un  de  ces  hidalgos  qui,  «  le  ventre  creux 
et  l'escarcelle  vide,  regardent  du  haut  d'un  donjon  démantelé,  passer 
sans  envie  le  luxe  merveilleux  des  parvenus,  »  et  il  lui  trouve  dans  sa 
désinvolture  quelque  rapport  avec  le  Don  César  de  Bazan  de  Victor 
Hugo.  —  Nous  nous  souvenons  d'avoir  emprunté  autrefois  à  un  des 

(4)  11  a  paru,  à  cette  époque,  quelques  numéros  d'un  Moniteur  du  Midi,  imprimé 
à  Toulouse. 


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—  ni  — 

plus  admirables  romans  de  Walter  Scott,  La  Fiancée,  un  terme  de 
comparaison  à  peu  près  analogue.  Nous  comparions  le  Toulousain 
d'aujourd'hui  au  sommelier  de  la  plus  ancienne  et  la  plus  puissante 
maison  féodale  d'Ecosse,  ruinée  par  l'effet  des  révolutions,  à  ce  vieux 
serviteur  de  la  tour  de  Wolcragy  qui  voulait  se  persuader  à  lui-même 
et  aux  autres  que  la  maison  de  ses  maîtres  n'avait  rien  perdu  de  sa 
splendeur  d'autrefois ,  et  qui  tirait  de  son  esprit  inventif  les  expé- 
dients les  plus  imprévus  et  les  plus  bizarres,  afin  de  sauver  aux 
yeux  de  l'étranger  l'honneur  de  la  maison  (4). 

Biais  ce  n'est  pas  le  Toulouse  d'aujourd'hui  que  M.  Yaïsse  s'était 
proposé  d'écrire,  ce  n'est  pas  non  plus  le  Toulouse  des  siècles  écoulés  ; 
il  a  choisi  simplement  dans  ce  passé,  un  coin,  le  xvui*  siècle  ;  non 
pour  en  raconter  la  grande  histoire  ;  il  ne  porte  pas  ses  prétentions 
si  haut  ;  il  laisse  celte  tâche  aux  maîtres  ;  mais  au  dessous  de  cette 
grande  histoire,  il  y  a  la  petite,  non  moins  instructive  que  la  pre- 
mière; celle  des  mémoires  et  des  récits  intimes  qui,  sous  une  forme 
familière,  nous  donne  le  mot  de  bien  des  intrigues  et  le  secret  de 
bien  des  misères,  et  c'est  à  celle-là  que  M.  Yaïsse  s'est  borné. 

Toulouse  devait  être  étudiée  sous  ses  deux  aspects,  matériel  et 
moral.  La  ville  de  pierre  et  de  brique  nous  a  été  révélée  d'après  trois 
plans  topographiques  dressés  au  xviii«  siècle  et  conservés  dans  les 
archives  municipales.  M.  Yaïsse  nous  a  tracé  la  ligne  de  ceinture 
des  remparts,  allant  du  moulin  du  Bazacle  à  la  porte  Lascrozes  ;  de 
la  porte  Lascrozes  à  la  porte  Arnaud -Bernard,  porte  triomphale  par  où 
les  rois  de  France  Louis  XI ,  Charles  lY,  Charles  YI,  François  !«', 
Louis  XIII  et  Louis  XIY  ont  fait  leur  entrée  solennelle,  et  où  ils  re- 
cevfltent  des  mains  des  Capitouls ,  sur  un  plateau  d'or  ou  d'argent, 
les  clefs  de  la  ville,  en  signe  de  soumission.  —  D'Arnaud-Bernard  le 
rempart  gagnait  la  porte  Matabiau,  et,  de  ce  point,  un  angle  rentrant 
le  portait  brusquement  jusque  sous  les  murs  de  derrière  du  Capitole, 
au  lieu  dit  la  Porte  neuve.  Ce  qui  fait  voir  combien  la  ville  était  alors 
resserrée  de  ce  côté,  transformé  aujourd'hui  par  les  constructions  des 
quartiers  modernes.  De  la  Porieneuve  l'enceinte  se  dirigeait  vers  la  porte 
St-Etienne,  resserrant  dans  son  ellipse  un  dédale  de  petits  quartiers. 
La  porte  Montoulieu  et  la  porte  Montgaillard  formaient  encore  deux 
stations  ;  puis  la  ligne  des  remparts  arrivait  à  son  terme  naturel,  à 
la  Garonne,  s'appuyant  à  la  porte  du  château  Narbonnais,  l'ancienne 

(1)  Retue  ât  TtnUouse,  tome  X,  p.  206. 


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—  172  — 

résidence  des  comtes  de  Toulouse.  — M.  Yaïsse  n^hésite  pas  à  préférer 
au  système  de  défense  que  les  nécessités  politiques  et  les  déôances 
d'un  autre  âge  avaient  légué  h  Toulouse,  la  ligne  imposante  et  les 
contours  gracieux  de  nos  boulevards,  et  nous  partageons  entièrement 
son  avis. 

11  nous  a  dépeint,  à  Fintérieur,  les  rues  étroites,  sinueuses,  et 
celles  que  bordaient  les  communautés  religieusea  tellement  désertes,* 
qu'une  proposition  fût  faite  en  4760  d'obliger  les  monastères  à 
bâtir  des  boutiques,  de  dix  en  dix  toises,  le  long  des  rues  et  à  les 
louer  à  des  artisans.  Point  d'éclairage  public.  Les  gens  de  marque 
se  faisaient  précéder  d'un  fallot;  les  bourgeois  s^armaient  d'une 
lanterne.  Les  places  et  les  approches  des  monuments  publics  man- 
quaient d'air.  La  vie  était  dans  les  quartiers  du  midi  ;  'aujourd'hui 
elle  s'est  déplacée;  le  mouvement  s'est  porté  dans  les  quartiers  du 
nord.  Cest  surtout  autour  du  palais,  à  l'heure  des  audiences,  que 
régnait  l'animation.  ^  Toulouse  ne  comptait  pas  moins  de  450  procu- 
reurs. —  La  place  du  Salin  était  le  lieu  choisi  pour  les  spectacles  forains. 
On  n'avait  à  redouter  aucun  danger  de  la  circulation  des  voitures. 
On  se  croisait^  de  temps  à  autre,  avec  une  chaise  à  porteur,  au  ser- 
vice de  quelque  grande  dame^  comtesse  ou  présidente,  et  rien  ne 
gênait  la  marche  indolente  du  citadin.  Le  soir,  les  bourgeois  devi- 
saient devant  leurs  portes;  le  paenu  peuple,  sous  l'orme,  près  la 
margelle  du  puits  ;  les  femmes  chantaient  en  chœur  des  cantiques 
devant  l'image  de  la  Vierge;  les  gens  de  qualité  jouaient  la  comédie 
de  société;  les  portes  de  la  ville  se  fermaient  à  dix  heures,  et  l'on 
n'entendait  plus  que  la  voix  du  veilleur  de  nuit  répétant  d'heure 
en  heure  ce  refrain  monotone  :  «  il  est  minuit  passé,  priez  Dieu 
pour  les  trépassés.  » 

M.  Taïsse  a  présenté  ce  tableau  avec  une  élégance  et  une  poésie 
que  ne  laisse  pas  deviner  notre  récit  sans  couleur.  Il  a  eu  l'heureuse 
idée  de  résumer  cette  première  partie  de  son  travail,  en  lisant,  aux 
applaudissements  de  toute  l'assemblée,  une  fort  belle  pièce  de  vers 
de  M.  le  comte  Jules  de  Rességuier,  La  Ville  de  Toulmse^  où  l'on  a 
retrouvé  un  écho  de  toutes  les  harmonies  qu'il  venait  de  décrire. 

Comme  tous  les  phénomènes  extérieurs  ont  leurs  causes  morales, 
M.  Yaïsse  a  cherché  à  expliquer  le  Toulouse  de  pierre  par  les  quatre 
grandes  institutions  qui  donnaient  autrefois  à  la  ville  sa  vraie  phy- 
sionomie sociale  :  TEglise,  splendeur  traditionnelle  de  la  cité  et  à 
laquelle  elle  devait  le  surnom  de  «atnte;  le  Parlement,  vestige  de 
la  suprématie  politique  d'autrefois;  1c  Capitoulat,  symbole  vivant  de 


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—  173  — 

l'ancieDDe  liberté  ;  TUniversité,  dont  les  milliers  d'écoliers  attirés 
dans  ses  murs,  allaient  reporter  ensuite  sur  tous  les  points  de 
l'Europe,  avec  la  gloire  de  leurs  maîtres,  le  renom  de  Toulouse  la 
savante. 

Toutes  ces  choses  ont  été  dites  et  fort  bien  dites,  et  ont  été  écoutées 
également  avec  une  grande  faveur.  Mais  un  auditoire  ne  se  contente 
pas  de  choses  raisonnables,  il  en  veut  aussi  de  singulières.  11  de- 
mande de  la  fantaisie,  et  M.  Vaïsse  ne  s'est  fait  faute  de  lui  en  donner. 
Il  a  introduit,  dans  le  cadre  qu'il  avait  si  bien  tracé,  un  personnage 
singulier  qui  a  mis  l'assemblée  en  belle  humeur.  Le  besoin  de  rire  est 
un  trait  de  notre  caractère.  M.  Vaïsse  avait  eu  l'heureuse  fortune  de 
mettre  la  main,  à  la  bibliothèque  de  la  ville,  sur  les  Mémoires  manus- 
crits d'un  bourgeois  de  Toulouse,  de  Pierre  Barthès,  de  Tounis,  qui, 
pendant  près  de  cinquante  ans,  a  consigné,  jour  par  jour,  sur  un 
registre  qu'il  appelle  ses  Heures  perdues^  «  les  choses  dignes  d'être 
transmises  à  la  postérité,  arrivées  en  cette  ville  ou  près  d'icy,  depuis 
1 737  jusqu'en  4784.» 

M.  Vaïsse  a  pris  soin  de  prémunir  tout  d'abord  son  auditoire  contre 
l'effet  des  passages  qu'il  allait  lire.  «  Il  ne  faut  pas,  a-t-il  dit,  faire  à 
Barthès  plus  d'honneur  qu'il  n'en  mérite,  ni  prêter  à  ses  Mé^ 
moires  plus  de  portée  qu'ils  ne  sauraient  en  avoir...  Curieux  et  cré- 
dule, Barthès  représente  l'honnête  homme  de  son  siècle,  mais  dans  le 
sens  abaissé  du  mot,  un  équivalent  du  type  de  Monsieur  Prudhomme,^ 
Barthès  était  donc  condamné,  avant  même  que  M.  Vaïsse  eût  lu  une 
seule  ligne  de  ses  Mémoires,  et  le  public  savait  à  quoi  s'en  tenir  sur 
ce  qu'il  allait  entendre. 

Pour  Barthès,  a  dit  M.  Vaïsse,  a  la  justice  du  Parlement  est  impec- 
cable, et  les  décisions  des  Capitouls  sont  infaillibles.  A  ses  yeux, 
tout  accusé  est  un  scélérat,  tout  condamné  un  objet  d'exécration.  Cet 
homme  était  atteint  d'un  autre  travers  ;  il  aimait  passionnément  les 
exécutions.  Le  bourreau  l'attirait;  le  spectacle  des  supplices  ravissait 
ses  sens  et  son  âme.  C'était  un  dilettante  de  Téchafaud.  Et,  au 
xvui*  siècle,  sa  passion  trouvait  amplement  k  se  satisfaire.  » 

M.  Vaïsse  a  confirmé  ce  qu'il  venait  de  dire  par  la  lecture  de  plu- 
sieurs extraits  des  Mémoires  de  Barthès.  Quelques-uns  ont  provoqué, 
par  leur  naïveté,  l'hilarité  générale  ;  d'autres,  par  exemple,  le  récit 
détaillé  de  l'exécution  d'un  ministre  protestant,  François  Rochette  et 
de  trois  gentilshommes-verriers,  les  frères  de  Grenier,  ont  soulevé  le 
cœur  de  dégoût. 

M.  Vaïsse  en  a  tiré  cette  appréciation  qu'il  ne  faut  voir  dans  Barthès 


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—  174  — 

que  Fesprit  ancieD,  l'esprit  du  bon  vieux  temps,  Pesprit  qui  soufflait 
aux  mauvais  jours  de  notre  histoire. 

Un  chroniqueur  cependant,  dirons- nous  avec  un  écrivain  moderne, 
un  chroniqueur  est  un  reflet  de  son  temps  ;  il  a  vécu  au  milieu  des 
événements  qu'il  raconte  ;  ces  événements  Font  saisi,  et,  en  les  racon- 
tant, il  a  sansdoute  raconté  ses  impressions  et  ses  sentiments  personnels, 
mais  quelque  peu  aussi  les  impressions  et  les  sentiments  d'autrui,  car 
quelques  efforts  qu'on  fasse,  on  ne  peut  se  soustraire  k  Tinfluence  de 
son  époque,  et  tout  chroniqueur,  celui  même  qui  fait  grimacer  This- 
toire,  en  sera  toujours  Técho  plus  ou  moins  vrai,  et  un  écho  qu'il  faut 
toujours  consulter  quand  on  veut  étudier  une  nation  dans  ce  qu'elle 
a  de  plus  intime.  On  ne  peut  donc  s'empêcher  de  reconnaître  que 
M.  Vaïsse  c^est  montré  fort  modéré  en  présentant  Barthês  comme  le 
simulacre  et  non  comme  le  portrait  exact  de  ses  contemporains.  Et,  ce- 
pendant, que  de  Barthês  nous  connaissons  !  La  race  n'en  est  pas  éteinte. 

La  moralité  qui  découle  de  cet  enseignement,  c'est  qu'en  définitive, 
Pesprit  nouveau  est  meilleur  que  l'esprit  ancien  : 

«  Au  lieu  de  regarder  en  arrière,  de  se  répandre  en  plaintes  va- 
gues, et  de  gémir  dans  l'immobilité,  a  dit  M.  Vaïsse,  en  terminant, 
que  Toulouse  tourne  sa  face  vers  l'avenir  et  qu'elle  agisse...  Le  tra- 
vail c'est  la  loi  moderne  ;  c'est  l'obligation  de  tous  aujourd'hui  où  cha- 
cun ne  vaut  que  par  ses  œuvres.  »  Nous  irons  plus  loin  que  M.  Yaïsse. 
Le  travail,  dirons-nous,  est  mieux  qu'une  loi  ;  le  travail  est  mieux 
qu'une  obligation  ;  le  travail  est  un  privilège,  et  un  des  plus  beaux  que 
Dieu  ait  accordés  à  l'homme.  Que  deviendrions^ous,  hélas  1  sans  le 
travail? 

M.  Vaïsse  a  résumé  sa  lecture  dans  ces  deux  mots  :  Duiu  bt  la 
Liberté. 


Ceux  de  nos  lecteurs  qui  n^ont  point  assisté  à  la  Conférence,  ou 
qui  n'ont  pas  lu  dans  le  Journal  de  Toulouse  (4)  le  travail  de  M.  Vaïsse, 
n'en  auront  qu'une  image  bien  afiaiblie  dans  l'analyse  que  nons 
venons  d'en  faire.  Du  moins,  à  défaut  du  texte,  elles  en  aurMit 
l'esprit,  et  cet  esprit  nous  parait  devoir  donner  bien  peu  de  prise  à 
la  critique.  Le  lecteur  était  tellement  en  garde  contre  lui-même,  et 
animé  d'un  si  grand  désir  de  ne  froisser  aucune  opinion,  qu'il  a 
pris  soin  de  dire  dans  le  cours  de  sa  lecture  :  a  Je  le  proclame  bien 
haut  ;  ma  parole  trahirait  singulièrement  ma  volonté  si,  par  mégarde, 
elle  blessait  une  susceptibilité  ou  si  elle  surexcitait  un  ressentiment.» 

(4)  Numéros  des  9,  4  0  et  44  février  4866. 


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—  175  — 

Il  a  poussé  le  scrupule  jusqu'à  s'abstenir  de  toucher  à  plusieurs  ques- 
tions qui  étaient  dans  son  sujet,  à  l'affaire  Calas,  par  exemple,  racon- 
tée en  trois  actes  par  Barlhës,  parce  que  dans  notre  ville,  le  souvenir 
de  Calas  a  le  triste  privilège  de  s'offrir  toujours  à  nous  comme  une 
page  contemporaine,  et  de  réveiller  les  passions.  £h  bien,  malgré 
ces  précautions  et  ces  ménagements,  M.  Vaïsse  n'a  pu  échapper  à  la 
critique.  Que  disons-nous  ?  M.  Yaïsse  a  été  attaqué  avec  une  violence 
inouïe,  et  si,  le  jour  même  où  cette  attaque  paraissait,  Tauteur  n'avait 
pas  donné  à  son  travail  une  publicité  complète,  il  aurait  pu  être  re- 
gardé par  ceux  qui  ne  Pont  pas  entendu  comme  le  plus  grand  con- 
tempteur des  lois  divines  et  humaines.  L'auteur  de  la  lettre  qui  a  paru 
dans  la  Voix  de  Toulouse  (  n^  du  9  février  )  est  o  si  outré  de  tout  ce 
qu'on  a  déblatéré  contre  Toulouse  et  contre  la  religion,  qu'il  ^accuse- 
rait presque  de  complicité  s'il  ne  disait,  au  moins  à  quelqu'un,  sa  façon 
de  penser,  p  II  ne  veut  pas  «  laisser  refroidir  son  émotion.  »  S'il  est 
permis  de  comparer  les  petites  choses  aux  grandes,  siparva  Hcet  corn- 
ponere  magniSy  Lord  Chatam  n'était  pas  plus  indigné  lorsque,  vieux  et 
cassé  de  goutte,  il  se  faisait  porter  à  la  tribune  du  parlement  d'An* 
gleterre  pour  repousser  la  proposition  infâme  de  lâcher  contre  les 
insurgés  d'Amérique  les  bétes  féroces  des  forêts  du  Nouveau  monde, 
et  qu'il  disait  :  u  Je  n'aurais  pu  dormir  cette  nuit  dans  mon  lit  ni 
reposer  ma  tète  sur  mon  oreiller,  si  je  n'avais  donné  carrière  à  ma 
haine,  à  mon  éternelle  haine  contre  ces  odieuses  éternelles  barbaries.» 

11  faut  vraiment  avoir  écouté  M.  Vaïsse  avec  une  bien  grande  pré- 
vention, ou  plutôt  l'avoir  bien  mal  compris,  pour  lui  avoir  prêté  tout 
ce  qu'on  lui  reproche.  Si  M.  Yaïsse  avait  l'habitude  des  allusions , 
des  insinuations,  on  pourrait,  peut-être,  en  tordant  ses  phrases,  'en 
faire  découler  tout  ce  qu'on  voudrait  ;  mais  non,  c'est  un  écrivain  très 
net  et  très  accentué,  et  qui  sait  cependant,  dans  son  immense  désir 
de  ne  blesser  personne,  adoucir  les  angles  aigus  de  ses  opinions. 
Nature  affectueuse,  cœur  ouvert  et  frahic,  s'il  pique,  c'est  sans  venin, 
comme  l'abeille  ;  s'il  fait  de  l'esprit,  c'est  de  Tesprit  français  ;  et  l'es-  • 
prit  français,  a4-on  dît,  est  comme  le  vin  français;  il  ne  rend  les 
gens  ni  brutaux,  ni  méchants,  ni  tristes. 

Nous  n'entreprendrons  pas  de  réfuter  l'article  de  la  Voix  de  Toulouse; 
-nous  n'avons  pas  rhabilude  de  nous  battre  contre  des  fantômes. 
Seulement,  on  nous  avait  dit  que  l'article  serait  sinon  désavoué,  du 
moins  adouci  dans  le  numéro  suivant,  et  nous  avons  vu  avec  peine 
qu'il  ti^en  a  rien  été.  Le  principal  reproche  qu'on  adresse  main- 
tenant k  M.  Yaïsse,  c'est  d'avoir  fait  un  tableau  incomplet.  Eh  ! 
messieurs,  un  peu  de  patience.  Laissez-le,  de  grâce,  respirer.  On  ne 


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—  ne  — 

peut  pas  tout  dirô  en  une  seule  fois.  M.  Vaïsse  ne  vous  a-t-il  pas 
annoncé  que  «  si  les  Dieux  et  le  public  toulousain  continuent  k  favo* 
riser  les  Conférences,  »  il  vous  donnerait  une  série  d'études  sur  le 
vieux  Toulouse  ?  il  n'est  qu'au  commencement  ;  attendez  donc  la  fin, 
avant  de  juger.  —  Un  troisième  article  qui  vient  de  paraître  dans  la 
Voix  de  Toulouse  (n<>du  S3  février),  porte  sur  quelques  époques  de 
Thistoire  que  le  rédacteur  juge  à  un  autre  point  de  vue  que  M.  Vaïsse, 
et  il  en  promet  encore  un  quatrième.  M.  de  Grozelier  est  dans  son 
droit  ;  mais  nous  ne  saurions  le  suivre  sur  ce  terrain,  sans  nous 
engager  dans  une  discussion  interminable. 


Ce  qui  vient  d'arriver  à  M.  Yaïsse  nous  remet  en  mémoire  une 
aventure  à  peu  près  semblable,  survenue  à  un  de  nos  maîtres.  C'était 
en  4847,  dans  les  premières  années  de  la  Restauration, — il  y  a  bien  long- 
temps de  ça  ;  —  mais  toutes  les  circonstances  en  sont  restées  gravées 
dans  notre  mémoire  avec  la  plus  exacte  fidélité.  Nous  étions  au  Lycée. 
Un  jeune  professeur,  plein  d'ardeur  et  d'instruction,  avait  obtenu  l'au- 
torisation de  faire  une  conférence  sur  la  Révolution  française.  — 
Ainsi,  cette  partie  de  l'histoire  contemporaine  dont  l'introduction 
toute  récente  dans  le  programme  des  études  a  soulevé  tant  de  cla- 
meurs, était  permise  sous  la  Restauration,  à  une  époque  bien  voisine, 
presque  au  lendemain  du  jour  où  les  événements  s'étaient  accom- 
plis. —  Nous  nous  y  portions  en  foule,  et  nous  prenions  des  notes.  Un 
jour,  le  professeur  avait  dit,  au  sujet  de  Robespierre,  cette  phrase 
un  peu  emphatique,  dont  le  tour  est  imité  de  Bossuet  :  «  Un  homme 
s'est  rencontré  d'une  scélératesse  d'esprit  inconnue  jusqu'alors  ;  nou* 
veau  Cromwel  pour  l'hypocrisie,  sachant  feindre  la  vertu  au  point  de 
se  faire  appeler  le  juste,  l'incorruptible,  Robespierre  semblait  ne 
goûter  de  joie  qu'à  la  vue  ou  à  la  pensée  d'un  crime.  »  Rentré  dans 
sa  famille,  un  externe  était  occupé  k  mettre  en  ordre  les  notes  qu'il 
avait  prises,  lorsque  son  père  s'approche,  y  jette  les  yeux  et  lit  : 
o  Robespierre ,  le  juste,  l'incorruptible!..»  U  bondit;  il  éclate 
en  imprécations  contre  le  professeur  ;  il  court  chez  l'un,  chez  l'autre; 
le  soir,  toute  la  ville  était  en  émoi,  et,  deux  jours  après,  le  professeur 
était  mandé  à  Paris  par  le  grand  maître  de  l'Université.  Ce  grand 
maître  était  M.  Royer-Collard.  La  justification  du  professeur  fut  facile. 
«  Monsieur ,  lui  dit  le  ministre  en  le  congédiant ,  vous  voyez  à 
quoi  on  est  exposé  tous  les  jours,  même  avec  les  intentions  les  plus 
pures  et  les  plus  honnêtes  ;  retournez  à  votre  poste  et  continuez  à 
bien  faire.» 


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—  177  — 

GlNQUlàMB  GOKFÉREKCE. 
H.  MOUNlER  PÈRE.  —  Le  Théâtre  espa^TBOl. 

Si  les  Français  ont  mérité  qu'on  leur  adressât  le  reproche  de  ne 
pas  savoir  Thisloire  de  leur  pays,  disions-nous  à  propos  du  sujet  de 
la  Conférence  précédente,  ils  ne  sont  pas  mieux  6xés  sur  les  littéra- 
tures étrangères,  en  général,  et  sur  la  littérature  espagnole  en  par- 
ticulier. Le  mot  de  Louis  XIV  :  a  II  n'y  a  plus  de  Pyrénées ,  »  n'est 
pas  applicable  ici;  Tassimilation  avec  le  génie  des  écrivains  espagnols 
n'est  pas  faite  en  France,  et,  à  Toulouse,  peut-être  moins  qu'ailleurs. 
Mais  elle  se  fera.  La  création  toute  récente  d'une  chaire  de  littérature 
étrangère  à  notre  Faculté  des  Lettres  a  donné  des  résultats,  qui 
deviendront,  avec  le  temps,  de  plus  en  plus  sensibles.  La  partie 
intelligente  de  notre  ville  se  porte  avec  le  plus  louable  empressement 
au  cours  de  M.  d'Hugues.  Les  belles  leçons  de  Tannée  dernière  sur 
Shakespeare  et  ses  contemporains,  celles  de  cette  année  sur  TAlle- 
roagne  et  spécialement  sur  Schiller,  sont  une  initiation  heureuse  à 
des  études  trop  négligées,  et  comme  un  acheminement  à  l'étude  de 
la  littérature  espagnole,  que  le  professeur  abordera  sans  doute 
Tannée  prochaine.  M.  Molinier  a  voulu,  en  attendant,  nous  en  donner 
un  avant-goût  dans  les  Conférences  du  Capitole. 

—  Le  contre-coup  de  ces  Conférences  se  fait  sentir  à  la  Faculté  des 
Lettres.  Jusqu'ici  les  dames  s'en  étaient  tenues  éloignées  ;  les  lectures 
du  soir  les  ont  enhardies;  elles  savent  maintenant  le  chemin  de 
Tamphithéâtre  de  la  Faculté  des  Lettres,  et  nous  en  avons  compté 
aujourd'hui  jusqu'à  douze  à  la  leçon  de  M.  d'Hugues^  sur  les  Brigands 
de  Schiller.  — 

M.  Molinier  a  expliqué,  en  commençant,  comment  il  avait  été  amené 
il  faire  partie  des  Conférences,  et  pourquoi  il  avait  choisi  le  Théâtre 
espagnol,  pour  Tobjet  de  ses  lectures.  M.  Molinier  a  donné  de  fort 
bonnes  raisons,  pour  expliquer  ses  préférences,  mais  il  en  a  oublié 
une,  la  meilleure,  une  raison  que  sa  modestie  ne  lui  permettait  pas 
de  laisser  même  deviner,  et  que  nous,  qui  ne  sommes  pas  retenu 
par  les  mêmes  considérations,  n'avons  aucun  motif  pour  taire. 
M.  Molinier  a  été  déterminé,  dans  le  choix  de  son  sujet,  par  la  recon- 
naissance. Le  savant  professeur  de  Droit  criminel  à  notre  Faculté  est, 

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—  178  — 

comme  on  le  sait,  une  des  lumières  de  la  science,  et  ses  ouvrages 
font  autorité  en  Espagne  et  en  Portugal,  aussi  bien  qu'en  Allemagne 
et  en  Italie.  Lorsque  le  jeune  roi  Don  Pedro  Y,  enlevé  si  tôt  à  Famour 
des  Portugais,  forma  une  commission  pour  la  rédaction  d*nn  Code 
pénal,  et  fit  entrer  dans  cette  commission  des  jurisconsultes  étran- 
gers, ce  fut  sur  M.  Molinier  que  tomba  la  préférence  du  roi,  qui 
récompensa  par  la  croix  de  TOrdre  royal  de  Portugal  les  éminents 
services  que  rendit,  à  celle  occasion,  le  savant  professeur  de  la  Faculté 
de  Droit  de  Toulouse.  Or,  à  vouloir  faire  des  lectures  sur  la  littérature, 
M.  Molinier  s'est  déterminé,  —  par  un  sentiment  que  tout  le  monde 
s'explique,  —  pour  les  littératures  étrangère.*,  et,  parmi  ces  litlératures, 
pour  celle  vers  laquelle  le  portaient  plus  particulièrement  ses  goûts 
et  ses  études,  la  littérature  espagnole;  et  il  en  a  choisi  le  théâtre, 
comme  étant  la  branche  qui  offre  l'expression  la  plus  accentuée  des 
mœurs  du  midi  de  l'Europe. 

Après  quelques  mots  sur  la  langue  espagnole,  qui  s'est  dégagée  de 
bonne  heure  du  latin,  qui  était  déjà  formée  dès  le  milieu  du  xn« 
siècle,  langue  riche,  harmonieuse,  —  malgré  quelques  sons  guttu- 
raux, empruntés  à  l'arabe,  —  langue  dont  l'élude  n'offre  pas  de  grandes 
difficultés,  M.  Molinier  est  passé  aussitôt  à  l'hisloire  littéraire.  La  pre- 
mière gloire  de  l'Espagne,  a-t-il  dit,  c'est  d'avoir  devancé  en  littérature 
tous  les  autres  pays  de  l'Europe  et  de  leur  avoir  fourni  de  grands 
modèles.  «  La  littérature  espagnole  est  une  immense  forêt  où  chacun 
est  allé  ramasser  le  bois  dont  il  s'est  servi,  sans  l'avouer,  pour  cons- 
truire son  œuvre  (4).  d  Selon  le  savant  historien  Ticknor,  la  littérature 
espagnole  se  divise  en  quatre  genres  :  Les  Romances  (^Los  Romanceros), 
les  chroniques,  les  livres  de  chevalerie  et  le  théâtre.  L'art  dramatique 
a  eu,  en  Espagne,  la  même  origine  que  chez  les  autres  peuples.  Les 
mystères  d'abord,  comme  chez  nous  et  avant  nous,  et  avec  les  mêmes 
excès.  Le  théâtre  est  sorti  de  l'église  ;  et,  en  Espagne,  comme  par- 
tout, les  prêtres  ont  été  les  premiers  comédiens  (3).  Après  les  mystères, 
le  drame  séculier,  qui  mit  en  action  les  hauts  faits  des  héros  chantés 
dans  les  romances  populaires.  L'art  dramatique  véritable  se  révéla  à 
l'Espagne  par  la  pièce  de  Celestina  (464  0),  tragédie  en  prose  et  en 

(4)  Cb.  Habeoeck,  Chefs  d'œuvredu  théâtre  espagnol. 

(2)  Od  D'à  pas  encore  cessé,  en  Espagne,  déjouer  la  passion  de  J.-C.  L'auteur, 
que  nous  venons  de  citer,  M.  Cb-  Habeneck,  rend  compte,  dans  V Introduction  qui  pré- 
cède sa  traduction,  des  chefs-d'œuvre  du  théâtre  espagnol ,  d'une  représentation  à 
Madrid,  en  4857,  pendant  la  semaine  sainte,  delà  Passion  de  Notre-Seigneur,  drame 
en  cinq  actes,  et  d'un  nombre  infini  de  tableaux  ;  et  le  récit  qu'il  fait  de  cette  repré- 
sentation est  des  plus  saisissants. 


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—  479  — 

vingt  et  un  actes,  composée  sous  le  régne  de  Ferdinand  et  d'Isabelle. 
Elle  passe  pour  une  des  œuvres  les  plus  remarquables  du  théâtre 
espagnol;  elle  eut  plus  de  trente  éditions,  fut  importée  en  France,  en 
Angleterre,  en  Hollande,  en  Allemagne  ;  c'est  l'ouvrage  enfin  qui  fut 
le  plus  souvent  lu  avant  l'apparition  du  Don  Quichotte.  La  Celestina 
engendra  une  foule  d'imitations.  C'est  la  conséquence  du  succès 
d'avoir  des  imitateurs.  L'impulsion  était  donnée.  M.  Molinier  a  men* 
tienne,  en  passant,  plusieurs  auteurs  qui  ont  eu  du  renom  en  leur 
temps,  et  s'est  hâté  d'arriver  à  Michel  Cervantes  (4  547),  et  à  Lopede 
Véga  (1562).  Un  passage  fort  curieux  de  Michel  Cervantes,  sur  Tétat 
du  théâtre  à  son  époque,  a  excité  l'hilarité  de  l'auditoire.  Cervantes  dit 
dans  ce  passage,  extrait  d'un  prologue,  qu'il  a  composé  trente  comé- 
dies, qui  ont  été  représentées  a  sans  que  les  spectateurs  aient  lancé 
des  trognons  de  choux,  ni  des  graines  de  citrouilles ,  ni  les  autres 
compliments  réservés  aux  piètres  auteurs.  » 

Le  principal  intérêt  de  la  Conférence  s'est  porté  sur  Lope  de  Yéga. 
xM.  Molinier  a  préparé  l'auditoire  à  l'étude  de  cette  grande  figure 
poétique,  en  citant  le  jugement  de  Michel  Cervantes  qui,  avec  un 
désintéressement  et  une  franchise  qu'on  ne  rencontre  pas  toujours 
chez  les  écrivains,  même  chez  les  plus  grands,  proclame  Lope  de  Véga 
o  un  prodige  de  la  nature,  qui  s'est  élevé  à  la  monarchie  comique,  qui 
a  remph  le  monde  de  comédies  bien  ajustées,  bien  conduites,  et  en  si 
grand  nombre  qu'elles  ne  sont  pas  contenues  dans  dix  mille  feuilles.  » 
Le  docteur  Jean  Ferez  de  Montalban,  le  contemporain  et  l'ami  du 
grand  dramaturge  espagnol,  établit  que  Lope  a  écrit  dix-huit  cents 
comédies  en  trois  actes,  contenant  chacune  environ  deux  mille  vers^ 
et,  de  plus,  quatre  cents  drames  religieux.  Tous  ces  écrits  réunis, 
théâtre,  poèmes  et  œuvres  diverses  forment  un  total  de  cent  trente- 
trois  mille  pages  et  de  vingt-et-un  millions  de  vers.  — Avec  une  pareille 
fécondité,  I^pe  de  Yéga  a  laissé  bien  loin  derrière  lui  notre  Alexandre 
Dumas,  malgré  ses  douze  cents  volumes.  —  Lope  de  Yéga  impro- 
visait avec  une  si  grande  facilité,  que  plus  de  cent  parmi  ses  pièces 
passèrent,  a-t-il  dit,  en  vingt-quatre  heures  «  de  la  muse  à  la  scène.  » 

Nous  ne  suivrons  pas  M.  Molinier  dans  l'histoire  de  la  vie  de  Lope 
de  Yéga,  qui  naquit  à  Madrid  en  1562,  deux  ans  avant  Shakespeare, 
et  mourut  en  4  635,  à  l'âge  de  73  ans  :  vie  fort  remplie  et  fort  agitée. 
Cavalier  galant,  époux  (il  fut  marié  deux  fois),  père»  soldat,  prêtre, 
Lope  de  Yéga  passa  par  toutes  les  épreuves  de  la  bonne  et  de  la  mauvaise 
fortune.  11  connut  la  gloire  comme  jamais  peut-être  homme  au  monde 
ne  Ta  connue  de  son  vivant.  Il  a  suffi  à  lui  seul  à  alimenter  tous  les 
théâtres  de  TEspagne.  Il  n'y  en  avait  que  deux  à  Madrid,  au  début  de 


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—  180  — 

sa  carrière  dramatique;  il  y  eo  avait  quarante,  quand  il  la  termina, 
cinquante  ans  après.  Il  excita  l'enthousiasme  populaire  jusqu'au 
délire.  On  cherchait  toutes  les  occasions  de  le  voir  ;  on  accourait  sur 
ses  pas,  on  le  suivait  dans  les  rues.  On  en  vint  jusqu'à  voir  en  lui 
la  personnification  du  beau ,  et,  quand  on  voulait  dire  qu'une  chose 
était  belle,  on  disait  qu'elle  était  Lope,  muy  Lope  ;  comme  ou  disait 
en  France,  du  temps  de  Corneille  :  o  c'est  beau  comme  le  Cid.  »  Tout 
Madrid  se  montra  aux  balcons  pour  voir  passer  son  cercueil,  et,  au 
dire  d'un  contemporain ,  un  grand  cri  s'éleva  du  sein  de  toute  la 
masse  du  peuple  ,  lorsque  le  corps  descendit  dans  les  caveaux  de 
l'église  de  Saint-Sébastien. 

Le  théâtre  si  populaire  de  Lope  a  beaucoup  perdu  aujourd'hui  de  son 
prestige,  même  en  Espagne.  L'invraisemblance  dans  la  fable,  l'incohé- 
rence dans  le  plan,  tous  les  défauts  dont  est  entachée  une  œuvre 
qui  n'est  pas  le  produit  de  la  maturité  et  de  la  réflexion,  M.  Molinier 
les  a  fait  ressortir  dans  l'analyse  qu'il  a  donnée  de  deux  pièces,  Le 
Chien  du  berger  et  La  Vie  du  vaillant  capitaine  Cespédès, 

Le  lecteur  s'est  fait  écouter  avec  intérêt  lorsque^  pour  bien  faire 
comprendre  le  théâtre  espagnol,  il  a  peint  un  tableau  des  mœurs  de  la 
nation  ;  lorsqu'il  a  dit  que  les  différentes  classes  de  la  société  y  étant 
plus  rapprochées  les  unes  des  autres  que  dans  le&  autres  pays, 
l'hidalgo  et  le  simple  villageois  y  ont  la  même  fierté,  et  un  égal  sen- 
timent de  leur  dignité  personnelle;  que,  si  le  noble  Castillan,  dés 
qu'il  se  croit  offensé,  porte  la  main  k  la  garde  de  son  épée,  le  villageois, 
qui  n'est  pas  moins  sensible  à  un  pareil  procédé,  a  aussitôt  à  la  main 
son  grand  et  terrible  couteau,  son  cùuchillo,  sa  navaja,  qu'il  manie  et 
qu'il  lance  avec  une  dextérité  effrayante  ;  que,  pour  cette  raison,  dans 
les  rapports  de  la  vie,  on  apporte  toujours  une  exquise  politesse  et 
les  formules  de  salutation  les  plus  obséquieuses;  et  que  ce  qui  domine, 
comme  expression  de  ces  mœurs,  dans  le  théâtre  espagnol,  c'est  le 
point  d'honneur  auquel  la  femme  est  toujours  prêtée  faire  le  sacrifice 
de  son  amour,  et  l'homme  celui  de  sa  vie. 

Dans  un  rapprochement  entre  Lope  de  Véga  et  Shakespeare,  qui 
sont  tous  deux  contemporains  et  qui  ont  représenté  la  vie  humaine 
telle  qu'elle  est,  avec  ses  vertus  et  ses  vices,  ses  grandes  choses  et  ses 
choses  bouffonnes,  M.  Molinier  place  le  poète  espagnol  bien  au  dessous 
du  poète  anglais  ;  il  ne  trouve  point  dans  le  premier  l'expression 
profonde  de  la  vie  intérieure,  la  peinture  des  grands  caractères  ou 
des  gracieuses  figures  qu'on  admire  dans  les  œuvres  du  second.  A  ses 
yeux,  les  héros  de  Lope  et  les  femmes  qu'il  met  à  la  scène  ne  per- 
sonnifient rien,  parce  que  l'auteur  ne  se  propose  ni  de  critiquer,  ni 


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I 


—  484  — 

d^inslruire,  ni  d'élever  Tâme,  mais  d'intéresser,  d'amuser  le  public, 
sans  que  celui-ci  soi(  tenu  k  de  grands  efforts  pour  le  comprendre 
et  le  suivre 

Après  avoir  rappelé  que  Corneille  avait  été  demander  Le  Cid  au 
Romancero  espagnol  et  k  Guilbero  de  Castro  ;  le  MenUwr  k  la  Vtrdad 
sospechosa  d'Alarcon,  M.  Molinier  a  été  conduit  k  comparer  le  théâtre 
français  et  le  théâtre  espagnol,  et  il  en  a  montré  les  différences,  en 
mettant  en  regard  Tun  de  Tautre  Lope  de  Yéga  et  notre  grand  poète 
comique,  Molière.  (Pourquoi  avoir  négligé  de  citer  Victor  Hugo  parmi 
les  tributaires  de  Fart  dramatique  de  l'Espagne  ?) 

Lope  de  Yéga  a  trouvé  la  langue  castillanne  toute  formée,  avec  ces 
allures  vives  et  expressives,  qui  faisaient  dire  k  Charles-Quint  que 
c'était  la  plus  belle  langue  pour  prier  Dieu  et  pour  faire  l'amour  ; 
Molière ,  au  contraire,  a  trouvé  une  langue  qui  était  en  train  de 
se  former  et  de  s'assouplir  sous  la  plume  de  Pascal  et  de  Bjlzac.  La 
versification  ne  présentait  aucune  gène  à  Lope  de  Yéga,  la  langue 
espagnole  s'écrivant  en  vers  presque  aussi  facilement  qu'en  prose  ;  il 
avait,  d'ailleurs,  la  ressource  du  vers  blanc,  que  n'admet  pas  la  poésie 
française.  Molière  et  les  autres  poètes  dramatiques  du  xvn«  siècle 
étaient  tenus  à  l'observation  des  règles  d'une  poétique  sévère,  qui, 
comme  autant  d'entraves,  tempérait  leur  essor.  Les  règles  d'Aristote 
que  Lope  de  Yéga  gardait  sous  six  clefs  afin  de  les  réduire  au 
silence,  Molière  et  les  poètes  tragiques  les  respectaient,  et  s'inclinaient 
devant  elles  comme  devant  les  autorités  les  plus  respectables  ;  enfin, 
Lope  de  Yéga  n'avait  qu'un  but,  amuser  la  multitude,  et  les  person* 
nages  qu'il  inventait  pour  animer  ses  fables  ne  vivaient  que  d'une 
vie  fugitive  et  passagère,  sans  aucun  de  ces  traits  profonds  d'obser- 
vation qui  les  gravent  dans  la  mémoire  et  en  font  des  types  impéris* 
sables  ;  tandis  que  Molière,  en  cherchant  à  plaire,  se  propose  en 
même  temps  d'instruire  et  de  corriger  ;  et  les  hommes  de  tous  les 
temps  et  de  tous  les  pays  pourront  toujours  se  reconnaître  dans  ses 
pièces  où  se  reflètent,  comme  dans  un  miroir,  les  côtés  beaux  et 
tristes  de  notre  pauvre  humanité. 

M.  Molinier  a  annoncé,  en  terminant,  qu'il  parlerait  de  Caldçron  et 
d'Alarcon  dans  sa  prochaine  Conférence. 


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—  482  — 


SIXIÈHE  GOUFÉRCNCB. 

M.  DUG08  :  I^  poésie  t  iM  ehanto  4e  rânie ,  par  W^^  Âdolphine 

Bonnet. 

Le  lectearde  la  Conférence  du  19  février  était  M.  Ducos,  le  Nestor 
derAcadémie  des  Jeux  Floraux,  Pauteur  de  VÉpopée  toulousaine  ou  la 
guerre  des  Albigeois.  Lorsque  parut  cet  ouvrage,  il  y  à  quatorze  ans, 
au  milieu  des  plus  graves  préoccupations  politiques , 

Paavre  oiseaa  chantant  dans  Técume , 
Sar  le  mÀt  d'an  vaisseau  perda , 

nous  disions  en  tète  d'un  compte-rendu  : 

€  En  des.  temps  meilleurs ,  Tapparition  de  ce  poëme  eût  été  un 
événemant;  le  monde  littéraire  s'en  serait  ému  ;  les  cent  bouches  de 
la  publicité  l'auraient  annoncé  avec  éclat;  on  eût  vu  la  critique 
divisée  en  deux  camps,  l'auteur  encensé  par  les  uns,  honni  par  les 
autres.  —  Quand  reviendrez-vous,  jours  heureux,  heures  charmantes, 
batailles  paciGques,  dont  l'art  et  le  goût  faisaient  tous  les  frais,  et  où 
la  politique  ne  tenait  pas  la  plus  petite  place?  —  En  nos  temps  d'in- 
quiétudes et  d'affaissement,  l'œuvre  du  poète  toulousain  est  passée 
inaperçue.  Voilà  bientôt  un  an  qu'elle  a  fait  son  apparition,  et  elle  n'a 
pas  soulevé  un  grain  de  poussière  sur  ses  pas.  Elle  est  là,  gisante  sur 
le  sol,  et  pas  une  main  qui  la  relève,  pas  une  bouche  qui  la  loue,  pas 
même  une  dent  dédaigneuse  qui  la  déchire.  Entendez  cependant  la 
voix  suppliante  de  l'auteur  :  o  Je  vous  offre  l'œuvre  de  ma  jeunesse 
et  de  mon  âge  mûr  ;  que,  vingt  ans,  j'ai  méditée,  retouchée,  revue. 
Mes  chers  concitoyens,  ma  vie  s'est  usée  à  l'écrire,  et  c'est  pour  vous 
que  je  l'ai  écrite.  C'est  l'histoire  de  nos  aïeux  que  j'ai  chantée,  et  je 
Tai  fait  en  bon  fils.  Faites  trêve  un  instant  à  vos  luttes,  à  toutes  les 
misères  de  la  politique,  et  lisez  une  œuvre  vraiment  sérieuse,  qui 
sera  ma  gloire  et  la  vôtre  :  oubliez  les  tristes  réalités.  Les  astres  ne 
sont  pas  cléments;  venez  sous  mon  beau  ciel;  il  est  pur  et  sans 
nuages:  venez  y  respirer  les  brises  et  les  parfums  des  fleurs.  » 

Et  la  foule  passa,  en  détournant  la  tète  ;  non  seulement  la  foule 
bruyante,  illettrée,  qui  n'entend  rien  à  la  poésie,  mais  les  esprits 
sérieux,  intelligents.  Ils  n'accordèrent  même  pas  au  poète  une  de  ces 
heures  de  loisir  indigne  qui  ne  se  refusent  jamais. 


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—  183  — 

Il  est  vrai  de  dire  que  les  temps  n^étaieot  pas  k  la  poésie.  L'atmos- 
phère était  enflammée  et  des  éclairs  sinistres  sillonnaient  l'air.  Ce  n'a 
été  que  plus  tard,  lorsque  le  ciel  se  fut  rasséréné,  que  la  presse  donna 
quelque  attention  à  Pœuvre  de  notre  poète.  Eh  bien,  ce  que  personne 
ne  fit  alors,  nous  entreprimes  de  le  faire;  et  nous  donnâmes  au  Jour- 
nal de  Toulouse,  qui  voulut  bien  les  accueillir,  une  série  d'articles  sur 
le  poëme  de  la  guerre  des  Albigeois.  Nous  jugeâmes  sérieusement  une 
œuvre  sérieuse;  et,  malgré  le  ton  un  peu  tranchant  et  trop  absolu 
peut-être  que  nous  apportâmes  dans  notre  critique ,  le  poète  ne  s'en 
offensa  point  :  ce  qu'il  nous  prouva  par  une  lettre  de  remerciment, 
très-bienveillante  et  très  affectueuse. 

M.  Ducos  a  fait  beaucoup  de  vers  dans  sa  vie.  —  pas  autant  cepen- 
dant que  le  poète  espagnol,  dont  il  a  été  question  dans  la  Conférence 
précédente.  Indépendamment  de  VÉpopée  toulousaine,  en  vingt-quatre 
chants  et  qui  comprend  de  seize  à  dix-sept  mille  vers,  M.  Ducos  a 
publié  un  volume  de  fables,  —  genre  qu'il  a  abordé  avec  succès,  et 
vers  lequel  le  porte  plus  particulièrement  la  nature  de  son  talent;  — 
il  a  semé  dans  les  recueils  des  Jeux  Floraux,  dans  les  journaux  et 
dans  les  Revues  bien  des  pièces  diverses.  Nous  croyons  savoir  aussi 
qu'il  tient  en  réserve,  plus  peut-être  qu'il  n'en  a  publié  :  comédies, 
tragédies,  odes,  contes,  satires,  etc. 

Au  reste,  M.  Ducos  vous  prouvera  qu'il  était  prédestiné  à  être  poète  : 
i  Jugez-en,  vous  dira-t-il  avec  une  bonhomie  charmante  :  Je  suis  né  en 
floréal,  à  Toulouse,  rue  des  Fleurs;  je  m'appelle  Florentin  ;  j'ai  conquis 
les  fleurs  des  concours  dans  tous  les  genres  de  poésie,  et  je  suis  Main- 
teneur  des  jeux  floraux.  Je  ne  pouvais  mentir  à  ma  vocation.  »  Et  il 
a  suivi,  sans  résistance,  le  cours  naturel  de  ses  destinées. 

Il  faut  convenir  aussi  que  M.  Ducos  ne  s'est  point  montré  infidèle 
envers  la  muse  qui  l'avait  inspiré.  Après  avoir,  dans  sa  jeunesse, 
effeuillé  si  souvent,  comme  un  bouquet  d'églantines,  ses  fraîches 
pensées  aux  genoux  de  Clémence  Isaure,  il  ne  pouvait,  sans  félonie, 
la  délaisser  et  la  méconnaître  à  l'époque  de  ses  chants  héroïques  ; 
aussi  a-t-il  placé  Pinvocation  de  son  poëme  sous  le  vocable  de  la 
Patronne  des  jeux  floraux. 

M.  Ducos  est  un  vrai  troubadour  ;  il  aurait  dû  naître  à  l'époque  des 
cours  d'amour.  Comme  il  eût  bien  tenu  sa  place  dans  le  tournoi  de 
poésie  ouvert  au  château  Narbonnais  par  Alice>  la  femme  de  Simon 
de  Montfort,  dans  cette  fête  brillante  dont  il  a  tracé  un  tableau  si 
poétique  au  xxu«  chant  de  son  poëme  l  Comme  il  aurait  chanté  déli- 
cieusement, en  s'accompagnant  de  la  mandore,  le  Soufflet  du  juif,  ou 
la  Reine  aux  pieds  d'oie,  ou  quelque  autre  ravissante  légende  pro- 


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—  484  — 

vençale  l  M'est  avis  que  le  caractère  du  troubadour  Marcel  do  VEfHtpée 
toulousaine  est  une  des  créations  qui  ont  été  le  plus  sympathiques  è 
Tauteur;  et  qui  sait  si  ce  n*est  pas  lui-même  quMl  s'est  plu  à  repré- 
senter dans  cet  enfant  de  sa  fantaisie  ? 

M.  Ducos  était  donc  bien  venu  à  parler  poésie.  Presque  octogénaire 
(M.  Ducos  aura  76  ans  le  98  avril  prochain),  il  s'est  senti  jeune,  et  a 
trouvé,  à  son  début,  un  mot  gracieux  pour  les  dames,  a  L'on  est 
heureux,  a-t-il  dit,  de  parler  po^ta  devant  des  dames  ;  Ton  est  assuré 
d'être  compris.  C'est  à  elles  surtout  qu'il  appartient  de  saisir  nu 
passage  toutes  les  nuances  de  la  sensibilité,  (outes  les  délicatesses  du 
sentiment,  toutes  les  grâces  de  la  pensée....  La  femme  est  une  poésie 
vivante.  »  Comme  suite  à  ce  compliment,  il  a  rappelé  cette 
expression  de  Diderot  qui  nous  parait  entachée  d'afféterie  :  «  Pour 
parler  dignement  de  la  poésie,  il  faudrait  tremper  sa  plume  dans  les 
couleurs  de  Tarc-en-ciel,  et  emprunter  au  papillon  la  poudre  de  ses 
ailes,  pour  la  répandre  sur  le  papier.  i>  Ce  style  maniéré  ne  va  guère 
avec  l'idée  mâle  et  sévère  que  l'on  se  fait  de  la  poésie. 

M.  Ducos  a  cherché,  d'abord,  à  définir  la  poésie  et  a  cité  les  diffé- 
rentes définitions  qu'on  en  a  données.  Il  a  parlé  de  ses  caractères  et 
de  ses  éléments.  Il  a  établi  en  quoi  la  poésie  diffère  de  la  versifi- 
cation :  que  celle-ci  n'est  que  le  vêtement  et,  en  quelque  sorte, 
que  Pécorce  de  celle-là  ;  que  la  poésie  ne  consiste  pas  dans  la  rime, 
ni  dans  le  nombre  des  syllabes,  mais  dans  les  sentiments,  dans  les 
images,  dans  l'exaltation  de  l'esprit  et  du  cœur,  en  un  mot,  dans 
l'inspiration,  rayon  divin,  rayon  de  flamme  et  d'intelligence,  langue 
de  feu,  qui  descendit  un  jour  du  ciel  sur  la  tête  des  apôtres,  et  qui 
rayonne  comme  une  auréole  au  front  de  tous  les  vrais  artistes.  Il  Ta 
montrée  chez  les  prophètes  à  qui  elle  soufflait  des  chants  sublimes  ; 
chez  les  sibylles,  rendant  des  oracles  sous  la  puissance  du  dieu  qui 
les  dominait  :  Deus  !  Ecce  DeusJ 

Arrivant  à  ce  qui  est  particulier  à  notre  ville,  M.  Ducos  regarde  le 
pays  toulousain  comme  éminemment  poétique,  parce  que  ses  habi- 
tants ont  toujours  honoré  d'un  culte  fidèle  et  intelligent  la  musique 
et  la  poésie,  ces  deux  harmonies  de  l'âme.  Le  plus  ancien  témoignage 
lui  en  est  fourni  par  l'Académie  du  Gai  savoir,  fondée  au  xiv«  siècle, 
interrompue  dans  son  cours,  pendant  vingt  ans,  à  la  suite  d'un  in- 
cendie qui  détruisit  presque  toutes  les  maisons  de  la  ville,  et  restaurée 
par  la  générosité  de  Clémence  Isaure  qui  lui  rendit  ses  fleurs  d'or  et 
d'argent,  dont  l'éclat  est  resté  le  même  depuis  quatre  siècles ,  his 
idem  semper  honos.  M.  Ducos  a  cité  les  femmes,  dont  les  noms  ont  été 
le  plus  souvent  proclamés  dans  les  fêtes  de  l'Académie,  depuis  dame 


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—  185  — 

Villeneuve  au  xv«  siècle^  jusqu'aux  noms  sortis  glorieux  des  derniers 
concours  :  M™  de  Saint-George,  M"»«  Thore,  M"»«  Félicie  Dayzac, 
Mil*  Natalie  Blanchet,  et,  en  dernier  Heu,  M^^*  Âdolphine  Bonnet,  de 
Muret.  G^est  à  la  récente  publication  d'un  recueil  de  poésies  de  cette 
jeune  muse,  les  Chants  de  Vàme,  que  M.  Ducos  a  consacré  la  seconde 
partie  de  son  entretien. 

Nous  avons  lu  avec  la  plus  grande  attention  les  poésies  de  W^*  Adol- 
phine Bonnet  ;  nous  sommes  revenu  plusieurs  fois  sur  les  pièces  qu'a 
citées  M.  Ducos,  et,  malgré  Tautorité  qui  s'attache  au  savoir  et  à 
Texpérience  de  Pbonorable  académicien,  nous  ne  saurions  nous 
associer  aux  éloges  qu'il  leur  a  prodigués.  Certes,  les  Chants  de  Vàme 
sont  l'œuvre  d'une  belle  et  noble  intelligence,  mais  qui  n'était  pas 
encore  mûre  pour  la  publicité.  La  langue  et  la  poésie  ont  des  secrets 
qui  ne  se  devinent  pas  et  qu'on  n'apprend  pas  en  un  jour.  M"«  Adol- 
phine Bonnet  est  encore  à  l'âge  où  l'on  étudie,  où  l'on  amasse  des 
trésors,  non  à  celui  où  on  les  dépense.  11  y  aurait  beaucoup  à  relever 
dans  ses  vers.  Nous  regrettons,  dans  l'intérêt  de  l'auteur  et  de  son 
avenir,  qu'ils  aient  vu  le  grand  jour;  nous  craignons  qu'en  les  publiant 
M"e  Bonnet  n'ait  cédé  à  un  conseil  qui  pourrait  être  fatal  à  son  talent, 
si  frais  et  si  gracieux.  Quand  l'arbre  a  secoué  sa  floraison  au  printemps, 
il  ne  produit  pas  de  fruits  k  l'automne. 

F.   LACOlNTi. 


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Conférenee  faite  à  la  Faenlté  des  Lettres  de  Paris, 
le  %0  février  I80S»  par  M.  F.  Deiavicnie»  doyen 
de  la  Faealté  des  Lettres  de  Touloiise. 

Lettre  au  Directeur  de  la  Revue  de  Toulouse. 

Paris,  le  24  féTrier  4865. 

Mon  cher  Directeur, 

La  SorboDoe  était  en  fête  lundi  dernier,  20  février  :  une  foule 
impatiente  assiégeait  les  portes;  d'élégants  équipages  se  croisaient 
dans  la  rue,  ordinairement  silencieuse,  oùs*élève  le  vénérable  édifice; 
malgré  un  froid  assez  vif,  une  queue,  pareille  à  celle  des  théâtres  les 
plus  suivis,  se  pressait  entre  des  barrières,  dans  la  grande  cour  encore 
toute  blanche  de  la  neige  tombée  le  matin  :  on  sentait  qu'une  solen- 
nité inaccoutumée  allait  avoir  lieu.  Une  voix  nouvelle,  en  effet, 
devait  se  faire  entendre  :  un  professeur  de  province,  M.  Delavigne,  de 
votre  Faculté  des  Lettres,  appelé  par  le  Ministre  de  l'instruction  pu- 
blique et  annoncé  depuis  plusieurs  jours,  allait  prendre  la  parole, 
pour  la  première  fois,  dans  ces  salles  illustres,  toutes  pleines  encore 
du  souvenir  des  Villemain,  des  Guizot,  des  Cousin. 

Tel  était  l'empressement  que  la  grande  salle  de  distribution  des 
prix  du  concours  général  fut  bientôt  iqsuffisante  pour  contenir  un 
brillant  auditoire  où  les  dames  se  montraient  en  grand  nombre  :  les 
tribunes  regorgeaient  ;  les  passages  réservés  pour  la  circulation,  la 
place  laissée  vide  autour  de  la  chaire  ne  tardèrent  pas  à  être  encom- 
brés de  chaises  et  de  fauteuils  ;  l'appui  des  fenêtres  se  garnit  d'au-^ 
diteurs.  On  se  serait  cru  aux  beaux  jours  du  célèbre  triumvirat  qu'ap- 
plaudissait avec  tant  d'enthousiasme  la  jeunesse  de  la  Restauration, 
ou  à  l'une  des  leçons  ingénieuses  et  charmantes  qui,  de  nos  jours, 
ont  valu  une  si  grande  faveur  au  cours  de  M.  Saint-Marc  Girardin. 

Ce  ne  fut  pas  sans  peine  que  le  professeur  parvint  jusqu'à  son  fau- 


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—  187  — 

feuil,  et  je  ne  pus  me  défendre  d'un  sentiment  d'inquiétude,  quand 
je  vis  ee  nouveau  venu,  habitué  à  l'auditoire  restreint  et  familier  de 
votre  Faculté  toulousaine,  en  présence  d'une  assemblée  aussi  impo- 
sante ',  mais  je  me  sentis  bientôt  rassuré.  Si  l'orateur  partagea  mon 
émotion,  il  n'en  laissa  rien  paraître,  et  c'est  avec  une  aisance  parfaite, 
avec  un  organe  net  et  sonore,  qu'il  commença  la  remarquable  Con- 
férence qui,  pendant  une  grande  heure,  devait  nous  tenir  tous  sous 
le  charme. 

Dans  cette  Sorbonne  où  la  littérature  française  a  été  tant  de  fois 
étudiée  sous  toutes  ses  faces,  M.  Delavigne  a  eu  le  singulier  bonheur 
de  trouver  un  sujet  à  peu  près  neuf.  Il  nous  a  introduits  dans  ce 
fameux  salon  qui  continua,  au  dix-huitième  siècle,  la  tradition  de 
l'hôtel  de  Rambouillet  et  qui  occupait  le  local  où  se  trouve  installé 
aujourd'hui  le  cabinet  des  médailles  de  la  Bibliothèque  impériale.  Il 
nous  a  fait  connaître  l'aimable  figure  de  la  marquise  de  Lambert,  la 
reine  de  ce  salon,  où  se  donnaient  rendez-vous  tous  les  grands  esprits 
du  temps,  et  dont  Fontenelle  était  le  roi  incontesté.  M"^  de  Lambert 
et  Fontenelle,  telles  sont  les  figures  principales  du  tableau  que  nous 
a  présenté  le  professeur  et  dont  les  fonds  sont  occupés  par  Lamothe, 
de  Sacy,  d'Argenton,  le  ?•  Ruffier,  M"»  de  Launay,  Saint-Aulaire, 
qu'un  spirituel  quatrain  fit  entrer  à  l'Académie,  etc.,  etc.  Dans  M""»  de 
Lambert,  c'est  l'auteur  des  Avis  d'une  mère  d  son  fils  et  des  Avis 
d'une  mère  d  sa  fille,  c'est  l'aimable  moraliste,  disciple  de  Fénelon 
et  précurseur  de  Vauvenargues  que  le  professeur  a  mis  surtout  en 
relief  ;  dai^s  Fontenelle,  c'est  moins  le  grand  esprit  et  le  bel  esprit  que 
l'inimitable  causeur,  laissant  tomber  de  sa  bouche  légèrement  entr'ou- 
verte  tant  de  fines  et  piquantes  vérités.  Mais  ce  qui  nous  a  frappés 
surtout,  à  travers  ces  causeries  de  salon  et  cette  fameuse  querelle  des 
anciens  et  des  modernes,  c'est  un  nouvel  ordre  d'idées  qui  se  manifeste 
de  mille  façons  ;  c'est  le  siècle  nouveau  qui  s'annonce  ;  c'est  la  libre 
pensée  qui  commence  à  se  faire  jour  timidement  et  qui  bientôt  éclatera 
de  toutes  parts  avec  Montesquieu  et  Voltaire. 

Au  berceau  de  ce  grand  dix-huitième  siècle  qui  ouvre  l'ère  mo- 
derne, on  aime  à  voir,  comme  une  fée  bienfaisante,  cette  charmante 
marquise  de  Lambert,  dont  M.  Delavigne  a  fait  ressortir,  avec  tant 
d'émotion,  les  qualités  de  cœur  et  d'esprit,  et  dont  il  a  cité  quelques 
lignes,  empreintes  à  la  fois  de  la  haute  raison  d'un  philosophe  et  de 
toute  la  tendresse  d'une  mère.  M.  Cousin,  cet  historien  passioppc  des 


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—  188  — 

femmes  du  dix-septième  siècle,  a  porté,  sur  celles  du  siècle  suivant, 
un  jugement  bien  sévère  :  «  Nulle  ftme,  a-t-il  dit,  nulle  conviction, 
»  nul  grand  dessein  sur  soi-même  et  sur  les  autres,  telles  sont  les 
»  femmes  du  dix -huitième  siècle,  et  ce  n'est  pas  moi  qui  me  propose 
»  de  leur  servir  d'historien.  »  M.  Delavigne  nous  a  semblé  bien  plus 
équitable  que  son  illustre  devancier  quand  il  a  dit  qu'un  siècle  qui 
s'ouvre  avec  M"»©  de  Lambert  et  s'achève  avec  M"«  Necker,  M"»»  Ro- 
land, Mn«  de  Staël,  a  droit  de  rencontrer  un  historien  pour  ses  femmes 
célèbres. 

Cette  rapide  et  sèche  analyse  ne  saurait  donner  une  idée  de  la 
brillante  improvisation  de  M.  Delavigne,  improvisation  que  le  sténo- 
graphe des  cours  publics  a  relevée,  et  que  j'espère  bien  lire  un  jour 
tout  au  long  dans  la  Revue  de  Toulouse^  où  sa  place  est  marquée 
d'avance.  Les  bravos  n'ont  pas  manqué  au  professeur,  et,  à  chaque 
instant,  un  rapprochement  délicat,  une  fine  allusion,  une  citation 
heureusement  encadrée,  soulevait,  dans  ce  public  d'élite,  ce  discret 
murmure  de  satisfaction,  bien  plus  flatteur  que  les  bruyants  suf- 
frages. Chose  très-remarquable  :  dans  cette  grande  salle,  devant  ce 
public  immense,  qui  semblaient  exiger,  comme  l'a  très-bien  dit  M. 
Delavigne  lui-même,  un  vaste  tableau,  chaudement  coloré  et  brossé 
largement,  l'orateur  a  su  faire  valoir,  à  force  de  talent,  ce  qu'il  a 
modestement  appelé  un  simple  pastel  ;  pastel  tout  en  demi-teintes, 
dont  pas  une  finesse,  pas  un  trait,  pas  une  délicatesse  n'a  été  perdue. 

De  longues  salves  d'applaudissements  ont  constaté  le  très-grand 
succès  de  M.  Delavigne.  La  soirée  a  été  bonne  pour  lui,  bonne  pour 
les  Facultés  de  Toulouse  dont  il  a  dignement  soutenu  la  réputation 
séculaire,  et  j'ai  cru  vous  être  agréable  en  vous  donnant  un  avant- 
goût  de  cette  belle  Conférence  dont  vous  ne  tarderez  pas  sans  doute  à 
régaler  vos  lecteurs. —  La  grippe  ne  m'a  pas  permis  de  vous  écrire  plus 
tôt.  Nous  voici  au  24,  et  février  n'a  que  28  jours.  Arriverai-je  à  temps 
pour  trouver  une  petite  place  dans  votre  prochaine  livraison  ?  Oui,  si 
la  Revue  ne  paraît  pas  le  !•'  mars.  Mais,  dans  ce  cas,  que  penserait 
l'Europe? 

Agréez^  etc.  Jules  Rbnoult. 


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BIBUOfiRAPHK. 


MoBo^raphles  eoMBiMalMi  ou  Et  «de  stattstiqme,  historiqae  et 
■MBaneatale  ém  dépArtenieBt  te  Tara,  par  ÉLIB  A.  BOSSiGTfOL. 
— Première  partie.  — Arrondissement  de  Gaillac,  tomes  1  et  H.  — 
Toulouse,  i864. 

Ainsi  que  le  dit  l^auteur  dans  la  préface  de  son  volumineux  ouvrage  : 
en  histoire  comme  en  toute  autre  science  l'analyse  doit  précéder  la 
synthèse.  A  la  première  de  recueillir  soigneusement  dans  un  cadre 
méthodique,  aussi  complet  que  possible,  les  faits  même  d'un  intérêt 
local  assez  minime,  parce  que  leur  corrélation  avec  d'autres  faits, 
parfois  sans  plus  d'importance  apparente  et  parfois  mal  compris,  ou 
dont  la  découverte  n'a  pas  encore  eu  1ieu>  peuvent  devenir  un  jour 
des  docui'uents  utiles.  Isolés,  ce  ne  sont  que  des  atomes  impercepti- 
bles que  semble  devoir  dédaigner  le  regard  de  Thistorien  ;  réunis,  ils 
se  prêtent  une  mutuelle  lumière  et  permettent  à  la  synthèse  de  se 
dégager  plus  facilement.  A  celle-ci  il  appartient  de  résumer  les  faits 
connus  dans  une  exposition  générale,  de  les  comparer  attentivement 
pour  les  mieux  juger,  et  d'en  tirer  les  conséquences  philosophiques 
qui  sont  les  leçons  de  l'histoire. 

M.  Elle  Rossignol  a  voulu  prendre  place  parmi  ces  pionniers  de  la 
science  qui  rassemblent  à  grand'peine  les  matériaux  épars  de  notre 
histoire.  11  l'a  fait  avec  le  zèle  le  plus  louable  ;  nous  voudrions  pouvoir 
ajouter  avec  le  plus  grand  succès,  mais  le  succès  en  pareille  matière, 
pour  si  justifié  qu'on  le  suppose,  ne  peut  jamais  dépasser  des  limites 
assez  étroites.  Il  faut  avoir  le  courage  du  dévouement  et  être  soutenu 
pur  la  conviction  d'être  utile,  pour  entreprendre  volontairement  une 
œuvre  laborieuse  qui  n'obtiendra  qu^une  publicité  restreinte  et  une 
bien  faible  récompense.  C'est  un  mérite  trop  rare  pour  que  la  critique 
se  dispense  de  le  faire  ressortir  avant  de  s'occuper  de  l'œuvre  même 
soumise  à  son  examen. 


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—  490  — 

Ëotraioé,  en  quelque  sorte,  par  des  études  favorites  qui  lui  ont  per- 
mis de  découvrir  une  foule  de  documents  inédits,  relatifs  au  territoire 
albigeois  dont  il  édudiait  le  passé,  M.  £.  Rossignol  a  vu  qu'il  fallait 
nécessairement  pratiquer  de  larges  et  de  nombreuses  éclaircies  dans 
la  forêt  obscure,  avant  d'y  tracer  les  routes  nouvelles  qui  conduiront 
un  jour  le  voyageur  jusque  dans  ses  recoins  les  plus  ignorés.  L'étude 
des  textes  et  celle  des  monuments  lui  sont  venues  en  aide  et  ont  été 
simultanément  utilisées  par  lui.  Les  documents  historiques  fournis  par 
les  textes  acquièrent  une  importance  plus  grande  lorsqu'on  les  rap- 
proche des  monuments  de  Tarchéologie,  c'est-à-dire  des  œuvres 
visibles  et  durables  contemporaines  des  faits  qui  passent.  Ces  œuvres 
bâties,  peintes  ou  sculptées,  empruntent  aux  arts  du  dessin  le  pou- 
voir de  perpétuer  le  souvenir  de  leur  âge,  et  forment  par  cela  même 
une  branche  essentielle  de  l'histoire.  Us  s'adressent  aux  yeux  avant 
de  parler  à  l'esprit.  Exécutés  dans  leur  ensemble  ou  dans  leurs  détails 
avec  plus  ou  moins  de  perfection,  et  parvenus  jusqu'à  nous  dans  un 
état  de  conservation  ou  de  ruine,  ils  nous  laissent  à  retrouver  les 
règles  de  l'art  et  la  pensée  symbolique  qui  présidèrent  à  leur  création. 
Les  documents  écrits  sont,  au  contraire,  des  lambeaux  de  l'histoire 
qui  parlent  rarement  aux  yeux  par  leur  forme  extérieure.  Leur 
signification  est  d'habitude  plus  intime,  plus  difficile  à  percevoir  et 
k  coordonner  avec  celle  des  autres  textes  connus.  Lorsque  le  cher- 
cheur, après  les  avoir  découverts,  les  a  mis  à  la  disposition  de  tous 
pour  servir  de  base  à  ses  argumentations  et  de  moyen  de  contrôle  à 
ceux  qui  les  apprécient,  il  a  accompli  sa  tâche,  mais  alors  commence 
celle  de  l'historien  qui  se  propose  de  former  un  corps  homogène  de 
ces  matériaux  confus. 

M.  Elle  Rossignol  n'a  accepté  le  premier  rôle  que  pour  arriver  plus 
facilement  au  second  qu'il  se  réserve  pour  l'avenir,  c'est-à-dire 
immédiatement  après  la  publication  de  ses  monographies  commu- 
nales. Nous  n'avons  à  Papprécier  pour  le  moment  que  dans  la  mise 
en  œuvre  de  ses  travaux  préparatoires  et  d'après  les  deux  volumes 
qui  ont  paru  jusqu'à  ce  jour. 

Ces  deux  premiers  volumes  sont  entièrement  consacrés  aux  can- 
tons de  Cadaleu  et  de  Gaillac.  Les  deux  suivants,  qui  doivent  com- 
pléter la  première  partie  des  monographies  communales  du  départe- 
ment du  Tarn,  c'est-à-dire  celles  de  l'arrondissement  de  Gaillac, 
seront  consacrés  aux  six  autres  cantons  de  cet  arrondissement,  trois 
par  volume  au  lieu  d'un  seul.  Cette  division  inégale  serait-elle  une 
conséquence  du  sujet?  11  est  au  moins  probable  qu'il  y  aurait  tout 
autant  à  dire  et  à  recueillir  sur  les  six  cantons  qui  restent  à  publier, 


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—  <91  — 

—  Cordes,  Vaour  et  Caslelnau  de  Montmiral,  »  Salvagnac,  Rabastens 
et  Lisie,  que  sur  les  deux,  Cadaleu  et  Gaillac,  qui  remplissent  un 
volume  chacun  ?  La  raison  de  la  disproportion  singulière  qui  frappe 
celui  qui  veut  se  rendre  compte  de  Féconomle  de  Touvrage,  avant  de 
le  lire,  doit  être  prise  ailleurs  et  tient  à  d'autres  causes. 

L'histoire  du  livre  sert  ordinairement  à  mieux  comprendre  le  livre 
même.  Disons-en  quelques  mots. 

M.  Elie  Rossignol,  avant  de  concevoir  le  projet  des  monographies 
communales  du  département  du  Tarn,  avait  écrit  une  HisUnre  de 
r abbaye  de  Candeilj  au  diocèse  d'Albi,  ouvrage  couronné  par  T Aca- 
démie des  Sciences,  inscriptions  et  Belles-Lettres  de  Toulouse.  Ces 
premiers  efforts,  récompensés  par  le  succès,  furent  pour  le  lauréat 
un  attrait  irrésistible  vers  de  nouvelles  études,  où  son  esprit  inves- 
tigateur pourrait  s'exercer  avec  moins  de  gène.  Il  avait  recherché 
daD6  rhistoire  de  Tabbaye  celle  de  son  pays  natal,  qui  eut  pour 
seigneurs,  pendant  plusieurs  siècles,  les  abbés  de  Candeil.  11  fui 
amené  ainsi  à  recueillir  beaucoup  de  documents  relatifs  à  Thistoire 
de  la  contrée  environnante,  dont  Gaillac  est  la  ville  principale. 

Le  désir  d'écrire  des  monographies  des  communes,  des  cantons, 
des  arrondissements,  et  enfin  du  département  du  Tarn  tout  entier, 
fut  la  conséquence  de  ces  premières  études.  Le  cadre  nouveau  adopté 
par  Tauleur  s'élargit  si  bien,  que  l'histoire  de  l'abbaye  de  Candeil  ne 
devait  plus  être  qu'un  chapitre  des  monographies.  Les  proportions  en 
furent  démesurées,  car  elle  occupe  à  elle  seule  plus  de  la  moitié  du 
premier  volume.  C'est  une  histoire  complète,  où  rien  n'a  été  omis, 
insérée  de  vive  force  dans  un  recueil  de  courtes  et  substantielles 
notices.  L'auteur,  qui,  dans  la  fermentation  du  travail,  le  voyait 
s'étendre  peu  à  peu  comme  la  pâte  sous  le  rouleau,  pouvait  difficile- 
ment se  résoudre  à  mutiler  son  premier  livre  pour  le  mettre  en 
harmonie  avec  la  distribution  du  second. 

11  y  avait  peut-être  quelque  témérité  à  s'aventurer  dans  une  si 
laborieuse  entreprise,  un  peu  trop  de  hâte  au  moins  dans  ces  aspira- 
tions juvéniles  qui  n'auraient  pu  que  gagner  à  être  mûries  ;  mais 
nous  devons  à  l'impatience  de  l'auteur  de  livrer  au  public  le  fruit  de 
ses  recherches^  d'avoir  déjà  deux  volumes  d'histoire  sur  deux  can- 
tons. Nous  ne  reprocherons  pas  à  l'histoire  de  l'abbaye  de  Candeil  sa 
longueur  anormale,  puisque  c'est  à  elle  que  nous  devons  ces  intéres- 
santes monographies  destinées  à  conserver  une  foule  de  documents 
précieux. 

L'origine  du  livre  dit  assez  pourquoi  M.  £.  Rossignol  a  commencé 
par  l'arrondifisemeijt  de  Gaillac,  qui  u*aurait  dû  occuper  que  le  troi- 


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—  192  — 

siéme  rang,  après  Albi  et  Castres,  suivant  Tordre  administratif.  H  a 
commencé  par  ce  qu'il  savait  le  mieux,  et,  pour  se  donner  le  temps 
d'apprendre  aussi  bien  le  reste.  Il  publiera  encore  deux  volumes, 
selon  toute  apparence,  dans  le  courant  de  Tannée  prochaine,  pour 
terminer  la  première  partie  de  ses  monographies  communales.  Arrivé 
à  terme,  il  n'aura  pas  même  accompli  le  quart  de  sa  tâche,  car  il  lui 
resterait  encore  un  travail  semblable  et  plus  étendu  pour  les  trois 
autres  arrondissements  du  département  du  Tarn,  ceux  d'Albi,  de 
Castres  et  de  Lavaur.  Espérons  qu'il  recueillera  assez  de  sympathies 
pour  ne  pas  être  découragé  avant  la  Gn.  Nous  ne  craignons  pas,  à 
coup  sûr,  que  l'artiste  fasse  défaut  à  l'œuvre  et  s'arrête  un  jour, 
harassé  de  fatigue,  sur  une  pierre  du  chemin.  Nous  savons  qu'il 
saura  lutter  contre  bien  des  obstacles  pour  s'avancer,  autant  que 
possible,  dans  le  rude  et  âpre  sillon  de  la  publicité  provinciale  ;  mais 
faudrait-il  encore  qu'on  lui  tendit  une  main  amie  pour  Taider  à 
franchir  les  passages  les  plus  difficiles.  Le  conseil  général  du  dépar- 
tement a  donné,  à  cet  égard,  par  ses  éloges  mérités  et  par  ses  encou- 
ragements matériels,  un  exemple  qui  aura  sans  doute  beaucoup 
d'imitateur».  Il  est  en  Albigeois,  et  dans  les  pays  circonvoisins  dont 
Thistoire  se  confond  avec  la  sienne,  bon  nombre  de  personnes  heu- 
reusement à  même  de  prouver  par  leur  accueil  sympathique  réservé 
à  ce  nouveau  livre,  qu'elles  s'intéressent  encore  au  souvenir  de  leurs 
ancêtres  et  aux  choses  du  passé. 

L'œuvre  de  patience  et  d'érudition  entreprise  par  M.  Rossignol  est 
de  celles  qui  exigent  des  coopérateurs  de  toute  sorte.  Favoriser  la 
publication  de  tels  livres,  c'est  y  concourir  ;  c'est  participer  à  la 
découverte  des  trésors  enfouis  dans  les  archives  des  communes  et 
des  familles  et  assurer  leur  conservation. 

L'ouvrage  débute  par  un  aperçu  historique  et  géographique  du 
département  du  Tarn.  Dans  cette  exquisse  rapide  et  intéressante,  Tau- 
leur  effleure  les  sommets  de  Thistoire  et  pose  les  jalons  autour  desquels 
les  détails  viendront  successivement  prendre  place.  H  ne  signale,  à 
ce  qu'il  me  semble,  les  faits  principaux  qui  dominent  la  scène,  que 
pour  en  laisser  désirer  et  mieux  comprendre  les  développements  ulté- 
rieurs. Ces  grandes  lignes  de  l'ensemble  devront  se  ramifier  à  Tinfini 
et  former  par  la  suite  un  vaste  réseau.  Elles  permettront  en  consé- 
quence de  toucher  à  tous  les  points  du  territoire,  de  suivre  à  chaque 
époque  l'existence  de  chaque  commune,  l'origine,  les  progrès,  et 
souvent  la  fin  des  institutions  civiles  et  religieuses. 

Des  considérations  historiques  et  sommaires  sur  l'arrondissement 
et  sur  les  cantons  dont  il  est  formé,  précédent  les  notices  commu- 


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—  193  — 

naies,  à  la  suite  desquelles  figurent  les  documents  inédits  ou  pièces 
justificatives.  Les  mêmes  faits  se  trouvent  ainsi  quelquefois  rappelés 
en  d'autres  termes,  à  propos  de  diverses  localités,  parce  qu^elles  ont 
participé  aux  mêmes  événements.  C'était  inévitable  dans  un  livre 
composé  de  notices  distinctes,  semblables  par  la  forme  et  ayant  au 
fond  beaucoup  d'analogie  entre  elles.  Cette  division  de  l'ouvrage  était 
nécessaire  pour  grouper  les  documents  relatifs  à  chaque  lieu.  Lors- 
que ce  premier  travail  sera  terminé,  il  restera,  comme  nous  l'avons 
déjà  dit,  à  en  condenser  les  éléments  dans  une  histoire  générale  dont 
les  monographies  n'auront  été  que  la  préparation. 

Ces  monographies  bornées  jusqu'à  ce  jour  à  deux  cantons,  suffisent 
pour  nous  permettre  d'en  signaler  l'intérêt  réel  comme  élude  histori- 
que et  monumentale  du  département  du  Tarn,  Le  titre  de  l'ouvrage  dit 
bien  encore  que  catte  étude  est  stoti^^tgue,  mais  on  ne  s'en, aperçoit 
guère  à  la  lecture  des  deux  premiers  volumes,  et  le  peu  qui  s'y 
trouve  est  loin  de  répondre  aux  exigences  de  cette  science  moderne. 
Tenons  le  mot  pour  non  avenu  et  tout  sera  dit  à  cet  égard.  L'ou- 
vrage est  assez  bien  rempli  avec  ses  notices  multiples,  véritables 
révélations  historiques,  malgré  de  savantes  publications  antérieures, 
et  avec  ses  descriptions  de  monuments  et  objets  d'art  illustrés  parfois 
de  lithographies,  pour  pouvoir  se  passer  de  la  nomenclature  exacte 
des  chemins  vicinaux. 

Le  second  volume  des  monographies  est  consacré  tout  entier  au 
canton  de  Gaillac,  et  la  majeure  partie  à  la  commune  de  ce  chef-lieu 
d'arrondissement.  L'auteur  ne  s'est  pas  contenté  d'écrire  pour  elle, 
comme  pour  les  autres,  une  simple  notice.  L'abondance  des  maté- 
riaux lui  a  fait  préférer,  au  lieu  d'une  histoire  chronologique  et 
suivie,  une  série  de  mémoires  distincts  qui  se  relient  sans  se  con. 
fondre. 

Ainsi,  le  récit  des  événements  de  l'histoire  générale  dont  Gaillac 
a  été  le  théâtre  précède  l'histoire  intérieure  de  la  ville,  c'est-à-dire 
de  son  administration  municipale.  Un  chapitre  est  consacré  aux 
hommes  célèbres.  On  remonte  ensuite  la  chaîne  des  temps  pour 
étudier  l'administration  judiciaire,  et,  après  elle,  l'administration 
ecclésiastique  de  la  ville.  Les  souvenirs  archéologiques  viennent  plus 
tard.  Ces  divers  sujets,  au  lieu  de  marcher  de  front,  se  déroulent  un 
à  un,  sans  tenir  compte  de  leur  coexistence  et  amènent  forcément  de 
nombreuses  redites.  Ce  système  peut  avoir  pour  résultat  de  rendre 
la  lecture  d'un  ouvrage  moins  attachante,  mais  elle  facilite  les  recher- 
ches, et  il  ne  faut  pas  oublier  que  c'est  surtout  en  vue  des  recherches 
à  faire,  des  souvenirs  à  conserver  que  ce  livre  a  été  entrepris.   C'est 

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—  194  — 

un  répertoire  méthodique  d'hisloire  et  d*archéologie  pour  le  départe- 
ment du  Tarn.  Compris  et  exécuté  dans  ces  conditions,  il  ne  pouvait 
manquer  d'être  curieux  à  lire  et  utile  à  consulter. 

En  traitant  de  la  sorte  chacune  des  questions  spéciales  dont  il  se 
compose,  il  fallait  renoncer  au  prestige  des  peintures  riches  de  vives 
couleurs  et  d'images  pittoresques  et  saisissantes.  Un  inventaire  de 
chartes  se  prête  peu  à  l'éloquence  et  brise  les  ailes  à  l'imagination. 
N'exigeons  pas  de  l'auteur  plus  qu'il  n'a  promis.  Néanmoins,  dans  les 
limites  qu'il  s'est  faites,  il  est  permis  de  se  demander  s'il  n'aurait  pas 
pu  donner  à  ses  récits  un  peu  plus  de  vie  et  de  mouvement.  Il  semble 
parfois  qu'il  a  été  débordé  par  la  multitude  des  détails  recueillis,  et 
quMl  a  mis  plus  d'empressement  à  nous  les  faire  tous  connaître  que 
de  soin  à  les  revêtir  d'pne  forme  agréable.  Mais  encore  sur  ce  point, 
nous  ne  sommes  pas  justes,  car  il  aurait  sans  doute  fallu  pour  cela 
sacrifier  beaucoup  de  détails  secondaires  qu'on  ne  lit  d'abord  qu'avec 
le  pouce,  et  qu'on  est  un  jour  ou  l'autre  bien  aise  de  retrouver.  Ils 
sont  rarement  superflus  dans  un  recueil  d'histoires  locales.  Nous  ne 
voulons  pas  dire,  toutefois,  qu'il  n'y  a  pas  de  limites  possibles  et  que 
le  modèle  du  genre  soit  offert  par  cet  archéologue  belge  qui  se  borne 
à  publier  des  documents  relatifs  à  la  ville  de  Tournay,  sous  le  titre 
modeste  d'Essai  chronologique,  et  qui  n'a  pas  mis  au  jour  moins  de 
cent  quatorze  volumes.  Est  modus  in  rébus. 

Si  l'on  est  tout  étonné  que  l'auteur  des  monographies  communales 
de  l'arrondissement  de  Gaillac  ait  pu  découvrir  tant  de  choses  et  de 
si  inattendues,  on  regrette  par  contre  qu'il  ait  été  quelquefois  d'une 
trop  grande  réserve  dans  ses  appréciations.  Des  récits  insuffisants 
pour  faire  ressortir  l'importance  et  la  valeur  d'un  fait  historique 
peuvent  être  un  mécompte  pour  ceux  qui  les  lisent. 

Nous  sommes  reconnaissants  envers  un  auteur  de  ce  qu'ail  nous 
apprend  de  l'histoire  de  notre  pays,  et  d'avoir  pris  le  soin  de  fixer 
dans  un  livre  les  souvenirs  fugitifs  de  la  tradition  populaire,  mais  il 
est  fâcheux,  surtout  pour  les  époques  qui  nous  touchent  de  plus  près, 
d'exposer  des  souvenirs  à  demi-exacts,  faute  d'être  assez  complets, 
alors  qu'il  aurait  suffi  de  descendre  dans  la  rue  et  d'interroger  les 
vieillards  pour  les  compléter. 

Ces  réflexions  se  présentent  à  l'esprit^  notamment  lorsqu'on  cher- 
che à  savoir  ce  qu'étaient  les  corporations  religieuses  en  Albigeois  aux 
approches  de  la  Révolution  :  de  quelle  manière  s'y  accomplit  cette 
impitoyable  chasse  aux  couvents,  sous  la  conduite  des  limiers  de 
l'école  philosophique,  enfin,  la  curée  qui  en  fut  la  suite.  On  ne  saurait 
oroire,  par  exemple,  qu'un  certain  jour  la  cloche  sonna  comme 


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d'habitude  pour  l'office  du  matin,  et  que  ie  soir,  à  l'étonpement  de 
tous,  il  Q*y  eut  plus  dans  les  cloîtres  déserts  que  des  administrateurs 
du  district  inventoriant  les  biens  des  moines.  Ces  deux  faits  ne  sont 
que  des  scènes  d'un  drame  instructif  qui  eut  ses  héros  de  la  foi  et  du 
dévouement  à  opposer  à  de  tristes  défaillances.  Nous  sommes  d'autant 
plus  désireux  de  les  coilnaitre  que  les  auteurs  furent  ceux-là  même 
qui  nous  ont  précédés  dans  la  vie  et  que  les  leçons  à  retirer  nous 
touchent  de  plus  près. 

Les  événements  humains  ne  sont  des  surprises  que  pour  ceux  qui 
n'observent  pas.  Avant  que  la  foudre  éclate,  il  est  des  signes  précur- 
seurs qui  laissent  deviner  Torage,  et  ces  signes  peuvent  s'apercevoir 
de  tous  les  points  de  Thorizon.  C'est  à  Thistorien,  se  renfermât-il 
dans  une  étude  spéciale  et  modeste,  de  remonter  en  peu  de  mots  à 
l'origine  des  causes,  de  les  suivre  dans  leur  marche  incessante,  et, 
si  elles  ont  eu  pour  dénouement  la  fin  d'une  institution  sociale,  de  con- 
sidérer autour  de  lui  les  ruines  qu'elles  ont  laissées  après  elles.  Les  mo- 
nographies communales  de  deux  cantons  de  l'arrondissement  de  Gail- 
lac  qui  viennent  de  paraître  à  Toulouse,  présentent  à  cet  égard  une 
lacune,  sans  doute  parce  que  l'auteur  s'est  exagéré  les  difficultés  de 
la  tâche.  L'expression  de  nos  regrets  est  bien  moins  une  critique 
qu'une  preuve  de  plus  de  l'intérêt  que  nous  inspire  le  livre  de 
M.  Elie  Rossignol.  Grâce  à  des  ouvrages  de  cette  nature,  l'histoire 
s'enrichit  sans  cesse  de  nouvelles  découvertes.  Toujours  reconstruite 
sur  des  plans  nouveaux,  avec  plus  ou  moins  d'art  et  de  talent,  et 
toujours  à  refaire,  l'histoire  prend  les  physionomies  les  plus  diverses, 
suivant  les  tendances  de  l'écrivain  et  les  préoccupations  de  l'époque 
où  il  vit;  mais  elle  offre  aux  lecteurs  d'autant  plus  de  garantie  de  se 
rapprocher  de  la  vérité  que  les  documents  recueillis  pour  elle  sont 
plus  nombreux,  plus  complets  et  commentés  avec  plus  d'intelli- 
gence. Sous  ce  rapport,  les  monographies  communales  que  publie  en 
ce  moment  M.  Elie  Rossignol  sont  appelées  à  rendre  de  grands  services 
en  élargissant  le  cadre  de  nos  connaissances  historiques. 

G.  DE  CLiVSADB. 
BabutenB  (Ttrn),  décembre  1864. 


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LA  RÉVOLTE,  ou  CE  QUE  FILLE  VEUT!... 


Comédie  en  nn  acie. 


PERSONNAGES  s 

GÉDËON  DB  SAINT-RAMBERT,  colonel  de  dragons  en  retraite. 

PAULE ,  8a  nièce. 

JACQUELINE ,  femme  de  chambre.     . 

BLAIREAU ,  valet  de  chambre  du  colonel. 

La  scène  se  passe  en  Toaraine,  au  ch&tean  du  colonel  de  Saint-Rarobert. 
Un  jardin.  —  A  droite,  la  façade  du  château,  faisant  angle  en  saillie  sur  le 
devant  de  la  scène. 

SCENE  PREMIÈRE. 
Blaireau,  Jacqublimb. 

Blaibbao  {sortant  du  château).  —  Ah  t  par  exemple  1  ceci  «st  trop  fortl 

Jacqcelinb  (arrivant  par  la  gauche).  —  Quoi  donc?* Que  se  passe- t-il, 
Blaireau? 

Blaibbau.  —  Ah  !  c^est  vous,  Jacqueline  ! 

jACQUBLiifB.  —  Oui,  je  reviens  de  la  ferme.  Eh  bien? 

Blaihbau.  —  Eh  bien  1  ne  voilà-t-il  pas  que  monsieur  le  colonel  m^envoie  à 
l'éc^irie  I... 

Jacqublirb.  —  A  l'écurie  I  Pourquoi  faire  ? 

Blaibbau.  —  Pour  lui  seller  et  brider  Atalante^  attendu  qu'il  s'est  mis  en 
tôte  de  faire  aujourd'hui  une  promenade  à  cheval. 

Jacqublinb.  —  A  cheval  I  Avec  sa  goutte  et  ses  rhumatismes  1  A  cheval  !  Mais 
cela  lui  a  été  expressément  défendu  par  le  médecin. 

Blairbau.  —  C'est  ce  que  je  lui  ai  dit  et  répété,  avec  toute  l'éloquence  dont 
un  valet  de  chambre  est  susceptible.. .  Ab  1  bien  oui  1  Je  n'ai  réussi  qu'à  le  mettre 


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.      —  197  - 

en  fnrear  et  à  Ini  faire  venir  à  la  bouche  les  jurons  les  plus  effroyables  :  Corbleu  ! 
sacrebleu  t  nom  d^nne  citat]^llc  !  tonnerre  et  mitraille  !... 

JACQUBLiifB.  —  Je  sais,  je  sais ses  litanies  à  lui,  ses  oremus  de  caserne  et 

de  bivouac...  Ah  çàt  mais  décidément,  il  entend  profiter  de  Pabsence  de  made- 
moiselle Paule  pour  redevenir  momentanément  ce  qu*il  était  autrefois? 

Blàihbâu.  —  Il  parait.  —  C^est  merveilleux  pourtant  que  cette  pethe  fille  ait 
su  le  mettre  si  vite  et  si  bien  à  la  raison  !  Voilà  un  colonel ,  un  colonel  de  dra- 
gons, qui,  forcé  par  ses  blessures  de  prendre  sa  retraite  avant  Page,  se  retire  dans 
.«es  terres^  ici,  en  Touraine.  Bonhomme  au  fond ,  mais  d^une  humeur  farouche , 
colère ,  indomptable,  il  ne  tarde  pas  à  devenir  la  terreur  do  tous  ses  serviteurs, 
car  il  les  traite  à  peu  près  aussi  cordialement  qu^il  traitait  en  Grimée  et  en  Italie 
les  Russes  et  les  Autrichiens.  Cesi  un  enfer  chez  lui,  c*està  n^y  plus  tenir  !... 

JACQUBLiifB.  —  Lorsque  un  beau  matin,  il  y  a  trois  mois  de  cela,  nous  grrive 
de  Saint-Denis,  où  elle  venait  de  terminer  son  éducation,  une  nièce,  une  pupille  du 
colonel,  mademoiselle  Paule,  la  plus  gentille  et  la  plus  adorable  enfant  qu^on 
paisse  imaginer  1... 

Blaibcau.  —  Ah  I  oui...  mais  avec  ça,  une  petite  tête,  une  volonté!... 

Jacquelirb.  —  Certes  !..  Elle  enlend  son  oncle  gronder,  crier,  jurer,  parler  à 
ses  gens  du  ton  le  plus  despotique  :  «  Ah  I  Phorrible  langage  I  s*écrie*-t-elle  ;  ah  I 
Paffreux  caractère!...  Oh!  mais  je  suis  là,  et  nous  allons  voir  I...  »  Et  dès  ce 
moment,  avec  Tadresse  d'une  petite  chatte,  employant  tour  à  tour  les  reproches  et 
les  càlineries,  les  menaces  et  les  caresses,  elle  prend  sur  Pesprît  de  monsieur,  un 
empire  absolu,  et  du  chacal  elle  fait  un  agneau,  un  agneau  bêlant.  Le  naturel  re- 
paraît bien  de  temps  en  temps;  mais  la  moindre  tentative  de  révolte  est  aussitôt 
réprimée,  et  le  terrible  colonel  GédéondeSaint-Rambert  est  devenu  définitivement 
iV-îclave  docile  et  charmé  d'une  fillette  de  dix-huit  ans. 

Bmibbau.  —  Oui  ;  mais  le  voilà  depuis  deux  jours  maître  au  logis,  par  suite 
du  départ  de  mademoiselle  Paule  qui,  sous  la  conduite  de  M.  Théodule  Gaspardin, 
notre  plus  proche  voisin  et  Pami  de  la  maison,  est  allée  à  Tours... 

Jacqcblihb.  —  Pour  assister  au  mariage  de  mademoiselle  Blanche  de  Nerville, 
sa  cousine... 

Blairbau.  —  Elle  est  là  pour  huit  ou  dix  jours.  Mais  elle  venait  à  peine  de 
nous  quitter  que  déjà  M.  le  colonel Ah  !  le  \oici  !  Gare  Porage  ! 

SCÈNE  II. 

Lb8  MftiIBS  ,    LE  COLORBL  DB  SAlIfT-RAMBBftT. 

Li  CoLoifBL  (sortant  du  château).  —  Eh  bien  I  Blaireau,  est-ce  fait  F  Àtalante 
est-elle  prête  ? 

Blairbau.  —  Mon  Dieu  !  monsieur  le  colonel...  Tenez,  monsieur,  je  vais  vous 
dire.  Ta!  consulté  Jacqueline,  et  Jacqueline  a  pensé,  comme  moi,  que  vous  ne 
deviez  pas  vous  permettre  de  monter  à  cheval. 


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Lb  Golorbl.  —  Gommenl  !  drôle,  ta  oses  encore...  Et  vous,  Jacqueline,  vous 
avez  riDsolence...  I  * 

Jacqublihb.  —  Tout  doux,  monsieur,  tout  doux.  —  Eh  bien  !  oui,  puisque 
Blaireau  m^a  mise  en  avant ,  oui,  je  déclare  m^opposer  à  cette  promentde  à  cheval 
que  vous  avez  eu  la  folie  de  projeter. 

Lb  Golorbc.  —  La  folie  1...  Corbleu  !  vertubleu  ! 

Jâcqublinb.  —  Oh  1  dispensez-vous  de  jurer...  d^abord,  parce  que  vous  ne  me 
feriei  pas  peur  ;  ensuite,  parce  que  je  le  dirais  à  mademoiselle,  qui  vous  mettrait 
en  pénitence.  —  Mais  raisonnons  un  peu.  Vos  douleurs  de  goutte  vous  ont  empê- 
ché d^accompaguer  votre  nièce  à  Tours,  et  c^est  un  ami,  c^est  M.  Gaspardin  qui  a 
dû  partir  4  votre  place.  Pour  vous  cependant,' le  calme,  le  repos,  le  régime  le  plus 
modéré,  telle  est  Tordonnance  du  médecin.  Eh  bien  !  au  lieu  de  la  suivre,  depuis 
deux  jours,  depuis  que  mademoiselle  n^est  plus  ici,  vous  ne  faites  que  boire  du 
rhum,  fumer,  gronder ,  jurer,  sacrer  comme  un  païen  I...  Est-ce  raisonnable  ? 
Est-ce  une  conduite,  ça?. ..  Mais  ce  n^est  pas  tout  !  El  pour  ne  pas  vous  arrêter 
en  si  beau  chemin,  voici  que  maintenant  vous  voulez  enfourcher  le  perdreau  à 
quatre  pattes  et  caracoler  dans  la  plaine  1.*. 

Lb  Golobbl.  —  Il  n^est  donc  plus  permis  à  im  colonel  de  cavalerie  de  monter 
à  cheval  ? 

Jâcqublinb.  —  Non,  quand  ce  colonel  de  cavalerie  est  en  retraite  pour  cause 
de  blessures  ;  non,  quand  il  a  la  goutte  et  des  rhumatismes  ;  non,  quand  ça  lui  a 
été  rigoureusement  interdit  par  son  médecin  —  et  surtout  par  sa  nièce  ! 

Lb  Golohbl.  •*  Par  sa  nièce  I...  Eh  !  morbleu  !  Paule  se  trouve  loin  de  moi 
pour  plusieurs  jours.  Et  puis,  nediraitH)n  pas,  à  vous  entendre,  que  je  ne  puis 
rien  faire  sans  Tagrément  de  cette  petite  fille,  et  que  j^ai  cessé  d'avoir  une  volonté 
pour  me  conformer  entièrement  à  la  sienne? 

Jâcqublihb.  — Dame!  monsieur... 

Le  Golohbl.  —  Allons  donc  !  allons  donc  !  Pour  lui  être  agréable,  j^ai  fait  mine, 
dans  ces  derniers  temps,  d^obéir  à  ses  petites  fantaisies,  de  me  plier  à  ses  caprices 
enfantins  ;  mais,  au  demeurant,  il  y  a  tant  d^énergie  et  de  fermeté  dans  mon  ca- 
ractère, je  suis  si  bien  une  barre  de  fer... 

Jâcqublinb  {riant),  —  Vous  me  ferez  croire  ça,  si  vous  pouvez. 

Lb  Colonbl.  —  Comment!  si  je  peux  !...  Voilà  de  Timpertinencc,  ou  je  ne  m^y 
connais  pas  !  —  Mais ,  en  vérité,  je  suis  bien  bon  dVntrer  avec  des  valets  en 
explication  réglée  et  de  leur  donner  des  raisons  de  ma  conduite!  {A  Blaireau.) 
Allons,  drôle,  qu^on  m^obéisse,  et  qu^on  fasse  à  Tinstant  même  ce  qui  devrait  Olro 
déjà  fait.  A  Técurie,  mille  tonnerres  !  à  Técurie  1 

Blaireau  (avec  flegme),  —  Monsieur,  si  mademoiselle  était  ici,  je  suis  sûi  et 
certain  qu'elle  ne  m'y  enverrait  pas.  Donc... 

Lb  Colohbl  (s' emportant).  —  Encore  ce  refrain  !  Encore  et  toujours  maJe- 
moiselle  I  mademoiselle!...  Eh  bien  1  mademoiselle fûtrelle présente, mademoiselle, 
te  dit-elle  :  «  Je  ne  veux  pas.  Restez.  »  -—  Je  le  dirais,  moi  :  «  Je  veux  !  Mar- 


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—  499  — 

che.  »  Et  pour  forcer  à  Pobéiasance  au  valet  récalcitrant,  voici  comment  je  m'y 
prendrais  I  {Il  lui  donne  des  coups  de  cravache). 

Blaireau  (criant).  —  Aïe  1.^.  Oh  1  là  1  là  !  oh  !  là  !  là  I 

Jacooblirb.  —  Aht  monsieur!...  Quoi  !  des  coups  de  crarache  à  ce  pauvre 
garçon  !. . .  Oh  I  quand  mademoiselle  apprendra...,  car  elle  rapprendra,  monsieur; 
je  me  ferai  un  devoir,  n*en  doutez  pas,  de  lui  dénoncer  un  pareil  act^de  férocité... 

Blairbau  (pleurant  presque),  —  Et  moi  donc  !  Oh  I  oui,  que  je  le  lui  dirai  ! 
oh  I  oui,  monsieur  !  —  Oh  1  là  !  là  I 

Lb  Colokbl.  —  Eh  t  qu^elle  le  sache  ou  quVle  Tignore,  que  m^importe?  Je 
suis  résolu  à  rétablir  mon  autorité  sur  des  bases  inébranlables,  et  je  veux  que 
désormais  dans  cette  maison  tout  le  monde  tremble  devant  moi  ;  oui,  tout  le 
monde,  à  commencer  par  ma  nièce,  que  je  suis  impatient  de  revoir,  pour  lui  dire, 
pour  lui  signifier,  ohl  mais  là  bien  en  face  et  carrément... 

Jacquslinb  {montrant  à  gauche).  — Eh  mais  !  voyez  donc,  monsieur...  là-bas, 
celle  voiture...  Ne  dirait- on  pas?..:  Mais  oui!  mais  oui!  G^est  elle!  c^est  elle- 
môme,  la  voiture  de  M  Gaspardin. 

Lb  Golohel.  —  Hein  F 

Blaireau.  —  GVst  elle,  effectivement.  Elle  arrive  à  la  grille  de  notre  jardin. 

jAciQUBLiNB.  —  Elle  sVrète.  Une  personne  en  descend,  et  celte  personne  c^est... 

Lb  Colokbl  (s'écriant).  —  Paule  ! 

Jacoublikb.  —  Mademoiselle  Paule!  (Gaiment)  Ah!  ah !... 

Blaireau  (de  même).  —  Ah!  ah  !.%. 

Lb  CoLoifBL  (à  part).  —  Ah  !  diable  !  —  (Haut).  Est-il  possible?  Paule,  déjà 
ici  I  Paule,  dont  Tabsencc  devait  durer  jusqu^à  la  fin  de  la  semaine  prochaîne  I 

Jacqueline.  —  Voyez ,  voyez  !  Elle  vient  vers  nous  en  courant,  la  chère  petite, 
tandis  que  M.  Gaspardtn  conduit  sa  voilure  chez  lui. 

Blaireau  (d'un  ton  goguenard).  —  Eh  bien  !  monsieui),  vous  voilà  servi  à 
souhait,  et  vous  devez  êlre  bien  heureux  1 

Jacqueline.  —  Il  vous  tardait  tant  qu'elle  fût  de  retour.. . 

Blairbau.  —  Pour  lui  dire  bien  en  face... 

Jacqueline.  —  Pour  lui  signifier,  oh  !  mais  là  carrément... 

Le  Colonel  (à  part,  avec  embarras).  —  Hum  !  hum  l... 

Blaireau.  —  Elle  approche... 

Jacqueline.  —  Elle  arrive...  Ah  î  venez,  mademoiselle,  venez,  venez,  et  soyez 
la  bienvenue. 


SCENE  m. 

Les  MânEs,  Paule. 

Paule  (arrivant  par  la  gauche  en  courant).  —  Me  voici,  me  voici.  Bonjour, 
mon  oncle. 


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—  200  — 

Lb  CoLOfOEL.  —  Bonjour,  mon  enfaut.  —  Je  sois  enchanté  de  te  revoir.  Mais 
j'avoue  .. 

Pauls.  — Que  vous  ne  m'attendiez  pas  sitôt? 

Lb  Colonel.  —  Non,  ma  foi.  Comment  se  fait-il  que  tu  ne  sois  pas  à  Tours  en 
ce  moment  ? 

Paule.  —  Oh!  c'est  une  aventure  1...  Cette  chère  cousine  1  cette  pauvre 
Blanche!... 

Le  Colonel.  —  Que  lui  est-il  donc  arrivé  ? 

Pauls.  —  Vous  savei  qu'elle  devait  épouser  M.  Florentin  Dubocage  ? 

Lb  Colonel.  —  Oui.  Eh  bien  ? 

Pauls.  —  Eh  bien  !  comme  M.  Florentin  Dubocage  était  à  Paris  depuis  plus 
d'un  mois,  on  attendait  son  retour  avec  impatience  ;  et  comme  enfin  il  ne  revenait 
jamais,  et  que  même  il  ne  donnait  plus  signe  de  vie ,  on  s'est  mis  en  campagne,  on 
est  allé  aux  renseignements,  et  on  a  bientôt  appris...  Devinez...  Vous  ne  devinez 
pas?...  on  a  bientôt  appris  qu'il  avait  été  enlevé  par  une  comtesse  bavaroise  ! 

Le  Colonel.  —  Ah  bah  I 

Paulb.  — Quel  événement,  hein!...  Mais  par  suites  adieu  la  fête  :  plus  de 
futur,  plus  de  mariage.  J'ai  consolé  de  mon  mieux  la  pauvre  délaissée,  et  ce  matin, 
dès  l'aurore,  j'ai  repris  avec  mon  compagnon  de  voyage,  avec  ce  bon  M.  Théodulc 
Gaspardin,  le  chemin  de  votre  château.  Voilà  comment  j^ai  le  plaisir,  bien  avant 
l'époque  fixée,  de  me  retrouver  auprès  de  vous  et  de  vous  dire  :  «  Mais  embraç- 
sez-moi  donc,  mon  oncle  !  »  —  C'est-Mire  non,  non,  pas  encore...  Il  faut  d'abord 
que  je  sache...  Voyons,  voyons,  répondez-moi.  Comment  vous  êtes -vous  comporté 
pendant  mon  absence  ?  Avez- vous  été  bien  .«âge? 

Jacqueline  (à part).  —  Ah  I  ah!  nous  y  voilà!  —  {Haut).  Sage,  lui,  made- 
moiselle? Sage,  lui,  monsieur  le  colonel  de  Saint-Rambert,  votre  oncle?  Il  l'a  été 
si  bien,  que,  vous  partie,  nous  avons  cru  le  diable  entré  dans  la  maison. 

Paule.  —  Qu'est-ce  à  dire,  Jacqueline  ? 

Le  Colonel  (vivement).  Eh  !  ne  l'écoute  pas ,  mignonne.  C'est  une  bavarde. 
Taisez-vous,  bavarde,  taisez-vous. 

Jacqueline.  —  Oh  !  que  nenni,  je  ne  me  tairai  point.  Je  dois  parler  :  (avec 
volubilité)  je  parlerai,  je  parlerai,  je  parlerai. 

Blaireau.  —  Et  moi  aussi,  pardieu  ! 

Jacqueline.  —  Apprenez,  mademoiselle,  apprenez  que  non  seulement  monsieur 
n^a  rien  fait  de  ce  que  vous  lui  aviez  prescrit  de  faire,  mais  qu'il  a  fait  justement 
le  contraire  de  tout  cela. 

Pauls.  —  Qu'entends-je  ? 

Le  Colonel  {bas  à  Jacqueline),  —  Ah  !  langue  maudite  ! 

Jacqueline.  —  Il  a  vidé  je  ne  sais  combien  de  flacons  de  rhum,  et  il  n'a  ces.sé 
de  lâcher  des  jurons  si  monstrueux,  que  j'en  suis  encore  à  me  demander  com- 
ment la  voûte  du  ciel  ne  s'est  pas  écroulée  sur  sa  tête. 

Paule.  —  Bonté  divine  ! 

Le  Colonel  (bas  à  Jacqueline).  —  Serpent  !  couleuvre!  vipère  l 


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—  201  — 

Blairbao.  —  A  mon  tour.  — Mais  voici  le  bouquet,  mademoiselle. 

Le  GoLOifBL.  —  À  Pantre!  —  {A  demt^t^otx.) Maraud  1  faquin!... 

Blaibeau  {de  même),  —  Boni  bon  !  —  (Haut,)  Regardez,  mademoiselle,  re- 
gardez réqnipement  de  monsfeur  le  colonel  :  botté,  éperonoé ,  la  cravache  à  la 
main,  tout  prêt  enfin  k  monter  à  cheval  ! 

Paule.  —  A  cheval  !  Vous  voulez  monter  à  cheval,  monsieur?  Mais  c^est  de  la 
démence  I...' 

Blaireau.  —  Nous  n^avons  fait  faute  de  le  déclarer  à  monsieur,  Jacqueline 
et  moi  ;  mais  à  Jacqueline  il  a  répondu  par  des  injures,  et  à  moi  par  des  coups  de 
cravache  I 

Paule.  —  Par  des  coups  do.. .  1  Ah  !  quelle  horreur  !  ah  !  quelle  indignité  !... 

Blaireau.  ~  Et  quand  nous  l'avons  menacé  d'appeler  sur  lui  votre  juste  colère, 
il  a  dit  qu'il  ne  s'en  inquiétait  guère... 

Jacqueune.  —  Et  que  même  il  ne  voulait  plus  désormais  vous  écouter  et  vou^ 
obéir  en  rien  de  rien,  lui  seul  étant  maître  et  souverain  dans  la  maison. 

Paolb.  —  Ah  !  il  a  dit...  Ahl  vous  avez  dit  cela,  monsieur?  —  Eh  bien  !  soit. 
Voilà  qui  est  entendu.  Je  n'ai  plus  qu'à  me  taire,  à  courber  le  front  et  à  me  sou- 
mettre humblement  aux  décrets  de  votre  volonté  suprême.  J'ai  eu  tort,  oh!  trts- 
grând  tort,  je  le  reconnais,  de  ne  pas  le  faire  plus  tôt.  Daignez  me  pardonner  ; 
mon  intention  n'était  pas  mauvaise  :  je  voulais  vous  faire  éviter  tout  ce  qui 
peut  être  nuisible  à  votre  santé ,  qui  a  besom  de  quelques  ménagements  ;  je 
voulais  vous  empêcher  de  tomber  sérieusement  malade ,  parce  que  ,  ce  malheur 
arrivant,  j'en  aura'is  tant  de  chagrin  que  je  serais  bientôt  plus  malade  que  vou«- 
même...  Mais  vous  êtes  désireux,  sans  doute,  de  me  voir  dans  ce  triste  état,  de  me 
contempler  mourante,  de  m*ouvrir  de  votre  propre  main  les  portes  du  tombeau.  . 
Qu'il  soit  fait  selon  vos  désirs  ! 

Le  Colonel  {tout  attendri).  ^  Ah  !  mon  enfant,  que  di.s-tu  làl... 

Jacqueline  {à  part).  —  0  la  fine  mouche!  Entend-elle  le  jeu,  l'entend-elle  ! 

Le  Colonel  {à  Paule).  —  Peux-tu  avoir  d'aussi  vilaines  pensées?  Te  complaire 
en  toutes  choses  est  mon  seul  vœu,  tu  le  sais  bien... 

Paule  {ironiquement),  —  H  est  vrai,  et  ce  qui  vient  de  se  passer  ici  pendani 
mon  petit  voyage  le  prouve  surabondamment  I 

Le  Colonel.  — Je  n'y  reviendrai  plus,  ma  chérie.  Je  serai  dorénavant  d'une 
sagesse  exemplaire,  d'une  docilité  à  toute  épreuve. 

Paule  (d  part,  souriant  avec  malice).  —  Allons  donc  !  —  {Haut).  Si  je 
pouvais  vous  croire!..^ 

Le  Colonel.  —  Oh!  je  te  donne  ma  foi... 

Paule.  —  Eh  bien  1  pour  gage  de  la  sincérité  de  vos  promesses  et  pour  [expia- 
tion de  vos  actes  de  désobéissance,  vous  allez  vous  retirer  dans  votre  chambre, 
où  vous  garderez  les  arrêts  jusqu'à  ce  soir* 

Jacqueline  (à  Blaireau).  —  C'est  ça,  en  pénitence. 

Le  Colonel.  —  Mais,  ma  nièce... 

Paule.  —  Il  n'y  a  pas  de  mais.  J'ai  dit! 


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—  202  — 

Jacqueline.  —  MaUemoisrlIo  a  dit  I 

Pauls.  —  De  plus,  pour  aToir  frappé  votre  valet  de  chambre,  je  vous  mets  à 
famende;  ou  plutôt,  je  vous  condamne  à  lui  payer  un  louis  pour  chaque  coup  de 
cravache  que  vous  lui  avez  donné* 

Blaireau  (à  part).  —  Oh  1  très-bien  !  —  (Haut,)  Monsieur  mVn  a  donné  trois, 
mademoiselle...  (il  partj  avec  regret)  rien  que  trois,  par  malheur  ! 

Paulb.  —  Cest  donc  trois  louis  qui  vous  sont  dus.  Et  si,  à  Tavenir,  la  cravache 
ou  la  canne  font  encore  leur  office,  pour  chaque  nouveau  coup  reçu  un  louis 
devra  égal'uneut  vous  être  payé. 

Blaireau  (à  part,  vivement).  —  Oh  1  sapristi  !...  Mais,  à  ce  compte-là,  je  vais 
souhaiter  d^étre  bàtonné  du  matin  au  soir  1 

Le  Colonel.  —  En  vérité,  Paole... 

Paule.  —  Plus  un  mot.  —  Blaireau,  conduisez  le  condamné  dans  son  appar- 
tement, où  vous  lui  ôterez  sa  redingote  et  ses  bottes,  —  ses  bottes  à  éperons  1  — 
pour  loi  faire  mettre  sa  robe  de  chambre  et  ses  pantoufles.  —  (À  son  oncle.)  Adieu, 
monsieur.  Au  déclin  du  jour,  nous  verrons  s*il  y  a  lieu  de  vous  permettre  de 
m^embrasser.  Allez. 

Le  Colonel  (d  luûméme).  —  Satanée  petite  fille  1  Diablotin,  va  t  Elle  a  tant 
de  gentillesse  et  de  charme  à  faire  la  méchante ,  que  plus  je  m^eicite  à  la  révolte, 
moins  je... 

Paulb  (  sévèrement ,  en  lui  montrant  la  porte  du  château).  —  Eh  bien  t 
monsieur!... 

Le  Colonel  (s'ett  allant  docilement  et  tout  penaud).  —  J'obéis.  Je  m^en  vais, 
je  m*en  vais. 

Blaireau  [l'accompagnant,  à  part),  —  G  mes  épaules,  puissici-vous  élie 
caressées  jusqu^au  sang  par  mon  doux  maître  1... 

(Ils  rentrent  tous  les  deux  au  château.) 

SCÈNE  IV. 
Paule,  Jacqueliue. 

Jacqueline  (riant).  —  Ahl  ce  bon  colonel!  ah!  le  pauvre  cher  homme!... 
Bravo ,  mademoiselle  ! 

Paule  (gravement  et  avec  un  geste  majestueux).  —  C'est  ainsi  qu'on  doit  trai- 
ter les  enfants. 

Jacqueline.  —  Oui,  oui,  il  faut  se  faire  craindre... 

Paule.  —  C'est  le  sei^  moyen  de  se  faire  respecter. 

Jacqueline.  —  Bien  parlé.  ->  Mais  voilà  qui  est  dit,  et  voici  maintenant  une 
autre  affaire. 

Paulb.  —  Qu'est-ce  donc,  Jacqueline? 

Jacqueline.  —  C'est  une  lettre,  mademoiselle,  ime  lettre  qui  nous  est  arrivée 
ce  matin  au  château. 


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—  203  — 

Pàule.  —  Une  lettre  1  Pour  mon  onc!e? 

Jacqueline.  —  Non,  mademoiselle,  non  ;  et  cVst  pourquoi,  moi,  qui  l^ai  reçue, 
au  lien  de  la  lui  remettre,  je  Tai  glissée  dans  ma  poche,  où  je  Tai  condamnée  h' 
rester  prisonnière  jusqu'à  votre  retour.  Ce  retour  ayant  eu  lieu  déjà,  il  est  donc 
permis  à  ce  papier  mignon  de  sortir  de  sa  cachette  pour  aller  à  son  adresse.  (Elle 
lui  présente  la  lettre),  ♦ 

Paule.  —  Comment?  C'est  à  moi  que  tu  remets...?  (Lisant  l'adresse)  «  A  Ma'le- 
sclle...  >  O  ciel  !  mon  nom  !...  Et  cette  écriture  !...  Ah  !  c'est  de  lui  I  c'est  de  lui  ! 

Jacqueline.  —  Eh!  ehl  je  m'en  doutais  bien  un  peu. 

Pauls.  —  Ah  !  lisons,  lisons.  (Elle  ouvre  la  lettre  etlaparcourt  rapidement). 

{En  ce  moment  y  le  Colonel ,  prisonnier  dans  sa  chambre  j  paraît  à  une 
fenêtre,  à  demi  cachée  sous  des  plantes  grimpantes ,  dans  la  partie  qui.  à 
l'angle  du  château,  fait  face  au  spectateur.  —  Il  est  en  robe  de  chambre,  avec 
un  bonnet  grec  sur  la  tête.) 

SCÈNE  V. 

Paule,  Jacqueline  (dans  le  jardin)  ; 

Le  Colonel  (à  la  fenêtre  de  sa  chambre). 

Le  Colonel  (à  part).  —  En  pénitence  !  en  prison  !  au  cachot  !  Comme  un  crimi- 
nel I  comme  un  malfaiteur  I...  Ah  !  triple  nom  d'une  bombarde I  Ah  !  mille  millions 
de  sabretachesl...  (Apercevant  Paule.)  Huml  la  voilà,  la  terrible  enfant!  Elle 
est  encore  à  la  même  place,  avec  cette  peste  de  servante....  Mais  que  vois-jf? 
Une  lettre  !  elle  lit  une  lettre  1...  Tonnerre  I  qu'est-ce  que  cela  signifie? 

Pauls  (après  avoir  achevé  de  lire\  —  Ah  !  Jacqueline  1... 

Jacqueline.  —  Eh  bien,  mademoiselle? 

Pauls.  —  0  la  bonne  lettre  I  et  l'heureuse  nouvelle  qu'elle  me  donne  !  ~  Tu 
sais  comment  j'ai  connu  à  Saint-Denis  M.  Horace  d'Hérigny.  Il  y  venait  pour  voir 
sa  sœur  Juliette  ;  et  comme  Juliette  était  mon  amie  intime,  ma  compagne  préférôo, 
je  la  suivais  toujours  au  parloir,  et  je  prenais  part  ainsi  à  tous  leurs  entretiens.  Ils 
étaient  les  plus  affectueux  du  monde,  si  bien  que  je  ne  tardai  pas  à  comprenilre 
qu'en  bon  frère  et  voulant  aimer  tout  ce  qu'aimait  sa  sœur,  M.  Horace  m'avait 
voué,  à  moi  qu'elle  chérissait  tant,  une  tendresse  infinie.  Ne  pas  lui  savoir  gré 
d*un  pareil  dévouement  et  ne  pas  lui  en  témoigner  une  vive  reconnaissance , 
c'eût  été  mal  de  ma  part,  n'est-ce  pas,  Jacqueline? 

Jacqueline.  —  Oh  I  très-mal,  mademoiselle.       0 

Le  Colonel  (à  sa  fenêtre,  se  tenant  un  peu  en  arrière  pour  ne  pas  être  cm;. 
(À  part,)  —  Friponne  de  soubrette  !  pendarde  !  coquine  1 

Jacqueline.  —  Vous  avez  donc  été  reconnaissante.  Mais  de  la  reconnaissance  à 
l'amour  il  n'y  a  qu'un  pas.. .,  et  ce  pas  fut  bientôt  fait,  et  les  aveux  les  plus  doux 
et  les  serments  les  plus  tendres  furent  échangés  entre  vous  deux  !.., 


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—  204  — 

Pacle.  —  Oui,  Jacqueline...  et  loat  cela  en  présence  de  Juliette,  qui,  dans 
notre  dernière  entrevue,  prenant  les  mains  de  son  frère  et  les  miennes,  puis  les 
unissant  avec  une  solennelle  majesté,  nous  déclara ,  devant  Dieu  et  devant  les 
hommes,  fiancés  Pun  à  Tautre. 

Le  Colonel  (d  part),  —  Fiancés  !...  Oh!  ces  petites  filles  I  Elles  sont  capables 
de  tout  ! 

Pâulb.  —  Rentrée  dans  sa  famille,  à  Nantes,  Juliette  devait  y  plaider  notre 
cause  et  venir  en  aide  à  son  frère  pour  faire  agréer  à  M..  d^Hérigny,  leur  père ,  le 
mariage  de  M.  Horace  avec  moi.  Elle  a  tenu  sa  promesse;  ses  tentatives,  ses 
efforts  ont  eu  un  plein  succès  :  cette  lettre  me  Papprend,  et  par  suite  je  puis  me 
regarder  comme  définitivement  unie  en  mariage  à  celui  que  j^aime,  à  M.  Horace 
d'Hérigny. 

Le  Colonel  (d  part),  —  Oui-da  ? 

Jacqueline.  —  Fort  bien,  mademoiselle,  fort  bien.  Il  me  semble  cependant 
que  vous  n^en  êtes  pas  tout  à  fait  là,  et  qu^il  vous  reste  à  remplir  une  petite  forma- 
lité, qui  n^est  pas  sans  avoir  une  certaine  importance. 

Pauls.  —  Tu  veux  parler  du  consentement  de  mon  oncle,  que  j'ai  à  demander 
et  à  obtenir? 

Jacqueline.  — Eh  !  mon  Dieu  !  oui.  M.  le  colonel  de  Saint-Rambert,  votre  oncle, 
élant  aussi  votre  tuteur,  vous  ne  pouvez  rien  faire  sans  son  aveu,  et  sans  cet 
aveu  par  conséquent  vous  ne  devez  point  songer  à  vous  marier. 

Paule.  —  Je  le  sais,  Jacqueline,  je  le  sais.  Aussi,  maintenant  que  j^ai  Tassu- 
rance  d^étre  repue  avec  joie  dans  la  famille  d^Hérigny,  je  vais  faire  part  de  mon 
mariage  à  mon  oncle  et  tuteur,  en  Tinviiant  à  le  ratifier  par  son  approbation. 

Le  Colonel  (d  pfirt),  —  Ah  I  ah  ! 

Jacqueline.  —  Celte  approbation,  voudra-t-il  vous  la  donner? 

Paule.  —  Mais  certainement.  Je  voudrais  bien  voir  qu^il  me  répondit  par  un 
refus!... 

Jacqueline.  —  Il  est  vrai  que  tous  faites  de  lui  tout  ce  qu^il  vous  plaît ,  que 
vous  le  tournez  et  le  retournez  à  voire  fantaisie,  comme  une  crêpe  à  la  poêle... 

Le  Colonel  (à part),  —  Tonnerre  !... 

Jacqueline.  —  Mais  peut-être,  en  cette  circonstance,  nVn  sera-t-il  pas  de 
même,  et,  vexé  de  n'avoir  été  consulté  qu'au  dernier  moment,  peut-être  fera-t-il 
quelque  difficulté... 

Paule.  —  S'il  en  fait,  j'en  triompherai  bien  vite. 

Jacqueline.  —  S'il  s'obstine  pourtant... 

Paule.  —  Je  m*obstinerai  moi  aussi,  et  encore  plus  que  lui...  Nous  verrons  qui 
l'emportera.  ^ 

Jacqueline.  —  Prenez  garde,  il  a  été  colonel  de  dragons. 

Paule.  —  Et  moi,  ne  suis-je  pas  fille  d'un  marin,  d'un  corsaire,  devenu  plus 
tard  capitaine  de  frégate?  Et  ne  suis-je  pas  née  en  Bretagne?  Or,  en  Bretagne,  on 
sait  avoir  une  volonté,  je  pense... 

Jacqueline.  —  Ah  !  oui,  ah  !  oui  ;  il  y  a  même  un  proverbe  qui  dit  ça.  . 


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-  206  — 

Pàulb.  '-Eh  bien  !  ce  proverbe,  Jacqueline,  ce  n^est  pas  moi  qui  le  ferai  mentir. 
—  Mais,  d^ailleurs,  pourquoi  songer  à  des  obstacles  qui  ne  peuvent  exister,  alors 
surtout  que  les  méfaits  commis  par  mon  oncle  pendant  mon  absence  et  le  chàtiv 
ment  que  j^ai  dû  lui  infliger  le  mettent  complètement  à  ma  disposition,  à  ma  merci? 

Jacqueline.  —  Comment  cela  ? 

Pauls.  —  Rien  de  plus  simple.  Mon  oncle  est  prisonnier. 

Jacqueline.  —  Oui,  vous  Pavez  mis  à  la  salle  de  police. 

Paule.  —  Naturellement!  il  gémit  sous  le  poids  des  fers,  il  soupire  après  la 
liberté. 

Jacqueline.  —  C'est  à  croire. 

Paule.  —  Si  donc,  usant  envers  lui  de  clémence,  je  lui  ouvre  dès  à  présent  les 
portes  de  sa  prison,  qu'en  résultera- 1- il?  C'est  que,  ravi,  enchanté ,  jaloux  surtout 
de  me  témoigner  sa  profonde  gratitude,  il  sera  trop  heureux  d'avoir  à  faire  quelque 
chose  qui  me  soit  agréable  et  cédera  à  mes  vœux  avec  un  véritable  enthousiasme. 

Le  Colonel  (à  part),  —  Voyez-vous  l'astuce  1  Ah  l  petit  Machiavel  en  jupons  1 

Jacqubune.  —  Vraiment,  je  vous  admire,  mademoiselle.  Rien  ne  vous  arrélc  ; 
vous  arrangez  les  choses  avec  un  art,  avec  une  habileté!... 

Pauls  (avec  dignité  et  d'un  ton  supérieur),  —  C'est  bien ,  Jacqueline ,  c'est 
bien.  —  Mais  qu'à  l'instant  môme  s'exécute  ce  que  je  viens  de  résoudre.  Appelle 
Blaireau,  pour  que  je  lui  donne  mes  ordres. 

Jacqueline.  —  Je  crois  l'entendre  qui  grouille  là-dedans.  —  (S'approchant  de 
la  porte  du  château.)  Uolàl  Blaireau,  holàl  Arrivez  tôt,  tôt.  —  (Revenant 
auprès  de  Paule.)  Comme  vous  le  tenez,  mademoiselle,  ce  farouche  colonel, 
comme  vous  le  tenez  !  C'e^t  un  enfant  que  vous  menez  à  la  lisière.  Il  ne  lui 
manque  plus  qu'un  bourrelet  et  un  biberon.  (Riant,)  Ah  1  ah  1  ah  1... 

Le  Colonel  (d  part).  —  Tonnerre  I... 

SCÈNE  VI. 
Lb8  mêmes,  Blaireau. 

Blaireau.  —  Vous  m'avez  appelé,  Jacqueline?  Vous  avez  besoin  de  moi? 

Jacqueline.  —  C'est  mademoiselle  qui  vous  réclame. 

Pauls.  —  Blaireau,  vous  allez  remettre  en  liberté  monsieur  le  colonel.  Vouh 
lui  direz  que  je  suis  assez  bonne  pour  vouloir  bien  oublier  son  crime  et  pour  con- 
sentir à  lever  immédiatement  ses  arrêts.  Allez,  Blaireau,  allez. 

Blaireau.  —  Bien ,  mademoiselle.  —  {À  part).  Je  vais  dire  ça  à  monsieur  de 
manière  à  le  mettre  en  colère ,  et  à  me  faire  gratifier  d'une  douzaine,  au  moins, 
de  bons  louis  d'or,  je  veux  dire  de  bons  coups  de  cravache. 

Le  Colonel  (à  |)ar(}.  —  Il  vient.  Rentrons,  et  fermons  cett^  fenêtre,  afin 
qu'on  ne  puisse  pas  me  soupçonner  d'avoir  écouté.  (Il  referme  la  fenétret  tandis 
que  Blaireau  rentre  au  château). 


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—  206  — 

SCÈNE  VII. 
Paulb,  Jacqubunb. 

Jacoublinb.  —  Comme  ça,  mademoiselle,  nous  allons  pouvoir  commander  les 
violons  pour  la  noce? 

Paulb.  —  Ta  y  danseras  P 

Jacqdbunb.  —  Ah  I  de  grand  cœur,  je  vous  le  promets.  Ce  mariage  me  semble 
si  bien  fait  poor  assurer  votre  bonheur  I  Je  ne  connais  pas  M.  Horace  d^Hérigny  ; 
mais  vous  m^avez  dit  tant  de  bien  de  lui,  tant  de  bien,  tant  de  bien  1...  Il  paraît 
que  d^esprit  et  de  caractère  il  est... 

Paulb.  —  Charmant  1 

Jacqueunb.  —  Que  de  visage  et  de  tournure  il  est.^ 

Paulb.  —  Fait  à  ravir  1 

J  ACQUBLuiB.  —  Enfin,  que  c^est  à  la  fois  un  très-joli  garçon  et  un  fort  bel  homme  1 

Paulb.  —  Un  homme  superbe  !  Juge  un  pou  :  à  quatorze  ans,  il  avait  déjà  des 
moustaches  1 

Jacqubluib  (rtofiO-  —  Ahl  vous  m^en  direz  tant  1... 

Paulb.  —  Silence.  J'entends  le  colonel. 

SCÈNE  vm. 

Paulb  ,  Lb  Colonel,  Jacqueline  ,  Blaireau. 

Le  Colonel  {avec  son  premier  costume  et  la  cravache  à  la  main),  ^  Me 
voici,  ma  niôce. 

Blaireau  {écrivant  au  crayon  sur  un  carnet,  à  part),  —  3  coups  de  cra- 
vache reçus  tantôt  et  6  que  je  viens  de  cueillir  égalent  9.  Pose  9.  Ce  n'est  pas  la 
douzaine  encore  *,  mais  patience,  nous  y  arriverons,  nous  y  arriverons. 

Paulb  (au  colonel),  —  Ce  valet  vous  a  dit,  mon  oncle,  que,  faisant  taire  la 
voix  de  la  justice  pour  écouter  celle  de  la  clémence  je  daignais  vous  faire  remise 
de  votre  peine  et  vous  rendre  à  la  liberté  ? 

Le  Colonel  {froidement)*  —  Ce  valet  m'a  dit  cela,  ma  niôce. 

Paulb.  —  Et  vous  êtes  touché  sans  doute  d^une  telle  façon  d'agir  ?  vous  êtes 
ému,  attendri,  pénétré  de  reconnaissance? 

Le  Colonel.  —  Je  suis  tout  cela,  ma  niôce. 

Paulb.  —  Vous  plairait-il  maintenant  d'ordonner  à  ce  valet  de  se  retirer? 

Le  Colonel.  —  Pourquoi  non?  —  Sortez,  Blaireau,  sortez. 

Blaireau  {à  part),  -^  Agaçons-le.  —  {Haut),  Monsieur  me  commande  de 
sortir?  C'est-i-dire  que  monsieur  ne  veut  pas  que  je  reste? 

Le  Colonbl*  —  Apparemment. 

Blairbau.  —  Monsieur  aurait-il  ^obligeance  de  m'en  donner  la  raison? 


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—  207  — 

LbColonkl.  —  La  raisoo?  Voilà  Je  rimpadwce,  par  exemple  1...  La  voici, 
maroufle,  la  raison,  la  voici  1  (Il  lui  donne  deux  cottps  de  cravache). 

Blaireau.  —  Elle  est  excellente,  monsieur,  et  je  l'apprécie  vivement.  — 
Marquant  mr  ton  carnet),  1  et  1  font  9;  3  et  9  égalent  11.  Pose  11:11 
louis  ;  ci  330  francs.  (En  t*en  allant  par  le  fond).  0  amour  de  cravache  I... 

SCÈNE  IX. 
Le  Colonel,  Paule,  Jacqueline. 

Paule.  —  Eh  quoi  1  mon  oncle,  à  Tinstant  même  où  Je  vous  pardonne,  vous 
redevenez  coupable  1 . . .  —  Eh  bien  1  cette  fois  encore  je  consens  à  vous  faire 
grâce...  d'autant  que  ce  garçon  ne  semblait  nullement  fâché  d'être  caressé  par 
votre  cravache. 

Jacqueline  (d  part),  —  Il  y  prend  goût,  le  gourmand.  Je  crois  bien,  uq  louis 
pièce  I 

Paule  (très-affectueusement),^ Ainsi ^  mon  oncle,  plus  de  nuages  entre  nous, 
plus  de  dépit,  plus  d'irritation ,  et  livrons-nous  sans  réserve  au  plaisir  de  nous 
témoigner  l'amitié,  l'affection,  la  tendresse  que  nous  avons  l'un  pour  l'autre. 

Le  Colonel.  —  Fort  bien,  ma  nièce. 

Jacqueline  (d  part).  —  Comme  elle  l'entortille,  la  petite  sournoise  1 

Paule  (d'un  ton  câlin),  —  Mon  cher  oncle,  vous  m'avez  dit  bieo  souvent  que 
c'était  vous  rendre  heureux  vous-même  que  de  faire  quelque  chose  pour  mon 
bonheur. 

Le  Colonel.  ~  Il  est  vrai . 

Paule.  —  Réjouissez- vous  donc  :  voici  une  occasion  admirable  qui  s'offre  à 
vous  de  remplir  vos  vœux  en  comblant  tons  les  miens. 

Le  Colonel.  —  A  merveille. 

Jacqubune  (à  part) .  —  Le  voilà  pris  t  Elle  lui  a  mis  un  fil  à  la  patte. 

Le  Colonel  (d  Paule),  —  Et  cette  occasion  admirable,  quelle  est-elle,  mon 
enfanta 

Paule  (avec  un  peu  d'embarras),  —  Mon  Dieu  1  mon  onde...  (A  part^  vive- 
ment et  avec  énergie).  Allons,  point  de  faiblesse.  Soyons  la  fille  du  corsaire, 
soyons  nous-même  !  —  (Haut),  Mon  oncle,  vous  connaissez  la  famille  d'Hérigny, 
de  Nantes  P 

Le  Colonel  (toujours  froidement),  —  Je  la  connais. 

Paule.  -^  M.  d'Hérigny  le  père  a  été,  je  crois,  l'un  de  vos  amis  d'enfance? 

Le  Colonel.  —  Il  l'a  été. 

Paule.  —  Eh  bien  !  ce  que  le  père  a  été  pour  vous  autrefois,  sa  fille  Juliette 
l'a  été  pour  moi  à  Saint-Denis. 

Le  Colonel.  —  Je  le  sais.  Quand  j'allais  te  voir,  elle  était  toujours  auprès 
de  toi. 


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—  208  — 

Pauls.  —  Et  parfois  aassi  auprès  de  nous  deux  se  trouvait...  le  frère  de 
Julielle...  M.  Horace  d^Hérigoy... 

Le  Colonel.  —  Cela  est  exact. 

Pàulb.  —  Et  vous  avez  témoigné  à  ce  jeune  homme  le  plus  vif  intérêt,  et  vous 
avez  causé  souvent  avec  lui  de  très-bonne  amitié... 

Le  Colonel.  —  Je  ne  le  nie  point. 

Jacqueline  (à  part).  —  Comme  il  y  vient  I  Et  comme  elle  le  fait  aller  1 

Pauls.  —  Veuillez  donc  mamtenant,  mon  oncle,  lire  celte  lettre.  C'est  lui, 
c'est  M.  Horace  qui  me  Ta  écrite  ;  mais  ce  qu^elle  contient  est  assez  grave  et  assez 
solennel  pour  que  vous  m^excusiez  de  l'avoir  reçue,  car  elle  annonce,  vous  le 
voyez,  la  conclusion  de  mon  mariage  avec  M.  Horace  d'Hérigny. 

Le  Colonel.  —  La  conclusion  ?...  N^est-ce  pas  là ,  ma  chère  pupille ,  une 
expression  quelque  peu  téméraire? 

Paule.  —  Oh  1  vraiment  non,  mon  cher  tuteur,  puisqu'il  ne  nous  manque  plus 
que  votre  consentement,  et  que,  sans  nul  doute,  ce  consentement... 

Le  Colonel  (d'une  voix  ferme  et  accentuée),  — Ce  consentement)  je  le  refuse. 

Paule  (interdite).  —  Ah!... 

Jacqueline  (de  même),  —  Ah  1  ouichel... 

Paule.  —  Comment,  monsieur!...  Ohl  non,  non,  ce  n^est  pas  possible!... 
J'ai  mal  entendu...  Vous  n'avez  pas  dit... 

Le  Colonel.  —  J'ai  dit  que  je  refusais  de  consentir  à  ce  mariage.  Quand 
j'exprime  ma  volonté,  faut-il  donc  que  je  me  répète  ? 

Paule.  —  O  ciel  i  quel  langage  1 

Jacqueline  (à  part),  —  Plus  rien  à  la  patte  ;  le  fil  a  cassé  1 

Paule.  —  Puis-je,  an  moins,  vous  demander,  monsieur,  le  motif  d'un  refus 
aussi  étrange  quMnattendu? 

Le  Colonel.  —  Le  motif?...  Je  ne  sais. 

Paule.  —  Mais,  monsieur...  j^ai  pourtant  le  droit  de  connaître... 

Le  Colonel.  —  Vous  avez  le  droit,  ou  plutèt  le  devoir  de  m^obéir,  made- 
moiselle, à  moi  qui  suis  votre  tuteur  et  qui  ai  reçu  de  la  loi  tout  pouvoir  sur  vous 
et  sur  vos  actes,  quels  qu'ils  soient. 

Jacqueline  (à  part).  —  Ah  1  mordienne  1  voilà  le  colonel  de  dragons  qui  se 
réveille  tout  à  fait  1 

Paule  {au  colonel).  —  C'est  la  première  fois,  monsieur,  que  vous  me  parlez 
d'une  manière  semblable  l... 

Le  Colonel.  —  11  y  a  commencunent  à  tout,  mademoiselle;  et  si  c'est  la 
première  fois,  en  effet,  que  je  vous  parle  ainsi,  ce  ne  sera  pas  la  dernière,  je  vous 
l'alieste  ! 

Paule  (6a«).  —  Ah!  Jacqueline I... 

Jacqueline  (de  même).  —  Ah  1  mademoiselle  !.. . 

Paule.  —  Comme  U  est  méchant  aujourd'hui  ! 

Jacqueline.  —  H  est  féroce  !...  Eh  bien  donc,  pour  le  toucher  an  cœur,  en 
avant  les  grands  moyens  1 


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—  209  — 

Paule.  —  Ouï,  j'y  songeais.  —  {Haut,  au  colonel).  Vous  venez  d'exprimer 
bien  nettement  votre  pensée,  n'est-il  pas  vrai,  monsieur  ? 

Le  Colonel.  —  Le  plus  nettement  du  monde,  mademoiselle,  et  vous  con- 
naissez ainsi  la  règle  invariable  de  conduite  que  je  me  propose  de  suivre  à  Tayenir. 

Padle.  —  Voilà  ce  qui  s'appelle  parler  avec  franchise  1  ..  Eh  bienl  monsieur^ 
permettez-moi  de  vous  le  dire,  j*en  éprouve  la  joie  la  plus  grande,  et  je  vous 
remercie  du  fond  du  cœur,  car  vous  venez  de  me  révéler  par  là  quels  sont  et  quels 
ont  toujours  été  à  mon  égard  vos  véritables  sentiments. 

Le  Colonel.  —  Vraiment?  Et  quels  sont- ils,  s'il  vous  plait? 

Pauls.  —  Un  seul  mot  les  résume  tous  !  la  haine  ! 

Le  Colonel.  —  Oh  1  oh  ! 

Pauls.  —  Oui,  vous  me  haïssez,  vous  me  détestez,  vous  m'abhorrez!  J'en  ai 
la  certitude  aujourd'hui  ;  mais  depuis  longtemps  j'en  avais  le  soupçon. 

Le  Colonel.  —  Bah  ! 

Paule.  —  Je  n'en  disais  rien,  parce  que  j'espérais  m'étre  trompée.  Mais  il  est 
certain  que,  lorsque,  après  avoir  dit  adieu  à  Saint-Denis,  je  suis  venue  habiter 
ici,  auprès  de  vous,  j'ai  bien  vite  compris  à  quel  point  ma  présence  vous  était 
importune,  odieuse,  et  combien  vous  souhaitiez  ardemment  d'en  être  délivré  le 
plus  tôt  possible  1  Forcé  toutefois  par  celle  même  loi  dont  vous  venez  d'invoquer 
les  rigueurs  envers  moi,  de  me  garder  h  vos  côtés,  vous  n'avez  plus  songé  qu'à 
saisir  toutes  les  occasions  de  me  faire  du  chagrin,  de  me  briser  le  cœur,  de  m'ar- 
racher  des  torrents  de  larmes,  de  me  rendre  enfin  la  plus  malheureuse  de  toutes 
les  femmes  1... 

Jacqueline,  tirant  un  mouchoir  de  $a  poche  et  le  portant  à  ses  yeux,  — 
Pauvre  chérie  1  pauvre  ange  1  pauvre  colombe!...  —  (Au  colonel).  Vous  ne 
pleurez  pas,  monsieur  ? 

Le  Colonel  (froidement),  —  Je  ne  pleure  pas.         I 

Paule.  —  Oh  !  non,  vous  ne  pleurez  pas,  et  vous  n'auriez  garde  de  pleurer  : 
mes  souffrances  sont  pour  vous  un  trop  doux  spectacle ,  car  elles  vous  annoncent 
rheure  prochaine  de  votre  délivrance,  l'heure...  attendue  par  vous  avec  tant  d'im- 
patience... où  vous  n'aurez  plus  de  pupille...  parce  que  votre  nièce...  aura  cessé 
de  vivre  !... 
Jacqueline  (sanglotant),  —  Ah  1...  ahl...  C'est  à  fendre  le  cœur  !... 
Paule*  —  Allez,  monsieuf ,  allez,  vous  n'aurez  pas  longtemps  à  attendre, 
vous  serez  bientôt  satisfait...  Ce  mariage  était  mon  seul  vœu,  mon  seul  espoir  1 
c'était  ma  vie  !.. .  Vous  l'empêchez  d'avoir  lieu  :  c'est  ma  vie  que  vous  condamnez 
à  s'éteindre  !...  Oui,  le  coup  que  vous  venez  de  me  porter,  je  le  sens  là,  c'est  un 
coup  mortel  !...  C'est  un  poignard  que  vous  m'avez  planté  au  cœur  1...  Et  déjà  la 
force  m'abandonne...  Je  me  soutiens  à  peine...  Un  nuage  épais  couvre  mes  yeux... 
Hélas!...  (Elle  se  laisse  tomber  sur  une  chaise  de  jardin), 

Jacqueline  (s'élançant  vers  elle),  — O  Dieu  du  ciel!...  Ah!  mademoiselle! 
chère  demoiselle  1...  Hélas  !  mon  Dieul  elle  perd  connaissance  I...  Au  secours  !  au 
secours!  Madcmotsclle  se  meurt  1  Madepioiselle  est  morte  !  Au  secours!... 

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—  240  — 

SCÈNE  X. 
Lb8  mâmbs  ,  Blaireau. 

Blairiau  {accourant).  —  Qa^est-ce  que  c**;st?  qu'^est-c^  qae  c*est?  On  appelle 
aa  secoors?  Qai  donc  est  en  danger?  Où  est  TennemiP  Où  est  la  victime T 

Jacoubline.  —  La  voici,  mon  pauvre  Blaire&u,  la  voici,  la  viclime  !  El  voilà 
le  boarreau  I  Monsieur  le  colonel  vient  de  tuer  mademoiselle  Paaie  I... 

Blaireau.  —  Un  meurtre  I  un  assassinat!...  Je  vais  chercher  la  gcndarmeri«\ 

Paulb,  rouvrant  les  yeux  à  demi  et  d'une  voix  mourante,  —  Non ,  non , 
Blaireau,  n^  allez  pat...  Je  me  soumets  à  mon  triste  sort  sans  plainte,  sans  mur- 
mure... Je  ne  veux  pas  être  vengée... 

Jacqueline  (au  colonel),  —  Ah  I  monsieur,  vous  Penlendez  !  Vous  voyez  sa 
touchante  résignation  I  vous  voyez  comme  elle  répond  à  votre  cruauté  par  la 
clémence  la  plus  angélique  I...  Et  votre  cœur  n^est  pas  déchiré  I  Et  vos  yeux  ne 
sont  pas  mouillés  de  larmes  !  Et  vous  n^ouvrez  point  vos  bras  à  celle  qui  est  là, 
plaintive  et  gémissante  1...  Mais  quVtendez-vous  donc,  monsieur?  Au  nom  du 
ciel,  qu^altendez-vous? 

Blaireau.  —  Oh  I  oui,  Monsieur,  au  nom  du  ciel,  qu'attendez-vous? 

Le  Colonel.  —  Silence,  maraud  !  —  J^attends  la  fin  de  la  pitoyable  comédie 
qui  se  joue  devant  moi  depuis  quelques  instants;  j'attends  qu'on  veuille  bien 
comprendre  que  je  ne  suis  point  la  dupe  d'un  prétendu  désespoir,  qui  n'est,  en 
réalité,  qu'une  vaine  et  impertinente  grimace  1 

Paule  (bas).  —  Ah  !  Jacqueline  1... 

Jacqueline  {de  même}-  —  Ah  t  mademoiselle!... 

Pauls.  —  Ça  ne  prend  .plus  !... 

Jacqueline.  —  Hélas  !  non...  Mais  comment  diantre  a-t-il  pu  deviner?... 

Le  Colonel.  —  On  m'a  donc  jugé  bien  simple,  bien  naïf,  bien  facile  à  attraper; 
on  m'a  donc  estimé  à  l'égal  d'un  gobe-mouche,  pour  avoir  osé  espérer  que  je 
croirais  tout  aveuglément  et  qu'on  aurait  raison  de  moi  par  la  fourberie  la  plus 
indigne  et  la  plus  effrontée  !... 

Paulb  (se  levant  vivement),  —  La  plus  indigne  et  la  plns,..l  Ah  1  monsieur, 
qu'avcz-vous  dit?...  —  Eh  bieni  oui,  j'accepte  ce  ^langage,  j'accepte  cette  accu- 
sation, sans  protester,  sans  me  défendre.  Oui,  j'ai  appelé  —  pitoyablement,  comme 
vous  dites,  —  la  ruse  à  mon  aide;  oui,  j'ai  eu  recours  à  des  actes  de  tromperie 
bien  coupables  et  biçn  condamnables,  mais  surtout  bien  indignes  de  moi,  bien 
indignes  de  mes  sentiments  et  de  mon  caractère  I  Je  le  comprends  maintenant,  et 
j'ai  honte  de  ma  conduite.  Aussi ,  je  le  jure ,  plus  de  ruse  à  l'avenir ,  plus  de 
pièges,  plus  de  comédie.  Je  veux  agir  frarichement  et  loyalement;  je  veux  /aire 
face  au  danger ,  je  veux  marcher  à  l'ennemi  le  front  haut,  le  regard  ferme,  et  Je 
veux  enfin  que,  si  je  succombe,  ma  défaite  soit  aiusi  glorieuse  qu'une  victoire! 

Jacqueline.  —  Sarpejeu  ! 


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—  2H  — 

Blaireau.  —  Nom  d^an  petit  bonhomme  I 

PÀULE  (au  colonel).  —  Ainsi  donc,  monsiear,  c^est  bien  entenda,  vous  repousses 
H,  Horace  d^Hérigny?  Vous  refusez  de  me  le  donner  pour  mari?  Que  vous  ayez 
des  raisons  pour  cela,  ou  que  vous  nVn  ayez  pas,  peu  mimporte  ;  je  ne  vous  le 
demande  plus  ;  je  vous  demande  seulement  si  vous  persistez  dans  votre  refus. 

Le  Colonel.  —  Je  persiste. 

Paule.  —  Or  donc,  j^ai  dix-huit  ans  ;  je  suis  votre  pupillf»  et  je  dois  Tètre  pen- 
dant trois  ans  encore  :  eh  bien  1  pendant  ces  trois  ans  j^attendrai  ;  j^attendrai, 
calme  et  résignée,  le  jour  où,  devenue  majeure,  je  briserai  les  liens  qui  enchaînent 
ma  volonté. 

Jacqueline.  —  Pendant  trois  ans  I...  Et  vous  seriez  assez  barbare,  monsieur, 
pour  lui  imposer  la  nécessité  d^une  aussi  longue  attente  ? 

Blaireau.  —  C^est  si  long  en  effet,  trois  ans,  pour  une  jeune  fille  qui  a  bonne 
envie  de  se  marier  I 

Le  Colonel  (brusquement),  —  Hein?  De  quoi  te  méles-tn,  toi?  Qui  t^a  permis, 
faquin,  de  nous  faire  part  de  les  réflexions  ? 

Blaireau  (à  part).  —  Il  a  toujours  sa  cravache.  Agaçons^le.  {Haut),  Monsieur, 
j'ai  le  malheur  de  ne  pas  savoir  déguiser  ma  pensée,  et  quand  je  me  trouve  en 
présence  d^un  fait  coupable,  en  présence  d^un  acte  de  tyrannie,  je  regarde  comme 
un  devoir... 

Le  Colonel.  —  Téle  et  cornes  du  diable  !  Est-ce  ainsi  qu^un  valet  doit  parler  & 
son  maître?  Tu  mériterais... 

Blaireau  (vivemenf),  —  Je  mériterais  cent  coups  de  cravache!  {Tendant 
l'épaule)  Oui,  monsieur,  je  les  mériterais  1... 

Le  Colonel  {frappant).  —  Eh  bien,  les  voilai  Tiens  1  tiens !..• 

Blaireau.  —  Un,  deux...  Allez  toujours,  allez  toujours...  Trois,  quatre.. 
Bravo  I  bravo  1  Ah  1  que  c^est  bon  1  II  me  semble  qu'on  me  chatouille. 

Lb  Colonel  {s" arrêtant  étonné).  —  Comment,  comment,  drôle?  Tu  prends 
plaisir  à  ôtre  fustigé?...  Ah  !  j^  suis  1  Je  me  rappelle  qu'un  louis  t'a  été  promis 
pour  chaque  coup  de  cravache  reçu  par  toi...  De  sorte  que  tu  fais  de  cela  une 
spéculation,  et  que  lu  crois  avoir  trouvé  là  uu  véritable  coupon  de  rente?...  Halte- 
là,  maître  fripon,  halte4àl  Ce  traité,  auquel  j'ai  paru  souscrire  un  moment,  je 
refuse  net  de  le  ratifier  ••. 

Blàir&au.  —  Ah i  monsieur  !... 

Le  Colonel.  —  Et  je  déclare  qu'en  échange  des  caresses  prodiguées  à  ton 
individu  par  ce  joujou,  tu  ne  recevras  pas  un  centime. 

Blaireau.  —  Ah!  monsieur  1  ahl  monsieur!...  Mais  e^est  une  trahison 
insigne  1...  Mais  il  n'y  a  donc  plus  de  bonne  foi  dans  les  affaires  I...  O  misère  et 
pitié  !  Je  suis  volé,  dépouillé,  dévalisé!  On  m'ôte  le  pain  de  la  bouche I... 

Pàulb.  —  Blaireau,  ne  vous  désolez  pas.  Cet  argent,  que  vous  avez  si  bien 
gagné... 

Blaireau.  —  Oh  !  oui,  à  la  sueur  de  mes  épaules... 


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—  242  — 

Pauls.  —  Cel  argent,  qu^on  ne  veut  pas  vous  donner,  je  vous  le  donnerai,  moi  : 
votre  créance  vous  sera  entièrement  payée,  vous  ne  perdrez  rien. 

Blairbau.  —  Est-il  possible?.  .  0  la  charitable  personne!...  Ahl  made- 
moiselle, quelle  reconnaissance  l  Et  comme  votre  nom  va  se  graver  dans  mon 
cœur  f  n  lettres  d'or  ! 

Le  Colonel.  —  Vous  promettez  Timpossible,  mademoiselle.  Vous  oubliez 
qu^une  pupille,  quelle  qiA  soit  sa  fortune  personnelle,  ne  peut  disposer  de  la 
moindre  somme  d'argent  sans  la  permission  de  son  tuteur...  Et  cette  permission, 
vous  n'espérez  pas,  je  pense,  l'obtenir  de  moi,  dans  la  circonstance  présente? 

Paule.  —  Et  vous  n'avez  pas  à  craindre,  non  plus,  que  je  vous  la  demande.  — 
Malgré  toute  ma  bonne  volonté ,  vous  le  voyez,  mon  pauvre  Blaireau ,  je  ne  peux 
rien  pour  vous,  et  nous  sommes  tous  les  deui  victimes  de  la  môme  oppression. 

Blaireau.  —  C'est  fait  de  moi  I...  Je  tombe  en  pâmoison...  Soutenez-moi, 
Jacqueline,  soutenez-moi... 

Jacqueune  {le  repoussant),  —  Eh  !  là,  là!  Me  prenez-vojs  pour  un  fauteuil? 

Le  Colonel  (à  Blaireau),  —  Allons,  allons,  trêve  de  facéties  et  de  jérémiades! 
Hors  d'ici,  pleurard ,  hors  d'ici  au  plus  vile  ;  ou  ce  n'est  pas  de  cent,  main  de 
mille  coups  de  cravache  que  tu  vas  être  cinglé  à  l'instant  même  1 

Blaireau  (faisant  un  bond  en  arrière),  —  Bigre!...  Ahl  mais  non,  ahl 
mais  non,  je  n'en  veux  pa$,  je  n'en  veux  plus,  à  présent  que  c'est  chez  le  roi  de 
Prusse  que  mon  compte  serait  ouvert...  Je  me  sauve...  Mais  je  proteste  encore  et 
je  protesterai  toujours  contre  votre  conduite,  monsieur  !  C'est  un  abus  de  con- 
fiance! c'est  une  banqueroute  frauduleuse  1... 

Le  Colonel.  —  Tonnerre  \,„{Il  lève  la  cravache.  Blaireau  s'enfuit  à  toutes 
jambes  par  le  fond), 

SCÈNE  XL 
Le  Colonel,  Paule,  Jacqueline. 

Paule.  —  Vous  triomphez,  monsieur  1  Tout  le  monde,  ici,  est  forcé  de  recon- 
naître votre  pouvoir  souveram  et  de  se  courber  sous  vos  lois!... 

Jacqueline.  —  Aussi  n'est-ce  plus  une  nièce  et  deux  serviteurs  que  vous  avez 
autour  de  vous,  mais  trois  esclaves  !. ..  Ah  1  c'est  trop  fort  1  Et  ijour  vous  dire  moi 
aussi  toute  ma  pensée,  il  faut,  monsieur,  que  vous  n'ayez  pas  de  coeur,  il  faut 
que  vous  n'ayez  pas  d'entrailles  I... 

Le  Colonel.  —  Tonnerre!... 

Jacqueline.  —  Eh  bien!  quoi?...  «  Tonnerre!...  »  Vous  le  faites  toujours 
rouler,  votre  tonnerre..*  Si  on  ne  le  craignait  pas  plus  que  moi  I... 

Le  Colonel.  —  Des  railleries  !  des  impertinences  !..•  Ahl  dans  ma  fureur... 

Jacqueline.  —  Allez-vons  me  cravacher,  moi  aussi? 

Le  Colonel.  —  Je  vous  chasse,  vousl  Allez  faire  votre  paquet,  et  débarrassez- 
moi  au  pi  un  l«^t  de  votre  présence  ! 


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—  243  — 

Paulb.  —  Vons  la  chassez ,  moDsienr  !  Voas  m'enlevez  ma  bonne  Jacqueline , 
ma  femme  de  cbambre,  ma  compagne  1... 

Jacqobline  {en  larmes).  —  Qoani  je  votts  disais,  mademoiselle,  qu'à  la  place 
da  cœur  et  des  entrailles ,  monsieur  le  colonel  n'avait  rif'n ,  oh  I  mais  rien 
da  tout  I  .. 

Le  CoLOifSL.  —  Taisez-voos,  coquine,  taisez-vons,  et  songez  h  m'obéir  sans 
retard...  ou  c'est  moi-même  qui  vous  mettrai  sur  le  chemin  qui  mène  loin  d'ici  1 

Jacqubline.  —  Eh  bien  donc,  monsieur,  puisque  vous  l'ordonnez,  je  suis  prête 
à  partir.  —  Mais,  de  grâce,  que  celte  docilité  vous  touche  et  vous  désarme.  C'est 
pour  mademoiselle  que  je  vous  implore.  Ah  !  monsieur,  ne  soyez  plus  contraire  h 
sa  plus  chère  espérance  ;  permettez-lui  d'être  heureuse  en  épousant  celui  qui 
l'adore  et  qu'*îlle  aime  tant.  Je  vous  o»  supplie,  je  vous  en  conjure.  .  {Tombant  à 
ses  pifds)^  prosternée...  à  deux  genonx..* 

Paulb  {vivement),  —  Que  fais-tu  là,  Jacqueline?...  Ah!  lève-toi...  Mais,  par 
pitié,  lève-toi  don:  !  {Jacqueline  se  relève).  —  Eh  quoi  l  des  prières,  des  suppli- 
cations!... Non,  non;  je  m'y  oppose.  Ma  dignité  le  commande.  Esclave  d'un 
maître  cruel,  implacable^  je  veux  subir  noblement  et  avec  courage  mon  infortune. 
On  pourra  me  persécuter,  me  tyranniser^  m'immoler  môme  :  on  ne  m'arrachera 
pas  un  soupir,  pas  une  plainte,  pts  un  gémissement. 

Le  Colonel.  —  Ce  sera  comme  il  vous  plaira,  mademoiselle.  Pour  moi,  je  sais 
ce  que  j'ai  à  faire  désormais.  Et  pour  commencer  de  mettre  à  exécution  mon 
nouveau  plan  de  conduite,  je  rentre  dans  ma  chambre,  où  je  vais  écrire  une 
lettre  à  M.  d'Hérigny  le  père,  à  Peffet  de  lui  signifier  {Accentuant)  de  la  façon  la 
plus  expresse  et  la  plus  catégorique  que  ma  volonté  met  un  obstacle  insurmon- 
table au  mariage  de  monsieur  son  fils  avec  mademoiselle  ma  pupille.  An  revoir 
donc,  mademoiselle,  à  bientôt.  {Il  rentre  au  château). 

4 

SCÈNE  XII. 
Paulb  ,  Jacqueline. 

Jacqueline.  —  Mais  c'e.st  un  monstre  que  cet  homme-là  !  mais  c'est  un  tigre  !... 
Et  il  faut  que  je  vou^  laisse  entre  ses  griffes!  il  faut  que  je  vous  quitte,  ma  pauvre 
chère  demoiselle  I... 

Paule.  —  Eh!  mon  Dieul  pourquoi  pleurer,  Jacqueline?  Ne  peux-iu  donc, 
loin  de  moi,  m'étre  aussi  utile  que  si  tu  restais  ici  ? 

Jacqueline.  —Oui?.,.  Et  comment? 

Paule.  —  Voici  ce  qu'il  faut  faire.  Tu  vas  partir  pour  Nantes.  Arrivée  là,  tu 
iras  trouver ,  de  ma  part ,  M.  Horace  d'Hérigny ,  et  tu  lui  diras  que ,  mon  oncle 
s'élant  mis  en  pleine  révolte  contre  moi,  je  n'ai  pu  obtenir  de  lui  son  consente- 
ment à  notre  mariage  ;  que  cependant,  l'aimant  toujours,  lui  Horace,  aussi  tendre- 
ment, j'ai  fait  serment  de  n'appartenir  qu'à  lui;  mais  que,  cela  ne  pouvant  se 
réaliser  avant  l'époque  de  ma  majorité,  je  le  prie  d'attendre  jusqu'à  ce  momentrlà. 


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—  244  — 

comme  je  vais  attendre  moi  «même.  Ta  lui  diras  enfin  que  je  le  prie  do  te  prendre 
et  de  te  garder  à  son  service,  jusqa^à  ce  que  je  puisse  le  reprendre  au  mien. 

JAGQ0ELINB.  —  Ah  I  Pheureufe  pensée  que  vous  avez  là,  mademoiselle!...  Oui, 
oni,  je  pars,  et  je  me  vois  déjà  installée  chez  M.  Horace  d^Hérigny. 

Paule.  —  Ta  lui  parleras  de  moi  quelquefois. 

Jacqueline.  ~  Commeift,  quelquefois?  Mais  toujours,  mademoiselle,  mais  tou- 
jours et  sans  cesse  !  Pourrons-nous  jamais  avoir  un  autre  sujet  d^entretien  ? 

Pauls.  —  Bonne  Jacqueline  1  Allons,  va  te  disposer  au  départ  ;  va  faire  ton 
paquet,  pour  employer  le  langage  de  mon  tyran,  et  revi«>ns  me  dire  adieu.  Tu  me 
trouveras  {Montrant  à  gauche,)  là,  dans  le  petit  bois  :  j^ai  besoin  de  me 
recueillir  un  moment  et  de  rêver  un  peu,  dans  la  solitude,  à  tout  ce  qui  mVrive 
aujourd'hui.  Vy  vais,  et  je  t'attends.  (Elle  s'éloigne  gravement  par  la  gauche], 

SCÈNE  XIII. 

Jacqueluie,  puis  Blaireau. 

Jacoueline  {suivant  Paule  des  yetuc).  —  Ah  !  quelle  tôle  !  quelle  énergie  !  quel 
caractère  1  Et  comme  elle  fait  bien  honneur  à  son  pays,  la  chère  petite  Bretonne^ 

Blaireau  (paraissant  au  fond  et  s' avançant  en  tremblant),  —  Jacqueline? 
Jacqueline?...  H  n'est  plus  là  ? 

Jacqueune.  —  Qui? 

Blaireau  (faisant  le  geste  déjouer  de  la  cravache),  —  Loi  I 

Jacqueune.  —  Monsieur  le  colonel  ?  non ,  non,  je  suis  seule  ;  vous  pouvez 
approcher  sans  crainte. 

Blaireau.  —  Ah  !  Jacqueline,  vous  voyez  un  pauvre  malheureux  Blaireau  dans 
un  état  bien  déplorable  I 

Jacqueline.  —  Vous? 

Blaireau.  —  Oui,  moi.  D'abord,  j'ai  l'indignation  et  la  rage  dans  l'âme  ! 
Odieusement  joué  et  trahi  comme  je  l'ai  été  !...  Puis,  tous  ces  coups  de  cravache 
qui  m'ont  été  administrés  et  que  je  trouvais  si  bons  à  recevoir  quand  chacun  d'eux 
représentait  pour  moi  un  joli  louis  d'or>  maintenant  qu'ils  ne  valent  plus  rien,  je  les 
sens  tout  au  long  sur  mes  épaules,  sur  mes  reins,  sur  mes  jambes,  et  ça  me  pique, 
et  ça  me  cuit,  et  ça  me  brûle!... 

Jacqueline.  —  En  vérité?  Ah  I  pauvre  diable  !...  Mais  aussi  quelle  idée  aviez* 
vous  là,  de  battre  monnaie  d'une  si  étrange  manière  ? 

Blaireau.  —  Quelle  idée?  Vous  me  le  demandez,  Jacqueline?  Vous  n'avez 
donc  pas  compris  que  c'était  vous,  je  veux  dire  mon  affection  pour  vous  qui  m  a 
l'avait  inspirée? 

Jacqueline.  —  Votre  aflfection  pour  moi  ? 

Blaireau.  —  Eh  !  oui,  pardine  !  Quand  je  vouis  ai  dit,  Jacqueline,  que  je  nour- 
rissais pour  vous  au  fin  fond  de  mon  cœur  une  bonne  grosse  petite  tendresse,  et 
que  je  vous  ai  supplice  d'accepter  le  cadeau  que  je  voulais  vous  faire  de  mon  per- 


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—  215  — 

sonnage,  voas  in^avez  répondu  que  vous  n^aviez  pas  encore  amassé  une  dot,  et  que 
sans  dot  vous  ne  vouliez  point  vous  marier.  Eh  bien  l  cette  dot,  je  croyais  avoir 
trouvé  le  moyen  de  Tamasser  pour  vous...  aux  dépens  de  ma  pauvre  peau,  et 
j'étais  impatient  d^avoir  été  cravaché  pour  mille  écus,  afin  de  pouvoir  vous  dire  : 
«  Ajoutez  ce  métal,  Jacqueline,  aux  charmer  si  nombreux  et  si  piquants  de  votre 
serviteur,  et  voyez  si  tout  eela  ne  vous  constitue  pas  un  excellent  mari.  » 

Jacqdkline.  —  Quoi  1  telle  était  votre  pensée?  iê  suis  tou'*hée,  je  le  confesse... 

Blaireau  (se  frottant  les  jambes  et  les  bras).  —  Ahl  pas  autant  que  je  Tai 
été,  moi!...  Dieul  je  seuffrele  martyre!  Je  suis  toot  endolori,  tout  meurtri!... 
(le  colonel  réparait,  sortant  du  château  )  GVst  lui  !  mon  meurtrier  1  mon 
larron!.  .  Ouf!  .. 

SCÈNE  xrv. 

Les  mêmes,  Le  Colonel. 

Le  Colonel,  une  lettre  à  la  main,  et  tenant  toujours  sa  cravache,  (Après 
avoir  regardé  autour  de  lui).  —  Mademoiselle  Paule  n'est  plus  ici?...  Où  est- 
elle  allée  ? 

Jacqueline  (sèchement),  —  Mademoiselle  Paule  est  allée  se  promener. 

Le  Colonel.  —  Où  donc? 

Jacqueune.  —  Ll,  dans  le  bosquet. 

Le  Colonel.  —  J'ai  à  lui  parler.  Allez  me  la  chercher. 

Jacqueline.  —  Moi?  Monsieur  oublie  qu'il  m'a  chassée  !... 

Blaireau  (à  part).  —  Chassée  1... 

Jacqueline.  —  Et  que  par  conséquent  je  n'ai  plus  d'ordre  à  recevoir  de  lui. 
—  Cependant,  et  puisqu'il  s'agit  de  mademoiselle ,  je  veux  bien,  pour  cette  fois 
encore,  avoir  l'air  devons  obéir.  Je  vais  la  chercher.  (Elle  sort  par  la  gauche). 

SCÈNE  XV, 
Le  Colonel,  Blaireau. 

Blaireau.  —  C'est-il  grand  Dieu  possible,  monsieur?  Vous  avez  chassé  Jac- 
queline? 

Le  Colonel.  ~  Oui,  morbleu!  je  l'ai  chassée.  Et  toi,  drôle... 

Blaireau.  —  Vous  me  chassez  pareillement? 

Le  Colonel.  —  Non.  je  te  garde,  toi.  Mais,  corbloul  si  tu  bronches...  (Il 
agite  et  fait  siffler  sa  cravache). 

Blaireau  (frissonnant^  à  part).  —  Brrr!...  Si  je  bronche,  sa  cravache  me 
remettra  au  pas...  Merci!  —  (Haut.)  Ma  foi,  monsieur,  si  vous  ne  me  chassez 
pas,  je  me  chasse,  moi,  et  je  vous  donne  mon  compte. 


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—  216  — 

Le  Colonel.  —  Je  ne  l'accepte  pas.  Je  veux  qne  ta  restes;  je  veux  l'avoir  ici, 
près  de  moi,  sons  la  main... 

Blaireau  {à part),  — Sous  la  main...  c'est-à-dire  sous  la...  Brrr!...  Sapre- 
lotte  l  saprelottel  me  voilà  bien  I...  Mais  c'est  inouï  !  Mais  on  n'a  jamais  vu  un 
infortuné  valet  de  ehambre  dans  une  position  aussi  intéressante!... 

SCÈNE  XVI. 

Le  Colonel,  Paule,  Jacqueline,  Blaireau. 

Padlb.  —  Vous  me  demandez,  monsieur?  Me  voici  ;  vos  ordres  sont  exécutés. 

Le  Colonel.  —  C'est  bien,  mademoiselle, 

Paule.  —  Avez-vous  à  me  signifier  quelque  nouvelle  mesure  de  rigueur?  Votre 
despotisme  prétend-il  s'exercer  d'une  façon  encore  plus  odieuse  ?  Voulez-vous 
m'enfermer,  faire  de  ma  chambre  une  prison,  un  cachot?  mettre  des  verrous  au\ 
portes  et  des  grilles  aux  fenêtres?  Voulez- vous  enfin  m'attacher  à  un  anneau  de 
fer  et  charger  mes  mains  des  chaînes  les  plus  lourdes?...  Je  suis  prête,  monsieur  ; 
la  victime  se  livre  au  bourreau  :  que  le  bourreau  fasse  son  œuvre. 

Jacqueline,  la  regardant  avec  admiration^  à  Blaireau,  —  Hein  !  quel  cou- 
rage! Et  comme  elle  est  belle!  comme  elle  est  grande  !... 

Blaireau.  —  Elle  est  gigantesque  ! 

Le  Colonel  (d  Paule).  —  Il  ne  s'agit  nullement  de  tout  ce  que  vous  venez  de 
dire.  Mademoiselle.  Je  vous  ai  fait  appeler  uniquement  pour  vous  donner  com- 
mimication  de  cette  lettre. 

Paule.  —  La  lettre  que  vous  adressez  à  M.  d'Hérigny?...  Quel  besoin  avez- 
vous  de  me  la  communiquer  ?  Ne  suis-je  pas  sûre  d'avance  que  vous  lui  déclarez 
l'opposition  faite  par  vous  au  mariage  de  son  fils  avec  moi,  dans  les  termes  les 
plus  cruels?  Je  serais  bien  fâchée,  du  reste,  qu'il  n'en  fût  pas  ainsi;  et  vous  trom- 
periez mon  attente,  vous  trahiriez  mon  espérance,  si  cette  lettre  n'était  pas,  ainsi 
que  votre  conduite,  un  modèle  achevé  de  barbarie. 

Le  Colonel. — Veuillez  donc  vous  assurer  si  j'ai  réussi,  dans  ce  sens  là,  à  vous 
satisfaire  complètement. 

Paule.  —  Oh  1  je  n'en  doute  pas. 

Le  Colonel.  —  Il  n'Importe,  lisez.  —  Lisez,  vous  dis-je  ;  je  vous  l'ordonne,  je 
vous  en  fais  la  loi. 

Paule.  —  Je  cède  à  la  force  armée,  j'obéia.  (Elle  lit), 

Jacqueline  (d  Blaireau).  —  Il  est  impitoyable  ! 

Blaireau.  —  C'est  un  vautour  I 

Paule  (8"écriant\ Ah  I  qu'ai-je  lu  !...  Oh  !  mais  n'est-ce  pas  une  erreur, 

une  illusion?...  Non,  non,  rien  n'est  plus  vrai  !...  (Sautant  au  cou  du  colonel. 
Ah  1  mon  oncle  !  ah  1  mon  bon  oncle  !... 

Le  Colonel  (la  pressant  sur  son  cœur).  —  Mon  enfant!  ma  chère  Paule I... 


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—  217  — 

Jacqublinb  {ébahie),  —  Blaireau  ?... 

Blaireau  (de  même).  —  Jacqueline?... 

Jacqueline.  —  OoaisI 

Blaireau.  — Oaais! 

Jacqueline.  —  Si  je  m^attendais  à  celle-là,  par  exempte  1... 

Blaireau.  —  Je  tombe  des  noes,  j'arrive  de  la  lunel...  ^ 

Paulb.  —  0  Taimable  surprise  1  (Relisant.)  «  Ce  mariage,  qui  doit  faire  le 
bonheur  de  nos  enfants,  me  comble  de  joie,  et  je  suis  impatient  de  le  conclure.  » 
Et  c'est  vous,  mon  oncle,  qui  écrivez  cela,  vous  que  j'accusais  de  despotisme,  de 
tyrannie,  de  cruauté!... 

Le  Ck)LONBL.  —  Ab  I  c'était  bien  pour  tout  de  bon  que  je  m'étais  révolté,  car  jo 
trouvais  que  tu  ne  respectais  guère  en  ma  personne  l'armée  française  ;  mais  quanti 
j'ai  pris  la  plume ,  en  songeant  à  ton  courage  ,  à  ta  fermeté ,  à  ta  résignation 
héroïque,  j'ai  senti  la  colère  faire  place  à  l'admiration,  et  j'ai  écrit  tout  justement 
le  contraire  de  ce  que  j'avais  résolu  d'écrire. 

Paule.  —  Tant  de  bonté!...  Âh!  que  je  suis  honteuse  maintenant  de  tout  ce 
que  }'ai  fait!  que  je  suis  confuse  de  tout  oe  que  je  vous  al  dit  de  méchant  et  d'in- 
sensé I  J*ai  parlé  avec  un  ton  d'autorité,  avec  une  audace,  avec  une  impertinence  !... 
comme  s'il  appartenait  à  une  petite  fille  comme  moi  d'avoir  seulement  une 
volonté  !...  Âhl  tenez,  mon  oncle,  traitez-moi  comme  je  le  mérite;  punissez-moi, 
châtiez-moi  :  il  n'est  point  de  tourment  qu'en  expiation  de  mes  torts  je  ne  souffre 
avec  bonheur. 

Le  Colonel  (avec  attendrissement)  —  Eh  !  quel  autre  châtiment  saurais-Je 
t^infliger  que  celui-ci,  chère  enfant  de  mon  cœur?  (Il  la  presse  de  nouveau  dans 
ses  bras.)  Va,  va,  ne  te  reproche  rien,  mignonne;  tout  ce  que  tu  as  fait  est  bien 
fait,  et  je  serai  toujours  trop  heureux  d'obéir  en  esclave  à  les  moindres  désirs. 

Jacqueline.  —  Ahl  monsieur,  comme  vous  parlez  bien  à  présent  î  ..  Et  c'est 
quand  vous  devenez  si  aimable  et  si  caressant  que  je  suis  obligce  de  vous  quitter  1... 

Le  Colonel.  —  Eh  I  non,  Jacqueline;  votre  place  est  toujours  ici. 

Paole.  —  Oui,  mon  oncle,  ici,  auprès  de  Blaireau,  -  son  mari,  si  vous  lo 
permettez. 

Le  Colonel.  —  Son  mari  ? 

Pauls.  —  Ah  !  c'est  que  vous  ne  savez  pas...  Mais  moi  j'ai  reçu  les  confidem  «  s 
de  Jacqueline,  de  même  qu'elle  recevait  les  miennes  :  elle  est  aimée  de  Blaireau., 
et  elle  ne  le  déteste  point. 

Blaireau.  —  Oui,  mademoiselle;  oui,  monsieur  lo  colonel.  Mais,  hélas!  .sans 
une  dot  elle  refuse  d'entrer  en  ménage,  et  c'était  pour  la  lui  gagner  que  je  recevais 
tantôt  avec  une  si  vive  allégresse  les  coups  de  cravache  que  vous  aviez  Thonneur 
de...  (//  fait  le  geste). 

Paule.  —  Ah!  mon  oncle,  voilà  de  l'amour  ! 

Le  Colonel.  —  Et  tant  d^amour  mérite,  n'esl-il  pas  vrai?... 

Paule.  —  Une  récompense...  , 

Le  Colonel.  —  C'cst-â-dirc  une  dot  ?... 


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—  218  — 

Paule.  —  Oh!  oui,  mon  oncle,  une  dot,  donnez  à  Jacqueline  une  dot  :  je  le 
désire  (souriant),  je  le  veux. 

Le  Colonel  (de  même).  —  Ah!  ce  que  ûlle  veatl...  Voiu  aurez  TOtre  dot, 
Jacqueline. 

Jacqueline.  —  Quel  bonheur  1  Mille  grâces,  monsieur.  —  Ah  t  mon  cher 
Blaireau!... 

Blaireau.  —  Ah  I  ma  chère  Jacqueline  !... 

Paule.  —  Que  vous  êtes  gentil,  mon  oncle  !  Et  que  je  vous  aime  I . .. 

Le  Colonel.  —  Ah  !  petite  masque  !. ..  Comme  tu  fais  bien  de  moi  tout  ce  que 
tu  veux!...  Quand  je  songe  pourtant  que  moi,  qui  me  laisse  mener  ainsi  à  la 
baguette  par  une  gamine,  j*ai  fait  un  si  effroyable  carnage  de  Russes  et  d^ Autri- 
chiens!... Ah!  mille  millions  de... 

Paule.  —  Eh  bien,  eh  bien,  monsieur  I... 

Le  Colonel.  —  Oh  !  pardon.  Je  me  croyais  encore  sur  le  champ  de  bataille, 
le  sabre  en  main,  à  la  tète  de  mes  dragons... 

Paule  {d'une  voix  douce  et  caressante).  —  Tandis  que  vous  êtes..* 

Le  Colonel.  —  Tandis  que  je  suis  auprès  de  ma  nièce...  non,  auprès  de  ma 
Aile  chérie,  à  qui  je  promets  solennellement.. 

Paule.  —  De  ne  plus  jurer? 

Le  Colonel.  —  De  ne  plus  jurer...  quVn  dedans. 

Paule  {lui  tendant  la  main),  —  Merci. 

E.  Amalric. 


FIN. 


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REVUE  MUSICALE. 


SOMMAIRE.  —  ConcerU  populaires.  —  M.  Fauré.  —  Théâtre  da  Capitole.  — 
Direction  Laget.  —  M<n«  Meillet  ^  Lalla  Rouck.  —  Les  h^  Delépierre.  — 
Sylvia.  —  M.  FiL 


Pour  goûter  la  musique,  il  suffit,  dit-on,  d'avoir  une  oreille  délicate 
et  une  âme  tendre  et  sensible.  Sans  doute,  ces  qualités  sont  indis- 
pensables, mais  elles  ne  sont  pas  suffisantes.  La  musique,  comme 
tous  les  arts,  s'adresse  à  Phomme,  être  complexe  :  intelligence  et 
sensibilité.  Placez  un  tableau  de  Raphaël  devant  le  premier  venu,  il 
pourra  éprouver  un  certain  plaisir  à  le  regarder.  Cependant  on 
peut  affirmer  que  l'impression  produite  sera  égale,  sinon  moins 
vive,  à  celle  que  ferait  naître  en  lui  la  vue  d'une  image  quelconque. 
Mais  faites  l'éducation  de  cet  homme  ;  indiquez-lui  les  raisons  de 
l'admiration  universelle  ;  montrez-lui  la  richesse  du  coloris,  l'expres- 
sion divine  des  figures,  l'harmonie  des  lignes,  la  grandeur  des  plans, 
en  un  mot,  faites-lui  comprendre  toute  la  beauté  de  l'art  ;  aussitôt  son 
âme  s'ouvre  à  un  nouvel  horizon.  Ce  qui  d'abord  ne  lui  procurait 
qu'un  plaisir  banal  et  sans  consistance,  le  remplit  d'une  joie  douce 
et  pénétrante  qui  s'empare  de  lui,  Tétreint,  et  l'élève  jusqu'aux  régions 
supérieures  où  habite  l'esprit  de  l'artiste.  Il  en  est  de  la  musique 
comme  4e  la  peinture.  Pour  arriver  à  éprouver  le  charme  du  plus 
enivrant  des  arts,  il  faut  le  comprendre.  La  première  fois  que  vous 
entendrez  une  œuvre  symphouique,  une  symphonie  de  Beethoven 
par  exemple,  vous  n'éprouverez  qu'ennui  et  lassitude  ;  à  peine  votre 
oreille  aura-t-elle  perçu  quelques  mesures,  qu'il  vous  tardera  d'ar- 
river aux  derniers  accords.  Quoi  d'étonnant  que  votre  esprit  soit 
fermé  aux  beautés  sublimes  créées  par  le  génie  i  il  ne  les  comprend 
pas.  Mais  que  Ton  déchire  le  voile,  qu'on  vous  initie  aux  secrets  de 


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—  220  — 

Part,  que  Ton  vous  montre  la  richesse  et  la  variété  des  combinaisons, 
la  grandeur  de  la  mélodie,  roriginalité  de  la  pensée,  Tharmonie  des 
gammes,  la  beauté  de  la  forme,  et  alors  vous  admirez  sans  réserve, 
vous  êtes  séduit,  charmé,  car  votre  âme  a  goûté  à  Tune  des  plus 
ineffables  jouissances.  Voilà  ce  qui  explique  le  succès,  qui  va  en 
s'agrandissant  de  jour  en  jour,  des  Ck>ncerts  populaires  de  musique 
classique.  L'éducation  du  public,  musicalement  parlant,  était  à  faire 
à  Toulouse.  11  y  a  quatre  ans,  il  pouvait  bien  comprendre  une  situatio 
dramatique,  être  ému  à  une  scène  de  Guillaume  Tell,  de  Robert,  ou 
des  Huguenots;  mais  ne  connaissant  que  la  musique  dramatique,  il 
n'avait  pu  comprendre  toute  la  poésie  du  plus  puissant  des  arts  :  car 
il  y  a  plus  de  véritable  musique  dans  une  symphonie  d'Haydn,  de 
Mozart  et  de  Beethoven,  que  dans  vingt  opéras  comme  ceux  que 
nous  entendons  tous  les  jours.  Depuis  cette  époque,  et  grâce  à  la 
Société  des  Concerts  populaires,  Tintelligence  musicale  s'est  dévelop- 
pée d'une  manière  sensible,  et,  aujourd'hui,  entendre  une  symphonie 
à  orchestre  est  devenu  pour  un  très-grand  nombre  un  véritable 
besoin. 


Dimanche  dernier,  se  donnait  la  quatrième  séance  des  Concerts 
populaires  au  milieu  d'un  public  nombreux.  Plusieurs  œuvres 
ont  figuré  pour  la  première  fois  sur  les  programmes  de  la  saison.  Entre 
autres,  nous  signalerons  l'ouverture  du  ilôt  des  Génies,  de  Weber.  Quoi- 
que celte  composition  n'ait  pas  la  puissance  et  la  variété  dramatique 
des  ouvertures  de  Freyschutz^  d'Oberon,  du  Jubel,  néanmoins  elle  est 
empreinte  d'une  chaleur,  d'une  vigueur  de  colons,  d'une  grandeur 
de  touche  qui  dénotent  la  présence  du  grand  maître.  Nous  espérons 
entendre  encore  cette  œuvre  dans  un  des  prochains  concerts,  elle 
ne  peut  que  gagner  à  être  jouée  de  nouveau. 

Dans  le  second  concert,  un  jeune  violoniste,  notre  compatriote, 
dont  le  talent  sympathiqiie  nous  rend  Téloge  facile,  a  exécuté  lo 
concerto  de  Mendelsohn.  Nous  avions  entendu  M.  Fauré  dans  plusieurs 
concerts;  le  plaisir  qu'il  nous  avait  fait  avait  été  fort  vif,  et  nous 
avions  été  heureux  de  le  reconnaître  dans  une  de  nos  précédentes 
revues  ;  mais  jusqu'ici  il  ne  nous  avait  pas  donné  d'apprécier  son 
mérite  artistique  dans  toute  sa  force  et  sa  plénitude.  L'interprétation 
de  cette  œuvre  de  Mendelsohn  n'est  pas  chose  facile ,  et  il  n'est  pas 
jusqu'aux  grands  maîtres  du  nom  de  Sivori,  Saînton,  qui  ne  l'abor- 
dent avec  une  certaine  crainte.  M.  Fauré  a  complètement  satisfait 
l'auditoire,  qui  a  reconnu  par  des  applaudissements  réitérés  l'im 
pression  profonde  qu'il   avait  produite.    Il  a  dit  avec  une  grande 


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—  224  — 

simplicité',  avec  un  style  pleiu  de  pureté,  avec  un  charme  émouvant, 
Vandanie  sublime  de  ce  concerto.  11  a  enlevé  le  finale  avec  un  brio 
éclatant  et  une  fougue  peu  commune.  M.  Fauré  a  vraiment  des  qua- 
lités sérieuses.  Doué  d'une  nature  sensible,  il  dit  avec  un  sentiment 
exquis  la  phrase  mélodique  ;  Teffet  est  toujours  contenu  dans  les 
règles  du  bon  goût  et  du  style  le  plus  sévère  ;  on  sent  qu'il  appar- 
tient à  la  bonne  école.  Quant  à  la  difficulté  de  Tinstrument,  il  a  ravi 
à  son  maître  Sainton,  le  secret  de  la  vaincre  ;  il  possède  un  staccato 
énergique,  un  sautillé  brillant,  un  détaché  vigoureux.  Toutes  ces 
qualités  réunies  fout  de  M.  Fauré  un  talent  remarquable. 

Nous  n'avions  jamais  eu  Toccasion  d'entendre  de  la  musique  de 
Gade  ;  nous  remercions  la  Société  des  Concerts  populaires  de  nous 
avoir  donné  cette  bonne  fortune.  Nous  n'ignorions  pas  pourtant  que 
Gade,  Danois  d'origine,  musicien  encore  vivant,  a,  en  Allemagne, 
un  nom  consacré  parmi  les  grands  maîtres  ;  nous  savions  que  Men- 
delsohn^ui  l'avait  remarqué,  l'avait  attiré  auprès  de  lui  à  Leipsick, 
où  il  lui  donna  la  direction  des  concerts,  et  que  le  grand  Bartholdy 
n'avait  pas  peu  contribué  au  développement  de  son  talent  de  com- 
positeur et  de  sa  gloire  artistique.  Gade,  à  en  juger  par  la  k^  symphonie 
en  8%  bémol  que  nous  avons  entendue  aux  Concerts  populaires,  a  de 
grandes  affinités  avec  celui  qui  fut  son  maître  et  son  ami.  Le  menuetto 
surtout  appartient  en  entier  à  la  manière  de  Mendelsohn  ;  c'est  la 
même  forme  mélodique,  le  même  coloris,  les  mêmes  effets  ménagés, 
la  même  gamme  de  tons.  Cependant  Gade  ne  possède  pas  la  profonde 
originalité,  la  grâce  charmante,  la  délicatesse  de  sentiment  qui  carac- 
térisent à  un  si  haut  degré  le  génie  de  Mendehiohn.  La  partie  de  la 
symphonie  de  Gade  que  nous  avons  le  plus  goûtée,  est  le  premier 
allegro  ;  il  est  écrit  avec  une  grande  clarté  et  une  correction  qui 
vous  charme;  les  développements  s'enchaînent  sans  effort;  on  croirait 
entendre  une  symphonie  d'Haydn.  Le  finale  est^  à  notre  point  de  vue, 
bien  au  dessous  des  autres  parties  de  la  symphonie.  La  clarté  qui  fait 
le  plus  grand  mérite  du  premier  allegro  manque  totalement  au  second  ; 
lu  phrase  mélodique  n'a  ni  grandeur  ni  éclat,  et  elle  disparaît  au 
milieu  d'une  confusion  de  timbres  regrettable. 

Beethoven  occupe  toujours  dans  les  Concerts  populaires  la  plus 
grande  place.  Quoi  de  plus  naturel  que  cet  hommage  rendu  au  plus 
grand  de  tous  les  symphonistes  !  On  a  joué  au  premier  Concert  de  la 
saison  la  symphonie  hértfique.  Qui  ne  connaît  l'histoire  de  cette  sym- 
phonie devenue  légendaire?  qui  ne  sait  que  Beethoven,  profondément 


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—  222  — 

épris  de  la  grandeur  du  premier  Consul  de  la  République  française, 
avait  Toulu  lui  destiner  une  de  ses  grandes  œuvres?  Personne 
n'ignore  que  la  symphonie  en  mi  bémol  portait  le  nom  de  Bonaparte, 
et  que  Beethoven  en  changea  le  titre  et  la  dédicace  le  jour  où,  appre- 
nant que  Bonaparte  s'était  fait  nommer  Empereur,  la  grande  figure 
de  son  héros  était  tombée  di\  piédestal  où  son  admiration  l*avait  placée. 
La  S«  symphonie  porte  cette  inscription  :  Sinfonia  eroica  composta  per 
fesleggiare  ilsowenire  d'un  grarf  turnio.  Elle  fut  commencée  en  4  802  et 
fut  achevée  en  4804.  Elle  appartient  donc  à  cetfie  époque  qu'on  est 
convenu  d'appeler  la  seconde  époque  du  génie  de  Beethoven.  Elle 
ouvre  même,  on  peut  le  dire,  cette  pérode  où  ce  sublime  esprit, 
abandonnant  la  forme  créée  par  Haydn,  respectée  par  Mozart,  acceptée 
par  Beethoven  lui-même  dans  ses  premières  compositions,  se  lança  à 
la  contemplation  des  hautes  régions  de  la  pensée  humaine. 

Il  n'est  pas  d'œuvre  de  Beethoven,  si  nous  en  exceptons  néanmoins 
la  dernière  symphonie,  la  symphonie  avec  chœur,  qui  ait  soulevé 
dans  la  critique  plus  de  discussion  que  la  symphonie  héro'tque.  Dans 
un  des  écrits  que  Weber  nous  a  laissés,  ce  grand  compositeur  porte 
sur  cette  composition  musicale  un  jugement  qui  nous  surprend  de  la 
part  de  celui  qui  cria  FreyschUtz.  Il  met  en  scène  les  divers  instru- 
ments de  l'orchestre;  il  fait  naître  entre  eux  une  querelle;  et  il  ne 
trouve  rien  de  mieux  pour  l'apaiser  que  de  les  menacer  de  leur  faire 
jouer  la  symphonie  hércà'que.  Plus  loin,  il  s'exprime  ainsi  :  «  Il  n'est 
»  plus  question  de  clarté,  de  développement  des  passion^,  auxquelles 
»  les  vieux  maîtres,  Gluck,  Haendel  et  Mozart  croyaient  k  tort. 
»  Ecoutez  la  recette  de  la  plus  récente  symphonie  de  Vienne  et 
»  jugez.  »  Triste  sort  réservé  aux  œuvres  vraiment  inspirées!  Le 
génie  a  en  soi  quelque  chose  qui  dépasse  tellement  les  règles  reçues 
qu'il  est  méconnu  par  ceux-là  même  auxquels  il  ne  refusa  aucune 
de  ses  faveurs.  —  Il  n'est  peut-être  pas  d'œuvre  musicale  qui  offre 
une  plus  grande  richesse  de  développements,  une  variété  plus  infinie 
de  formes.  Peut-on  rien  trouver  de  plus  merveilleusement  conçu  que 
le  finale  de  cette  symphonie  ?  Quelle  originalité  !  quelle  grâce  dans 
Texposition  du  motif  qui  va  servir  de  sujet  à  une  fugue  i  quoi  de  plus 
louchant,  de  plus  suave  que  cette  phrase  mélodique,  dite  en  andante 
par  les  instruments  à  vent,  reproduite  par  les  instruments  à  cordes, 
s'élargissant  peu  à  peu  pendant  que  la  flûte  jette  quelques  plaintes, 
et  éclatant  dans  un  tutti  entraînant,  qui  est  le  chant  de  gloire  donné 
au  héros  l  Quant  à  la  marche  funèbre,  elle  est,  à  bon  droit,  classée 
parmi  les  plus  belles  conceptions  de  l'esprit  humain.  C'est  tout  un 
drame.  Elle  est  aussi  émouvante,  aussi    grande  de  forme  que  la 


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—  223  — 

sublime  fresque  du  Vatican  due  au  pinceau  de  Micbel-Ange,  repré- 
sentant le  jugemerU  dernier»  —  Quoi  de  plus  écrasant  de  grandeur  que 
cet  appel  poussé  par  les  trompettes  après  que  les  instruments  à 
cordes  ont  reproduit  le  motif  de  la  marche  par  fragments  coupés  de 
silence  1 

L'orchestre  de  la  Société  des  Concerts  a  interprété  cette  œuvre 
d'une  manière  satisfaisante.  Nous  lui  devons  des  éloges,  car  elle  est 
hérissée  de  difficultés  sérieuses.  La  n^arche  surtout  a  été  rendue  dans 
toute  sa  noble  et  sombre  majesté. 

Le  ballet  des  hommes  de  Prométhée  dont  on  a  joué  des  fragments,  k 
un  concert  suivant,  s*éloigne  profondément  du  faire  de  la  symphonie 
hénnquef  il  appartient  à  la  première  époque  de  Beethoven  ;  il  fut 
représenté,  la  première  fois,  à  Vienne,  en  4799.  —  Quoi  de  plus 
ravissant,  de  plus  poétique,  de  plus  gracieux  que  l'adagio  de  cette 
œuvre  i  Mozart,  le  divin  Mozart  ne  refuserait  pas  d'apposer  sa  signature 
au  bas  de  cette  page.  —  Après  quelques  accords  de  harpe,  la  flûte,  le 
basson,  la  clarinette  expriment  successivement  une  mélodie  d'une 
irrésistible  tendresse  ;  bientôt  le  violoncelle  solo  se  mêle  à  leur  voix, 
et  vient  élever  votre  âme  dans  une  région  sublime.  —  Dans  cette 
composition,  les  tons  réels  s'y  éteignent  comme  trop  grossiers  et  s'y 
fondent  eu  nuances  tendres  et  idéales  ;  on  y  respire  une  atmosphère 
élyséenne. 

Une  grande  part  de  l'effet  considérable  produit  par  cette  œuvre 
revient  aux  solistes,  MM.  Fournès  (flûte),  Kaufmann(basson),  Bonnel 
(clarinette).  Nous  devons  surtout  des  éloges  à  M.  Righetti.  Ce  violon- 
celliste a  un  talent  remarquable  ;  il  possède  une  grande  pureté,  une 
belle  qualité  de  son  et  une  justesse  irréprochable,  qui  ont  soulevé  à 
plusieurs  reprises  des  applaudissements  justement  mérités. 

Abandonnons  la  musique  classique  et  entrons  au  théâtre.  M.  Hilaire 
Bezonquet  a  fui  après  quelques  mois  d'une  direction  difficile  et 
malheureuse,  laissant  la  question  théâtrale  dans  le  plus  grand  désarroi. 
Fort  heureusement,  un  homme  intelligent,  actif,  désireux  de  bien 
faire,  estimé  de  tous,  connu  favorablement  surtout  par  les  lecteurs 
de  la  Revue  s'est  présenté*  —  M.  Laget  n'a  pas  craint  de  se  mettre  k 
la  tète  d'une  situation  profondément  embarrassée,  car  M.  Hilaire 
abandonnait  la  direction  sans  avoir  pu  compléter  la  troupe  ;  les  pre- 
miers rôles  faisaient  défaut,  et  était-il  facile  de  faire  des  engagements 
convenables  au  milieu  de  l'année?  Nous  devons  savoir  gréa  notre 
nouveau  directeur  de  son  courage.  —  ly ailleurs,  il  nous  montre  tous 
les  jours  qu'il  est  pilote  habile.  Son  premier  acte  a  été  de  s'attacher 


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—  224  — 

pour  quelques  représentations  M»«  Meîliet,  qui  a  dans  les  arts  une 
réputation  justement  établie.  Paris  doit  à  cette  artiste  plusieurs 
créations  brillantes,  entre  autres  celles  de  Rose  du  Val  d'Andorre  et 
de  Rezia  d'Obéron.  Nous  avions  eu  Theureuse  fortune  de  l'entendre 
dans  le  rôle  de  Rezia  ;  elle  nous  avait  produit  une  profonde  impres- 
sion dont  il  nous  était  resté  le  meilleur  souvenir.  Depuis,  elle  n'a  fait 
que  grandir.  Dans  les  rôles  de  Valentine  des  Huguenois,  de  Norma^  de 
Rachel  de  la  Juive,  de  Léonore  du  Trouvère^  d*Alice  de  Robert,  de 
Pauline  des  Martyrs,  elle  nous  a  révélé  les  variétés  de  son  puissant 
talent  M»«  Meillet  ne  peut  accuser  de  parcimonie  à  son  égard  mère 
nature;  elle  en  a  reçu  de  précieuses  faveurs.  Elle  possède  une,  voix 
(le  mezzo-soprano,  énergique  et  puissante,  surtout  dans  le  médium  ; 
elle  a  un  sentiment  exquis  de  la  phrase  mélodique;  son  intelligence 
musicale  est  développée  et  lui  permet  d'affronter  sans  péril  les 
dissonances  les  plus  scabreuses  devant  lesquelles  ne  s'arrête  pas  le 
génie  de  Méyerbeer.  M»*»  Meillet  comprend  toutes  les  beautés  de  son 
art  et  sait  tirer  parti  des  plus  minces  détails,  qu'elle  exprime  dans 
toute  leur  vérité  et  leur  force.  Vivant  tout  entière  dans  les  rôles 
qu'elle  traduit,  elle  se  livre  sans  mesure,  n'écoutant  que  les  mouve- 
ments de  son  cœur  et  trouve  parfois  des  élans  dramatiques  pleins 
d'une  noble  poésie.  Quoi  d'étonnant  que  cet  artiste  éveille  la  sym- 
pathie du  public,  qui,  tous  les  soirs,  la  rappelle  par  de  longs  applau- 
dissements I 

Nous  sommes  heureux  de  trouver  l'occasion  de  dire  combien  nous 
tenons  en  haute  estime  le  talent  de  M.  Marthieu  et  de  M.  Bonnefoy. 
M.  Marthieu,  artiste  consciencieux,  a  une  voix  de  basse  pleine  de 
charme  et  de  pénétration  ;  il  dit  avec  succès  le  rôle  de  Marcel  et 
surtout  celui  du  cardinal  de  la  /titt;e.  Quant  à  M.  Bonnefoy,  nous  ne 
ferons  que  conGrmer  ce  que  la  Remue  disait  dernièrement  de  cet 
artiste  ;  il  possède  une  voix  de  basse  chantante  timbrée,  énergique 
et  pleine  de  souplesse;  il  s'est  fait  applaudir  dans  le  rôle  deBaskir  de 
Lalla-Roukh,  qui  est  une  de  ses  meilleures  créations. 

LaUa-Roukh  est  la  dernière  com|>08ition  musicale  de  Félicien-David. 
L'Afrique  a  produit  sur  Félicien-David  une  impression  vive  et  dura- 
ble. L'Orient  l'a  complètement  absorbé  dans  sa  grandeur  morne  et 
rutilante.  M,  Félicien-David  est  devenu  Arabe  ou  Turc  k  tout  jamais, 
occupé  sur  son  divan  à  égrener  le  chapelet  de  ses  souvenirs  d'Egypte 
ou  d'Asie,  et  dédaigneux,  comme  l'est  un  musulman  de  la  civilisation 
des  giaours,  de  tout  ce  qui  ne  lui  rappelle  pas  la  grande  voix  du 
Sahara.  Il  est  toujours  là-bas,  dans  ces  belles  villes  aux  minarets 


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—  225  — 

blancs,  aux  coupoles  d'élain,  aux  maisons  en  terrasse  entremêlées  de 
palmiers,  où  gazouillent  des  femmes  au  lieu  d'oiseaux,  il  suit^  non- 
chalant et  rêveur,  la  caravane  qui  se  déroule  comme  un  serpent 
marbré  au  milieu  des  solitudes  mornes  du  désert  ;  il  s'enivre  aux 
bords  du  lac  deschaudes  émanations  delà  nature  plantureuse,  où  naît 
le  soleil.  L'on  peut  dire  qu'avant  lui  ces  splendides  contrées  n^exis- 
taient  pas  pour  Part  musical  ;  il  a  découvert  TOrient.  Aussi,  Félicien- 
David  est  une  des  organisations  les  plus  pittoresques,  les  plus 
originales  qu'il  nous  soit  donné  d'admirer  j  son  talent  artistique  n'a 
pas  eu  de  précédent,  et  les  classiGcateurs  ont  été  obligés  d'ouvrir 
pour  lui  une  catégorie  spéciale. 

Nous  avons  applaudi  dans  Lalla-Rotikh  les  beautés  que  nous  avions 
admirées  dans  le  Désert,  qui  a  commencé  la  gloire  artistique  de 
Al.  Félicien-David.  Celle  composition  contient  des  pages  charmantes, 
empreintes  d'une  grande  couleur  locale  et  d'une  profonde  rêverie. 
Celle  musique  vous  pénètre,  vous  monte  au  cerveau  et  vous  donne 
les  hallucinations  du  haschich.  Nous  citerons  entre  autres  morceaux 
qui  nous  ont  frappé,  les  chœurs  du  premier  acte,  l'air  de  la  chan- 
teuse, le  duo  des  deux  femmes  du  second  acte,  et  les  couplets  de  la 
basse.  Le  seul  reproche  que  nous  ferons  à  celle  œuvre,  reproche  qui 
peut  s'appliquer  à  toutes  les  compositions  de  Félicien-David  ,  c'est 
qu'elle  a  une  trop  grande  uniformité  de  teinte  ;  les  effets  employés 
sont  partout  les  mêmes;  aucun  épisode  imprévu  ne  vient  réveiller  la 
pensée  énervée  par  les  longs  et  doux  murmures  de  cette  mélodie 
monochrome. 

Jusqu'ici,  nous  avions  cru  que  la  vie  d'un  homme  ne  suffisait  pas 
pour  arriver  à  connaître  tous  les  secrets  impénétrables  de  cet  arcane 
qu'on  nomme  le  violon.  Eh  bien  i  nous  étions  dans  l'erreur  I  c'est  ce 
que  viennent  de  nous  prouver  les  demoiselles  Delépierre.  Ces  jeunes 
artistes  qui  ont  à  peine,  l'une  treize  ans,  l'autre  huit,  se  font  un  jeu 
des  difficultés  de  l'instrument  dont  elles  sont  les  habiles  interprètes. 
Cela  est  prodigieux  ;  ce  serait  vraiment  à  ne  pas  croire,  s'il  n'était  pas 
permis  à  chacun  d'aller  voir  et  entendre.  L'aînée  a  un  sentiment, 
une  grâce,  une  délicatesse  qui  vous  émeuvent  jusqu'aux  larmes. 
Quant  à  la  plus  jeune,  elle  possède  une  crânerie,  une  vigueur,  une 
hardiesse  qui  étonnent.  Son  détaché  est  grand  et  énergique,  le 
staccato,  qu'elle  fait  comme  personne,  étincelle  dans  toutes  les 
posilions  de  l'archet,  et  à  toutes  les  gammes.  Ces  deux  remarquables 
talents  ont  soulevé  l'enthousiasme  du  public,  et  c^était  franchement 
qu'on  s'abandonnait. 

^6 


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—  226  — 

Ces  jours  derniers,  on  inlerprélail,  au  Ihéâire  Monicavrel,  une  œu- 
vre due  à  deux  amateurs.  Sylvia  csl  une  opérellcdonlle  librelloappar- 
lient  à  M.  Amalric,  notre  compatriolo,  aulcurde  la  comédie  iiîgénicuse 
qui  figure  plus  haut  dans  celle  livraison  de  la  Revue,  et  déjà 
connu  favorablement  par  certaines  comédies  où  il  a  fait  preuve  d'un 
vrai  mérite  litléraire;  la  musique  est  de  M.  de  Vézian»  presque  notre 
compatriote,  car  il  habile  Castelnaudary.  Nous  regrettons  de  n'avoir  pu 
assister  à  la  seule  représentation  qui  ait  été  donnée  de  cette  œuvre, 
quoique  Ton  nous  ait  dit  que  Texécution  avait  été  pleine  d'imper- 
fections ,  et  était  loin  de  répondre  aux  désirs  des  compositeurs. 
Néanmoins,  qu'il  nous  soit  permis  de  donner  notre  appréciation  sur 
la  partition  de  M.  de  Vézian,  que  nous  avons  eu  le  plaisir  d'entendre 
au  piano.  M.  de  Vézian  a  fait  preuve  d'une  grande  facilité  de  compo- 
sition ;  les  développements  de  sa  pensée  s'enchaînent  sans  effort  et 
avec  clarté  dans  une  unité  harmonieuse.  Le  style  est  correct  et  ne 
manque  pas  d'une  certaine  originalité.  Nous  avons  surtout  remarqué 
dans  cette  partition  un  trio,  un  quatuor  et  surtout  des  couplets  de  la 
basse,  francs  d'allure,  et  étincelants  de  verve.  M.  de  Vézian,  avant 
cette  œuvre,  en  avait  produit  une  première  qui  avait  eu  les  honneurs 
d'une  mention  à  un  concours  ouvert  à  Paris,  et  il  peut  compter,  dans 
l'avenir,  sur  des  succès  artistiques  certains. 

Nous  clôturerons  notre  revue,  en  signalant  à  Tattention  des  violo- 
nistes deux  études  pour  violon,  dues  à  un  des  artistes  de  notre  ville 
dont  nous  connaissons  le  talent  remarquable  et  que  nous  regrettons 
de  ne  pas  voir  se  produire  plus  souvent.  M.  Fil  est  un  artiste  sérieux, 
et  il  a  prouvé  par  ces  deux  études^  encore  sous  presse  et  qui  paraî- 
tront sous  peu,  la  maturité  de  son  talent. 

J.    filBENT. 


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ACADÉMIE  IMPÉRIALE 

Des  Sciences.  Inscriptions  et  Belles-Lettres 
de  Toulouse. 

Séawx  du  i%  janvier  4865.  —  Présidence  de  M.  Filbol. 

M.  le  Recteur  de  TAcadémie  de  Toulouse,  membre  honoraire,  entre 
en  séance,  et  prend  place  à  la  droite  de  M.  le  président.  11  expose  à 
TAcadémie  le  désir  exprimé  par  S.  Exe.  le  ministre  de  Tinstruction 
publique  de  voir  les  membres  des  Sociétés  savantes  prendre  part  aux 
lectures  et  conférences  publiques  établies  à  Paris  et  dans  d'autres 
villes  de  l'Empire.  Déjà  quelques  professeurs  et  hommes  de  lettres, 
placés  sous  la  direction  de  M.  le  président  Caze,  membre  de  PAcadé- 
mie  des  sciences  de  Toulouse,  ont  ouvert,  dans  les  galeries  du 
Capitole,  des  séances  de  cette  nature.  M.  le  Recteur  espère  que  d'au- 
tres membres  de  l'Académie  voudront  bien  s'adjoindre  aux  trois 
confrères  déjà  inscrits.  Il  insiste  sur  le  but  utile  de  cette  institution, 
sur  le  fruit  qu'en  peut  retirer  cette  portion  du  public  que  ses  occu- 
pations empêchent  de  suivre  les  cours  des  Facultés.  11  rappelle  enfin 
que  le  patronage  du  ministre  et  la  protection  de  l'autorité  locale  sont 
acquis  à  cette  institution. 

A  la  suite  de  cette  communication,  M.  le  président  invite  ceux  des 
membres  qui  sont  en  mesure  de  répondre  aux  vœux  de  M.  le  Ministre 
et  de  M.  le  Recteur,  de  vouloir  bien  se  faire  inscrire  au  bureau. 

M.  Morel,  de  Saint-Gaudens,  auquel  l'Académie  doit  d'intéressants 
détails  sur  la  mosaïque  Gallo-Romaine,  découverte  récemment  dans 
les  subslruclions  de  l'ancien  prieuré  d'Arncps,  à  Valentine,  écrit  de 
nouveau  à  M.  Barry  pour  compléter  et  rectifier  les  indications  four- 
nies par  sa  première  lettre.  Au  lieu  d'être  uni,  comme  on  avait  paru 
le  croire,  d'après  sa  description,  le  champ  ou  le  fond  de  la  mosaïque 
serait,  au  contraire,  orné  de  quatre  vases  antipodes  d'où  sortiraient 
des  végétations  fantastiques,  reliées  les  unes  aux  autres  par  des  en- 
trelacs, et  dessinant  ainsi  au  centre  du  tableau  une  rosace  continue 


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._  228  — 

de  couleurs  variées  et  d'un  bel  effet.  Le  carré  du  pavimenlum  qui 
mesure  2»,90  de  côté,  est  encadré  d'une  large  bordure  dont  les  grec- 
ques polychromes  elles-mêmes  harmonisent  leurs  nuances  avec  celles 
de  la  rosace  centrale. 

En  remerciant  M.  Morel  de  celle  intéressante  communication, 
l'Académie  regrette  qu'il  ne  l'ait  pas  accompagnée  d'un  dessin  colorié 
qui  eût  nettement  accusé  l'ensemble  et  le  détail  de  la  composition, 
en  tenant  compte  du  contraste  et  de  l'agencement  des  teintes  très- 
importantes  dans  ce  genre  de  peintures.  Destinées  à  périr  ou  h  rester 
enfouies,  le  plus  souvent,  par  les  difficultés  que  présente  le  travail 
d'extraction  et  par  les  frais  considérables  qu'il  entraîne,  les  mosaï- 
ques anciennes  laisseraient  ainsi  un  utile  souvenir  d'elles-mêmes, 
que  les  sociétés  savantes  se  feraient  un  devoir  et  un  plaisir  de  consi- 
gner dans  leurs  mémoires. 

Appelé  par  l'ordre  du  travail,  M.  Ducos  lit  une  étude  sur  une  publi- 
cation récente  de  poésies,  sortie  des  presses  de  MM.  Rouget  et  Dcla- 
haut,  imprimeurs  à  Toulouse.  Ce  sont  les  Chants  de  l'âme,  poésies, 
par  M"«  Adolphine  Bonnet,  de  Muret. 

M.  Ducos  fait  ressortir  le  mérite  de  ces  opuscules,  mérite  d'autant 
plus  grand  qu'il  contraste  avec  l'extrême  jeunesse  de  l'auteur,  la 
fécondité,  la  variété  des  sujets  et  la  beauté  de  l'exécution  sont  l'objet 
de  ses  remarques.  Il  donne  lecture  de  plusieurs  pièces,  parmi  les- 
quelles se  distinguent  les  Fleurs  des  champs,  les  Anges  du  bon  Dieu,  les 
Sympathies  mystérieuses^  la  Sœur  de  charité.  Trois  femmes,  etc.  Il  règne, 
en  général,  dans  ce  volume,  un  ton  de  tristesse  et  de  douce  mélan- 
colie; on  dirait  un  esprit  inquiet  qui  cherche  sa  place  et  qui  ne  Ta 
pas  encore  trouvée.  Ce  sentiment  est  assez  vivement  traduit  dans  la 
pièce  intitulée  :  Souvenirs  d*enfance.  Ce  petit  volume  est  placé  sous  un 
auguste  patronage.  On  lit  en  tête  une  lettre  de  Mgr  Desprez,  lettre 
qui  sert  de  préface.  11  contient  plus  de  cent  opuscules,  et  il  n'en  est 
pas  un  qui  ne  se  distingue  par  des  vers  heureux,  pleins  de  naturel 
et  de  grâce.  On  se  demande  dans  quel  milieu  un  talent  aussi  remar- 
quable a  pu  éclore,  grandir  et  arrivera  ce  degré  de  perfection  ;  l'au- 
teur, qui  n'a  pas  atteint  sa  vingtième  année,  est  originaire  de  la  petite 
ville  de  Muret  et  elle  y  a  passé  sa  vie  ;  l'on  cherche  des  maîtres,  une 
culture  à  ce  talent  venu  tout  seul  :  on  n'en  trouve  pas.  La  nature  et 
l'inspiration  ont  tout  fait  *,  l'on  arrive  à  cette  conclusion  :  nascuntur 
poetœ. 

M.  Barry  présente  à  l'Académie  une  statuette  de  Mercure,  décou- 
verte il  y  a  quelques  semaines  au  village  de  Beaumont,  près  de  Muret, 
en  défrichant  un  bois  de  chênes. 


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—  229  — 

Cette  figure,  dont  les  mutilations  (celle  du  bras  du  moins)  parais- 
sent remonter  à  l'époque  romaine,  est  d'un  travail  plus  soigné  que  la 
plupart  de  ces  petites  images  très-répandues,  comme  on  le  sait,  sur 
tous  les  points  de  la  Gaule.  Les  yeux  sont  incrustés  d'argent,  par- 
ticularité que  présentent  rarement  les  ouvrages  de  pacotille  religieuse, 
déjà  communs  à  cette  époque  de  superstition.  L'attitude  du  corps  et 
le  jeu  des  muscles  sont  accusés  avec  une  intention  qui  ne  serait  pas 
toujours  irréprochable  au  point  de  vue  de  l'exactitude  analomique. 
Les  alœ  qui  garnissent  d'ordinaire  le  chapeau  arcadien  du  dieu,  pa- 
raissent ici  adhérentes  à  la  tête  elle-même  et  sortent  de  la  chevelure 
bouclée  suivant  Tusage.  Il  faut  ajouter  k  tout  cela  que  le  bronze  est 
recouvert  d'une  peinture  verte  et  luisante,  qui  rappelle  l'éclat  et  la 
finesse  des  plus  belles  pierres  dures  antiques. 

Mais  cette  image,  toute  romaine  de  forme  et  d'attributs,  comme  le 
sont  les  neuf  dixièmes  des  Sigilla  de  Mercure,  découverts  dans  les 
Gaules,  ne  nous  apprend  pas  grand  chose  sur  l'histoire  des  religions 
indigènes  et  sur  le  culte  du  Mercure  gaulois,  que  viennent  éclairer  de 
loin  en  loin  des  monuments  d'un  caractère  tout  différent,  parmi  les- 
quels M.  Barr y  signale  la  précieuse  statuette  de  Mercure  accroupi, 
découverte,  il  y  a  20  ou  30  ans,  au  village  de  Touget,  près  de  Cologne 
(ancienne  Aquitaine). 

Organe  d'une  commission  nommée  à  cet  effet  (4),  M.  Joly  fait  un 
rapport  verbal  sur  une  Note  présentée  à  l'Académie  par  M.  E.  Trulat, 
et  relative  à  un  squelette  d'ursus  spelœus  (grand  ours  des  cavernes). 

Ce  squelette,  unique  jusqu'à  présent  dans  les  musées  d'Europe,  a 
été  reconstitué  au  moyen  de  pièces  de  rapports,  choisies  avec  beau- 
coup de  sagacité  parmi  plus  de  deux  mille  ossements  à^ursus  spelœus, 
recueillies  dans  les  cavernes  de  Lherm  (Ariége),  par  les  soins  et  atix 
frais  de  M.  le  professeur  Filhol. 

Le  rapporteur  insiste  à  dessein  sur  les  difficultés  matérielles  de 
cette  reconstruction,  difficultés  pour  la  plupart  heureusement  vain- 
cues par  M.  Trutat.  Cependant,  la  commission  a  remarqué  quelques 
imperfections  de  détail,  qu'il  sera  facile  de  corriger,  et,  dès  lors,,  le 
musée  d'histoire  naturelle  de  Toulouse  pourra  offrir  aux  paléonto- 
logistes un  curieux  spécimen  de  cette  espèce  d'ours  gigantesque 
dont  on  avait,  il  est  vrai,  un  peu  exagéré  la  taille,  et  dont  les  débris 
se  trouvent  en  si  grande  quantité  dans  les  cavernes  à  ossement,  non 
seulement  sur  divers  points  du  territoire  français,  mais  encore  dans 
une  fouîude  localités  du  continent  européen. 

(1)  Cette  commission  se  composait  de  MM.  Noulot,  Lavocat  et  Joly,  rap- 
porteur. 


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A  en  juger  parles  différences  considérables  que  les  os  des  membres 
recueillis  par  M.  Filhol  présentent,  soit  dans  leur  forme,  soit  dans 
leurs  dimensions,  Ton  pourrait  être- tenté  de  croire  que  ces  os  ap- 
partiennent k  une  espèce  distincte  ô'ursus  spelœus.  M.  Trutat  ne 
p.irtage  pas  cette  opinion,  el  il  croit  avec  M.  Noulet,  que  les  diffé- 
rences dont  il  s'agit  peuvent  s'expliquer  par  des  diversités  d'âge,  et 
par  la  lenteur  de  développement  des  'os ,  en  rapport  avec  la  longue 
durée  de  Texistence  chez  Tt^r^ttô  spelœus.  M.  Joly  confirme  celte  idée 
par  des  observations  qui  lui  sont  propres,  et,  après  avoir  accordé  de 
justes  éloges  au  double  travail  de  M  Eugène  Trutat,  il  conclut 
à  ce  que  ce  travail  soit  renvoyé  à  la  commission  des  récompenses.  Il 
conclut,  en  outre,  à  ce  que  des  remerciments  non  moins  mérités  soient 
adressés  à  M.  le  professeur  Filhol,  dont  le  zèle  et  les  persévérants 
eiïorts  contribuent  chaque  jour  à  enrichir  notre  musée  naissant 
d'une  foule  d'objets  précieux,  non  seulement  pour  Thisloire  naturelle 
proprement  dite,  mais  encore  pour  Phistoire  de  Thomme  primitif,  à 
répoque  de  sa  première  apparition  dans  nos  contrées. 

Le  secrétaire-adjoint  y 

E.  Vaïsse. 


S4ance  du  49  janvier  4  865.  —  Présidence  de  M.  Filhol. 

M.  Filhol,  appelé  par  Tordre  du  travail,  lit  une  note  relative  à  la 
composition  chimique  de  quelques  eaux  minérales  des  Pyrénées.  11 
signale,  en  premier  lieu,  deux  sources  qu'il  a  eu  occasion  d'étudier 
dans  le  courant  de  Tannée  4  864,  et  qui  toutes  les  deux  sont  en  même 
temps  sulfureuses  et  ferrugineuses.  L'une  d'elles  est  située  aux  portes 
même  de  la  ville  de  Foix  (Ariége),  l'autre  se  trouve  au  fond  de  la 
vallée  de  Moudang  (Ha utestPy rénées). 

Ces  sources  répandent  l'odeur  désagréable  des  eaux  sulfureuses. 
Les  objets  en  argent  qu'on  y  plonge  sont  noircis  en  peu  de  temps  ; 
elles  précipitent  en  noir  les  sels  de  plomb,  d'argent,  etc.  Chacune 
d'elles  abandonne  sur  son  trajet  un  dépôt  rougeâtre,  comme  le  font  les 
oaux  minérales  ferrugineuses;  d'ailleurs,  leur  saveur  styptique,  et 
leur  action  sur  les  divers  réactifs  propres  à  déceler  l'existence  des 
sels  de  fer,  ne  permet  pas  de  méconnaître  l'existence  d'une  quantité 
assez  notable  de  fer  dans  Tune  et  l'autre.  La  présence  simultanée  du 
fer  et  du  soufre  dans  ces  eaux  minérales,  peut  s'expliquer  facilement. 


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si  Ton  admet  que  le  soufre  s'y  trouve  à  Pétai  d'acide  sulfhydrique  et 
le  fer  à  Pétat  de  sulfate  de  protoxyde. 

M.  Filhol  pense  qne  ces  eaux  pourront  être  utilisées  avec  avantage 
dans  des  cas  nombreux,  et  il  considère  la  réunion  de  Télément  sul- 
fureux à  Pélément  ferrugineux  comme  une  circonstance  heureuse 
dont  la  médecine  pourra  tirer  un  bon  parti. 

Après  cet  exposé,  M.  Filhol  fait  part  à  PAcadémie  de  ses  recher- 
ches sur  la  composition  chimique  de  Peau  salée  de  Camarade  (Ariége). 
Cette  eau,  qui  est  très-abondante,  ne  renferme  pas  moins  de  trois 
cents  grammes  de  substances  salines  par  litre,  dont  275  de  sel  marin  ; 
elle  contient,  en  outre,  une  proportion  notable  de  sulfate  de  soude  et 
de  sulfate  de  magnésie  j  enfin,  Panalyse  y  décèle  Pexistence  d'une 
quantité  assez  forte  de  sels  à  base  de  potasse. 

L'eau  de  Camarade  ne  contient  pas  une  quantité  appréciable  de 
bromure  ou  d'iodure. 

Enfin,  M.  Filhol  donne  lecture  d'une  noie  relative  à  Panalyse  de  la 
cendre  de  sarments  de  vigne,  atteints  d'oïdium.  D'après  un  viticulteur, 
celte  cendre  serait  absolument  dépourvue  de  potasse,  et  Pabsenccde 
celte  base  serait  la  cause  de  la  maladie  de  la  vigne.  M.  Filhol  est  arrivé 
à  des  résultats  différents,  car  il  a  trouvé  dans  la  cendre  provenant  de 
sarments  et  de  ceps  atteints  d'oïdium,  qui  lui  ont  été  remis  par  son 
collègue  M.  Clos,  6  pour  100  de  potasse.  11  n'est  donc  pas  exact  de  dire 
que  cette  base  manque  dans  les  sarments  ou  les  ceps  malades,  mais 
il  faut  reconnaître  qu'elle  s'y  trouve  en  proportion  moindre  que  dans 
les  ceps  qui  n'ont  pas  été  atteints  par  Poïdium,  car  les  analyses  de 
cendres  de  sarments^  qui  ont  été  faites  jusqu'à  ce  jour,  indiquent 
Pexistence  dans  ces  cendres  de  20  pour  100  au  moins  de  potasse. 

Une  discussion  intéressante,  à  laquelle  prennent  part  MM.  de 
Planet,  Couseran,  Joly>  Brassinne,  s'engage  sur  les  communications 
relatives  aux  sources  salines  de  Camarade,  et  à  l'analyse  chimique 
des  ceps  de  vigne  atteints  d'oïdium. 

M.  Laroque  insiste  sur  Pimportance  du  fait  révélé  par  M.  Filhol 
touchant  la  faible  proportion  de  potasse,  trouvée  dans  ces  sarments. 
Si  des  expériences  ultérieures  confirment  celte  première  découverte, 
on  pourrait,  peut^tre,  en  appliquant  sous  forme  d'engrais,  une  dose 
de  potasse  ou  de  cendres,  au  terrain  comptante  en  vigne,  prévenir  les 
effets  funestes  de  Poïdium. 

M.  Tillol  rend  compte  d'une  brochure  adressée  k  PAcadémie  par 
MM.  Bellet  et  de  Rouvre,  et  dans  laquelle  ces  deux  ingénieurs  don- 
nent la  description  d'une  locomotive  électro-magnétique. 

Cette  machine  se  compose,  à  Pavant,   de  deux  petites  roues,  et  à 


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—  232  — 

rurrière,  de  deux  autres  d'un  diamètre  plus  grand.  Ces  dernières  sont 
fixées  sur  un  même  axe;  elles  portent  sur  leur  circonférence,  vingt 
éleclro-aimanls.  soumis  tour  à  tour  à  Taclion  d'un  courant  qui  tra- 
verse deux  fils  tendus  entre  les  deux  extrémités  delà  voie.  Les  sur- 
faces polaires  de  ces  aimants  attirés  par  le  rail  qoi  sert  d'armature 
déterminent  un  mouvement  de  rotation.  Un  système  ingénieux  de 
commutateurs  permet  de  supprimer  le  courant  dans  Télectro-aimant 
lorsqu'il  est  en  contact  avec  le  rail,  et  l'action  attractive,  rendue  ainsi 
permanente,  produit  un  mouvement  continu  de  rotation. 

Au  point  de  vue  théorique,  cette  machine  parait  ingénieusement 
construite,  mais  on  doit  faire  de  nombreuses  réserves  quant  à  ses 
applications  pratiques. 

Hien  n'autorise  h  penser  qu'il  soit  possible  d'obtenir  une  vitesse  de 
ôO  ou  60  lieues  à  l'heure,  ainsi  que  l'admettent  les  auteurs  lorsqu'ils 
proposent  cette  locomotive  comme  un  nouveau  moyen  de  transport 
pour  les  dépêches.  Cette  vitesse,  fût-elle  même  possible,  ne  saurait 
être  utilisée,  puisque  nos  organes  ne  pourraient  la  supporter. 

D'un  autre  côté,  il  est  manifeste  que  le  mouvement  doit  cesser  dès 
(pron  interrompt  le  courant ,  mais  on  ne  voit  pas  le  moyen  de 
maintenir  la  force  d'impulsion  que  la  machine  possède  en  ce  mo- 
ment. 

Enfin,  les  frais  considérables  que  la  production  de  l'électricité 
exige  dans  rétat  actuel  de  la  science,  ne  permettent  pas  d'espérer 
que  la  locomotive  électro-magnétique  puisse  remplacer  les  locomo- 
tives actuelles. 

Quoi  qu'il  en  soit,  la  locomotive  de  MM.  Bellet  et  de  Rouvre  pré- 
sente un  grand  intérêt  à  cause  de  l'ingénieux  emploi  qu'ils  ont  fait 
de  la  forme  électrique.  L'Académie,  en  adressant  aux  auteurs  des 
remerclments,  les  engage  à  continuer  des  travaux  qui  peuvent  ame- 
ner à  des  résultats  importants. 

Le  secrétaire  adjoint^ 
E.  Yaïssb. 


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EKSEIGNEMENT. 


Sojels  donnés  en  composition    nn  Bneenlnurént^  ù  In  session 
de  noirembre  1864,  par  In  Fnenlté  des  Sciences  de  Tonlonse. 

BACCALÀUlélT  às  SCIBNCBS  iT«(retA(. 

Physique  :  En  qaoi  consUte  le  phénomène  de  la  dispersion  par  le  prisme?  — 
Exposer  la  théorie  de  Newton  et  décrire  les  principales  expériences  à  Tappui. 

Géologie  :  Gomment  pent-on  déterminer  Taxe  relatif  d'une  chaîne  de  montagnes  ? 
—  Application  aux  Pyrénées. 

BAGCALAUaéAT   BS   8CIBMCE8   COMPLET. 

Da  5.  —  Mathématiquei  :  \<*  Démontrer  que,  si  une  droite  est  perpendiculaire 
à  un  plan,  toute  parallèle  à  cette  droite  est  aussi  perpendiculaire  au  plan.  — •  S^>  On 
donne  les  projections  d'un  point  et  d'une  droite  sur  un  plan  horizontal  et  sur  un 
plan  vertical,  et  Ton  demande  de  construire,  par  la  méthode  des  rabattements,  la 
longueur  de  la  perpendiculaire  abaissée  du  point  sur  la  droite. 

PhyeiqMe  :  Décrire  la  méthode  générale  employée  pour  mesurer  la  dilatation  des 
gaz.  —  Quelle  loi  a-t-on  trouvée  pour  les  gaz  permanents  ?  —  En  quoi  consiste,  et 
comment  explique-t-on  le  tirage  des  cheminées  ? 

Du  7.  —  Mathématiquet  :  !<>  Exppser  la  règle  d'intérêt  composé  et  celle  des 
annuités.  —On  montrera  comment  on  y  applique  les  logarithmes.— S^  Démontrer 
que,  dans  la  parabole,  les  carrés  des  cordes  perpendiculaires  à  son  axe  sont  pro- 
portionnels aux  distances  de  ces  cordes  au  sommet. 

Physique  :  !<>  Qu'est-ce  que  la  rosée?  !<>  condition  pour  qu'un  corps  se  couvre 
abondamment  de  rosée  ,  3o  explication  du  phénomène  de  la  rosée,  et  description 
des  expériences  sur  lesquelles  cette  explication  est  fondée. 

—  Mathématiques  :  lo  Rendre  compte  de  la  méthode  abrégée  pour  la  multiplication 
de  deux  nombres  décimaux.  —  2o  De  toutes  les  droites  que  l'on  peut  mener  par  un 
même  point  dans  un  plan,  quelle  est  celle  qui  fait  le  plus  grand  angle  avec  le 
plan  horizontal  ?  —  Application  à  la  représentation  d'un  plan  quelconque  sur  un 
plan  coté. 

Physique  :  Enoncer  la  loi  de  Mariolte.  —  Gomment  l'a-t-on  démontrée,  1°  dans 
le  cas  des  pressions  peu  supérieures  à  la  pression  atmosphérique,  2o  dans  le  cas 

4  5* 


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—  234  — 

des  pressions  inférieures  à  celte    dernière^?  —  Celle    loi  est-elle  rigoureasemcni 
exacte  pour  les  divers^gai  ?  —  Décrire  le^manomèlro  à  air^coroprimé. 

—  ^Mathématique*  :  1«>  Eublir  les  conditions  nécessaires  et  sufGsanles  pour  que  deui 
circonférences  se  coupent.  —  2o  Mener  une  tangente  à  Pellipse  par  un  point  exté- 
rieur. —  Gomme  ^application  de  la  première  question,  on  montrera  que  le  problème 
est  susceptible  de  deux  solutions. 

(On  supposera  connue  la  construction  de  la  tangente  menée  par  un  point  pris 
sur  la  courbe,  ainsi  que  la  propriété  surlaquelle  cette  construction  est   fondée). 

Physique  ^'Distribution  de  Télectricité  dans  les  corps  bon  conducteurs. —  Prouver 
que  rélectricité  se  porte  à  la  '  surface.  —  Loi  générale  de  la  distribution  sur  les 
corps  non-spbériques.  —  Pouvoir  des  pointes.  —  Application  au  paratonnerre  ; 
description  de  cet  appareil. 

—  Mathématiques  :  !<>  Une  fraction  étant  supposée  égale  à  une  autre  fraction  dont 
les  deux  termes^sont  premiers  entre  eux,  faire  voir  que  les  deux  termes  de  la 
première  fraction  sont  des  équi-multiples  de  ceux  de  la  seconde. —  On  en  conclura 
la  condition  nécessaire  et  suffisante  pour  qu^une  fraction  soit  irréductible.  —  2**  Par 
deux  points  M,  M*  d'une  ellipse  dont  F,  F  sont  les  foyers,  on  mène  une  sécante  RS  j 
du  foyer  F  on  abaîsse^une  perpendiculaire  FG  sur  celte  sécante,  perpendiculaire 
qu'on  prolonge_]d'une  quantité  GK^égale  à  elle-même,  et  Ton  joint  Pextrémité  K  au 
foyer  F  par  la  droite  KF  qui  rencontre ]la  sécante  RS  au  point  I.  — On  demande 
de  faire  voir  que  le  point  I  est  compris  entre  les  deux  points  MM*. 

Physique  :  Décrire  la  lunette  gastronomique.'—  Faire  connaître  la  marche  des 
rayons  lumineux  dans  cet  instrument,  et  expliquer  pourquoi  il  grossit. 

—  Mathématiques  :  1»  Rendre  compte  du  procédé  par  lequel  on  effectue  la  divi- 
sion de  deux' polynômes.  —  Application  à  la  division  x™ — a"*  par  x — a,  m  étant 
entier'et'positif.  —  2o  Description  du  graphomètre.  —  On  montrera  comment  a 
été  construit  le  vernier  de  cet  instrument,  et  quel  degré  d'approximation  il  permet 
d'obtenir^dans  lajmesure  des  angles. 

Physique  :  Définir  la  chaleur'^spécifique  des  corps.  —  Exposer  comment  on  peut 
évaluer  cette  chaleur  spécifique|par  la  méthode  des  mélanges.  —  Faire  connaître 
les  résuluts  généraux  déduits  de  la  comparaison  des  chaleurs  spécifiques  d'un 
grand  nombre  de  corps. 

BACCALACIÉAT   BT-SCIEKCRS   SCINDE  J(i^~partie). 

Mathématiques  :  !<>  On  donne  le  cdté  d'une"pyramide,  dont  la  base  est  un  carré 
et  dont  les  faces  latérales  sont  des  triangles  équilatéraux  :  construire  la  hauteur 
de  cette  pyramide  et  évaluer  son^olume,  en  supposant  le  côté  égal  à  un   mètre. 

2»  Construire  les  projections  horizontale' et  [verticale  de  la  même  pyramide,  dont 
la  base  sera  supposée  horizontale  et  située  à  une  distance  donnée  du  plan  horizontal 
de  projection.  —  Le  sommet  pouvant  être  situé  au-dessus  ou  au-dessous  du  plan 
de  la  base,  on  construira  l'épure  dans  la  double  hypothèse  de  Tune  et  l'autre 
position  du  sommet. 

—  Mathématiques  :  !<>  Démontrer  que  le  trinOme  du  second  degré  <m:2+6x+c  peut 


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—  235  — 

èire  décomposé  en  deux  facteurs  du  premier  degré  en  x.  —  On  en  déduira  les 
relations  qui  lient  les  coefficients  aux  racines  de  Téqualion  aa:^+(x+c==-o.  — 
2o  On  donne  les  projections  de  trois  points  sur  un  plan  horizontal  et  sur  un  plan 
Tertical,  et  Ton  conçoit  un  plan  passant  par  ces  trois  points  :  on  demande  de 
construire  Pangle  que  font  dans  l'espace  les  deux  traces  horizon tale^et  Terticale  de 
ce  dernier  plan,  lequel  sera  supposé  rabattu  sur  un  des  plans  de  projection. 


BACCALAURÉAT  ÈS-LETTRES. 

^u^tU  de  composition  pour  le  baccalauréat j  envoyés  à  toutes  les 
Facultés  des  Lettres  de  V Empire,  le  3  novembre  1864,  par  S,  Ex, 
M,  le  Ministre  de  l'instruction  publique. 

DISC0UK8    LATIN. 

Qunm  Athenienses  improspero  bello  vexarentnr,  de  Victoria  sciscitanlibus  legatis 
a  Pythia  responsum  est  rem  populo  Minerve  bene  cessuram,  si  quis  voluntaria 
morte  deorum  iram  placaret.  Qno  audilo  ,  qnum  plerique  consternarentur,  Aglanra, 
régis  Gecropis  filia,  palam  dixil  se  libenter  pro  communi  sainte  esse  morituram, 
et  postqnam  patri  ac  palriœ  valedixit,  et  vit»  su»  brevitatem  deploravi  t,  urbi 
civibusqne  suis  bonam  forlunam«  sibi  diraomnia  precata  est,  et  se  saltu  in  planum 
ex  arce  précipita  vit. 

Cujus  supremam  orationem  effingetis. 

VeaSION    LATIKB. 

Cum  Patrone  Epicureo  mihi  omnia  snnt  :  nisi  quod  in  philosophia  vehementer 
ab  eo  dissentio.  Sed  et  initio,  Roms,  qunm  te  quoque  et  tuos  omnes  observabat, 
me  coluit  in  primis  ;  et  nuper,  quum  ea,  qu»  voluit,  de  suis  commodis  et 
priemiis,  conseculus  est,  me  habuit  snornm  defensorum  et  amicorum  fere  prin- 
cipem  ;  et  jam  a  Phœdro,  qui  nobis,  quum  pueri  essemus,  antequam  Pbilonem 
Gognovimus,  valde,  ut  philosophus,  poslea  tamen,  ut  vir  bonus,  et  suavis,  et 
ofOciosus,  probabatur,  tradilus,  mihique  cômmendatus  est.  Is  igitur  Patro,  quum 
ad  me  Romam  litteras  misissct,  uli  te  sibi  placarem,  peteremqne,  ut ,  nescio  quid, 
illud  Epicuri  parietinarum  sibi  concederes  :  nihil  scripsi  ad  te  ob  eam  rem,  quod 
«dificationis  tus  consilium  mea  commendatione  nolebam  impediri.  Idem,  ut  veni 
Athenas,  quum  idem,  ul  ad  te  scriberem,  rogasset  :  ob  eam  causam  impetravit, 
quod  te  abjecisse  illam  cdificationem  constabat  inter  omnes  amicos  tuos.  Quod  si 
ila  est,  et  si  jam  plane  tua  nihil  interest,  velim,  siqua  offensiuncula  facta  est  animi 
lui,  perversitate  aliqnorum  (novi  enim  gentem  illam),  des  te  ad  lenitatem,  vel 
propter  tuam  summam  humanilalcm  vel  eliam  honoris  mei  causa.  Equidcm  si,  quid 
ipse  sentiam,  quœris,  nec,  cur  ille  tantopere  conlendat,  video,  ncc  cur  te  répugnes  : 
nisi  tamen  multo  minus  tibi  concedi  polest  quam  illi,  laborare  sine  causa. 


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—  236  — 

—  Socrate,  condamné  par  Paréopage ,  répond  à  Oilias  qui  rexcitait  à  fuir  de  sa 
prison  ; 

Fugâ  sibi  oonsnlere  récusai.  —  Patrias  leges,  eiiamsi  cives  pravè  judicaTerint 
perrringere,  aliis  tufpe,  Socrati  nefas  sit.  — Gonfiteatur  se  merilô  in  jus  Tocatum, 
et  sceleris  sibi  conscium,  si  Tngà  salutem  quœrat.  —  Mirentur  omnes  pbilosophum 
mortem  reformidare,  et  minime  sibi  constare  qui  loties  dicipulos  docuit  presen- 
tem  yitam  parri  faciendam. 

—  Cùm  legati  Samnilium  Curium  Dentatum  adiissent,  ei  magnum  auri  pondus 
ofTerentes  ut  conditiones  pacis  «quiores  Yictis  darentur,  respondit  ille  : 

n  Aurum  se  contemnere,  et  malle  imperare  aurum  babentibus  quàm  babere.  — 
Non  decere  priyatum,  gerenlem  publicum  munus,  dona  accipere^  et  senalui 
populoque  romano  ofTerendum,  si  quid  Samnites  donandnm  ceuserent.  —  Cœterùm, 
non  auro,  sed  justitii,  pax  equa  obtinenda  est.  Hoc  et  Patribus,  et  Populo,  et 
illis  qui  magistratibus  prsessent  commune  esse,  ut,  quod  justum  sit,  sine  pretio 
concédèrent.  » 

—  Ciceronis  ad  amicum  epistola  qui  tehementer  hortatus  erat  ut  Giesaris  melu 
k  coeroendo  Gatilinâ  abstineret. 

De  Gatilin»  consiliis  nemini  dubinm  esse  potest  quem  ad  finem  tendant  ;  quid 
sibi  Telit,  quid  amicis  poUiceatur,  quid  minetnr  patrias.  —  Quod  ad  Gaesarem 
attinet,ri  consul  non  solùm  k  coercendo  Gatilinâ  se  abstinnerit,  sed  etiam  dubita- 
yerit,  periculum  augebitur  nedùm  vitetur  ,  detrimentique  addetur  flagitium.  — 
Aderit  omnium  bonomm  consensus,  aderil  senatûs  auctoritas,  aderunt  Dii. 

(Xa  fin  prochainement.J 


CHRONIOUe. 

L'Adminîsiration  de  la  guerre  vient,  après  plus  d'un  demi-siècle 
d'occupation,  de  restituer  les  bâtiments  des  Jacobins  à  la  ville  de  Tou- 
louse. Déjà  de  nombreux  ouvriers  sont  occupés  à  transformer  Tédi- 
fice  et  à  le  rendre  propre  à  l'Exposition  universelle  des  Beaux-arts 
et  de  l'ïndustrie  qui  doit  s'ouvrir,  on  le  sait,  le  45  juin  prochain. 

Le  cloître  est  dégagé  de  la  maçonnerie  qui  garnissait  l'entre-colon- 
nement.  Là,  où  l'œil  n'apercevait  naguère  qu'une  muraille  lisse,  der- 
rière laquelle  était  placée  l'infirmerie  des  chevaux,  se  dessine  aujour- 
d'hui un  double  rang  de  colonnes  jumelles  aux  chapiteaux  ornementés 
dans  le  goût  du  xiii«  siècle.  C'est  presque  une  révélation  après 
soixante  années  d'enfouissement. 

En  attendant  que  le  plancher  supérieur  de  l'église  soit  démoli,  (»n 
frotte  et  on  nettoie  avec  de  grandes  précautions  la  voûte  de  la  nef,  de 
façon  à  ne  point  dégrader  lus  peintures  qui  ont  résisté  aux  atteintes 
des  intempéries  et  de  la  poussière.  C'est  dans  cette  église  elle-même» 


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—  237  — 

PuD  des  plus  imposants  vaisseaux  religieux  du  Midi,  que  sera  établie 
la  grande  salle  d'honneur  de  TExposition.  C'est  sur  celle  surface,  qui 
ne  compte  pas  moins  de  quatorze  cents  mètres  carrés,  que  se  déve- 
lopperont, en  un  immense  panorama,  les  produits  des  beaux-arts  cl 
de  rindustrie  méridionale.  Nous  ne  croyons  pas  qu'on  ait,  en  aucune 
ville,  offert  un  plus  magnifique  asile  aux  œuvres  de  Tinfelligence  et 
du  travail. 

I.a  salle  Capitulaire,  dont  le  dessin  architeclonique  frappait  na- 
guère M.  Viollel-Leduc  ;  la  chapelle  de  saint  Antonin  où  se  trouve 
écrite  en  fresque  encore  lisible  la  légende  du  saint  ;  le  réfectoire, 
naguère  converti  en  manège  pour  Pinstruction  des  jeunes  soldais, 
tous  les  bâtiments  artistiques,  en  un  mot,  sont  également  en  voie 
d'appropriation  et  de  restauration.  Tout  sera  prêt  au  jour  dit.  Dans 
le  courant  de  l'été  prochain,  les  populations  du  Midi  seront  conviées 
h  venir  è  la  fois  visiter  une  Exposition  intéressante  et  à  contempler 
un  édifice  grandiose,  inconnu  de  notre  génération,  et  digne  à  tous 
égards  de  reparaître  à  nos  yeux  dans  sa  splendeur  originelle. 

(Journal  de  Toulouse), 


Nous  allons  donner  quelques  nouvelles  de  nos  Académies  : 
L^Académîe  des  Jeux  Floraux,  dans  sa  séance  particulière  du  3 
février,  a  nommé  Mainteneurs  :  M.  de  Toulouse-Lautrec;  M.  de  Rému- 
sat,  de  l'Académie  française;  Mtr  de  La  Bouillerie,  évèque  de  Carcas- 
sonne,  et  M.  Pabbé  Goux,  docteur  ès-lettres,  en  remplacement  de 
MM.  de  Tauriac,  de  Caslelbajac,  LamotheLangon  et  Salvan,  Mainte- 
neurs décédés.  Les  membres  votants  étaient  au  nombre  de  vin^t- 
cinq.  M.  de  Toulouse-Lautrec  seul  a  réuni  Punanimité  des  suffrages 
Quatre  billets  blancs  se  sont  trouvés  dans  l'urne  ri  l'élection  de  M.  de 
Rémusat.  Cinq  ou  six  abstentions  ont  également  été  remarquées  i\ 
P  élection  des  autres  membres. 


La  Société  d'Agriculture  de  la  Haute-Garonne  a  tenu  sa  séance 
publique  annuelle,  le  5  février.  L'assemblée  a  entendu  d'abord  un 
excellent  discours  du  président  sur  les  véritables  conditions  du  pro- 
grès agricole  ;  puis  le  compte- rendu  des  travaux  de  la  Société  pendant 
l'année  4864,  par  le  secrétaire  général,  M.  de  Moly,  qui  a  fait  ressortir 
la  part  de  plus  en  plus  grande  que  prends  chaque  année,  la  Sociélç 
dans  les  diverses  questions  d'économie  rurale  et  de  pratique  agricole. 
M  le  baron  Papus  a  fait  ensuite  le  rapport  de  la  commission  des  con 
cours,  distribuant,  dans  une  sage  mesure  ou  sous  une  forme  bien- 


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—  238  — 

veillante,  Péloge  et  la  critique,  aux  candidats  qui  avaient  fait  valoir 
leurs  droits  aux  prix  proposés  par  la  Société.  On  a  entendu  encore 
une  Revue  agricole,  pleine  d'intérêt  «  par  M.  Causse.  L'éloge  de 
M.  Alexandre  Fourtanier,  membre  non  résidant^  par  M.  Prévost,  a  clos 
la  séance,  et  rassemblée  s'est  séparée  vivement  impressionnée  par 
la  dernière  lecture  qu'elle  venait  d'entendre. 


L'Académie  de  Législation,  un  peu  en  retard  cette  année  à  célébrer 
la  fétc  de  Cujas,  n'a  tenu  que  le  iâ  février  4  865  sa  séance  publique 
annuelle  de  4864.  Le  rapport  sur  les  divers  concours  ouverts  devant 
l'Académie  a  été  présenté  par  M.  Rozy,  secrétaire-adjoint.  Son  dis- 
cours, très-élégamment  écrit,  est  une  analyse  claire  et  intéressante 
de  chacun  des  Mémoires  envoyés  à  l'Académie,  et  une  appréciation 
bien  sentie  des  qualités  qui  en  font  le  mérite  comme  aussi  des  défauts 
qui  y  font  tache.  L'assemblée  a  pris  plaisir  à  la  lecture  de  cette  pre- 
mière partie  du  rapport,  et  s'est  laissée  aller  au  charme  du  récit, 
lorsque,  dans  la  seconde  partie,  à  propos  d'un  Mémoire  sur  M.  de 
Savigny,  l'orateur  est  entré  dans  quelques  détails  intimes  sur  la  vie 
du  célèbre  jurisconsulte  allemand.  Le  président,  M.  Dufour,  a  fait 
ensuite  le  rapport  sur  le  concours  établi  par  M.  le  Ministre  de  l'ins- 
truction publque  entre  les  lauréats  du  doctorat  dans  les  Facultés  de 
Droit  de  l'Empire.  L'Académie  n'a  eu  k  juger,  cette  année,  qu'un 
seul  Mémoire,  parce  qu'il  n'y  a  eu  qu'un  seul  lauréat  dans  les  neuf 
Facultés.  Quoique  la  lutte  ne  fût  pas  possible,  puisqu'il  n'y  avait 
qu'un  candidat  eu  présence,  l'Académie  ne  lui  en  a  pas  moins 
décerné  le  prix,  auquel  la  supériorité  de  son  Mémoire  lui  donnait 
un  droit  incontestable.  Ce  candidat  est  M.  Gabouvielle ,  lauréat  de 
la  Faculté  de  Droit  de  Rennes.  —  Le  prix  du  Conseil  général  a  été 
partagé  entre  MM.  Madelin,  substitut  à  Mi  recourt  (Vosges),  médaille 
d'or  de  300  fr.,  et  M.  Pérouse,  avocat  à  Lyon,  médaille  d'or  de  200  fr. 
—  Le  prix  du  Conseil  municipal  (médaille  d'or  de  300  fr.)  a  été  décerné 
à  M.  Brocher,  avocat  et  professeur  de  droit  h  Genève  ;  les  Concours 
libres  ont  valu  une  médaille  d'or  de  4  00  fr.  h  M.  Elic  Rossignol,  de 
Montans  (Tarn),  et  une  mention  honorable  à  M.  Théron  de  Montaugé, 
de  Toulouse. 


L'Académie  des  sciences,  belles-lettres  et  arts  de  Bordeaux,  a 
tenu,  le  4  5  février,  sa  séance  publique  annuelle  pour  la  distribution 
de  ses  prix  de  l'année  4  864.  La  salle  ordinaire  des  séances  était, 
comme  d'habitude,  remplie  d'une  foule  élégante  et  choisie,  parmi  la- 


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—  239  — 

quelle  on  remarquait  un  grand  nombre  de  dames  et  quelques  fonc- 
tionnaires de  notre  ville.  M.  Hippolytc  Minier  occupait  le  fauteuil  de 
la  présidence  et  a  ouvert  la  séance  par  le  discours  d'usage. 

Un  mot  que  la  province  commence  à  prononcer  avec  orgueil,  qui 
n'est  aujourd'hui  qu'une  espérance  et  sera  demain  une  réalité,  la 
décentralisation,  tel  est  le  sujet  que  M.  Minier  avait  choisi.  C'était, 
comme  il  Ta  dit,  plaider  une  cause  gagnée  d'avance  dans  l'esprit  de 
ses  auditeurs  ;  aussi  il  n'a  pas  craint  de  faire  d'abord  Texposé  des 
bienfaits  que  nous  devons  à  la  centralisation.  Il  a  montré  la  centrali- 
sation actuelle  consommée  par  Richelieu  donnant  naissance  à  TAca- 
demie  française,  qui  a  achevé  d'épurer  et  de  former  la  langue.  Il  a 
généreusement  fait  ressortir  Theurense  influence  qu'elle  a  exercée,  et 
dans  le  domaine  des  arts,  et  sur  l'art  dramatique,  et  sur  les  progrès 
de  la  science.  Mais  parce  que  Paris  centralisateur  a  été  fécond  en 
bons  résultats,  est-ce  à  dire  que  la  province,  oublieuse  d'elle-même, 
doive  courber  devant  lui  son  front  dans  la  poussière  P  Concédons  à 
Paris  la  prépondérance  intellectuelle,  comme  il  a  la  prépondérance 
politique,  mais  ne  le  laissons  pas  nous  tyranniser;  or,  c'est  subir  une 
véritable  tyrannie  que  d'adopter  indistinctement  toutce  que  Paris  nous 
envoie.  Ne  le  laissons  pas  penser,  croire,  parler,  écrire,  chanter  et 
s'illustrer  pour  nous.  Ne  lui  permettons  pas  d'appliquer  trop  coni- 
plètement  celte  maxime  :  a  Nul  n'aura  de  l'esprit,  hors  nous  et  nos 
amis,  o 

La  province  veut  vivre,  et  depuis  longtemps  elle  af6rme  par  des 
œuvres  son  existence  intellectuelle  .  ses  érudils  étudient  ses  vieux 
parchemins  et  recomposent  son  histoire;  ses  archéologues  lui  resti- 
tuent les  monuments  de  son  passé  ;  ses  artistes  et  ses  poètes  l'enri- 
chissent d'œuvres  dignes  d'être  distinguées,  tandis  que,  d'un  autre 
côté,  les  diverses  sciences  y  comptent  de  nombreux  et  savants  adeptes. 
£lle  possède  enfin  un  grand  nombre  de  revues'  et  de  recueils  sérieux, 
ainsi  que  des  journaux  de  toutes  sortes.  Si  ce  n'est  pas  encore  là  un 
véritable  édifice,  ce  sont  au  moins  d'importants  matériaux. 

Au  reste,  Tambltion  de  M.  Minier  ne  va  pas  jusqu'à  attendre  quela 
province  s'élève  jamais  à  une  vie  et  à  une  activité  intellectuelles  com- 
parables à  celles  de  Paris.  Ce  qu'il  désire,  c'est  que  les  départements, 
en  formant  un  ensemble  intelligent  et  éclairé,  dressent  une  sorte  de 
rempart  moral  contre  l'envahissement  d'une  certaine  partie  de  la 
littérature  parisienne;  ce  qu'il  espère,  ce  n'est  pas  que  la  province 
se  pose  eu  rivale  de  Paris,  mais  qu'elle  en  devienne  un  juge  indé- 
pendant. Ce  qu'il  souhaite  encore,  c'est  qu'il  s'établisse  entre  les 
artistes,  les  savants  et  les  littérateurs  des  villes  de  province,  plus 


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de  confrateroité,  plus  de  liens  sympathiques,    plus  de  soutiens  mu- 
tuels. 11  en  naîtra  pour  tous  plus  de  confiance  et  plus  de  courage. 

Telle  est,  à  peu  près,  la  substance  des  idées  exprimées  par 
M.  Minier  sur  la  décentralisation  intellectuelle.  Après  avoir  achevé 
la  lecture  de  son  discours,  qui  a  été  très-applaudi,  la  parole  a  été 
donnée  à  M.  Roux,  secrétaire  général,  pour  la  lecture  du  rapport 
annuel  sur  les  travaux  des  membres  de  TAcadémie  et  sur  les  prix 

décernés.  {La  Gironde), 

•  * 
♦ 

M.  Musset ,  qui  avait  envoyé  à  M.  le  Ministre  de  Tinstruction  pu- 
blique un  exemplaire  de  son  étude  sur  la  fable  de  La  Fontaine,  la 
Cigale  et  la  Fourmi ,  a  reçu  de  S.  Exe.  une  leltre  de  félicitation  et 
d'encouragement. 

•  « 

Un  douloureux  événement  vient  de  frapper  le  personnel  de  PEcolc 
vétérinaire  de  Toulouse.  M.  Prince,  directeur  de  cet  établissement 
depuis  le  l*' janvier  4  847,  est  mort  le  8  février  à  Tâge  de  bS  ans.  Il  a 
succombé  à  un  accès  de  Gèvre  pernicieuse,  qui  Ta  emporté  en  quel- 
ques heures.  Celte  perte  laisse  à  TEcole  un  vide  qui  sera  vivement  res- 
senti. Administrateur  habile,  professeur  à  la  parole  brillante  et  facile, 
M.  Prince  est  regretté  à  la  fois  des  professeurs  et  des  élèves,  qui  ont 
éloquemment  exprimé  sur  sa  tombe  le  vif  sentiment  de  douleur  qu'a 
fait  naître,  chez  les  uns  et  les  autres,  cette  mort  imprévue.  —  M.  La- 
vocat,  doyen  des  professeurs,  a  pris  la  direction  par  intérim  de 
TEcole. 

•  • 

Par  arrêté  de  S.  Exe.  M.  le  Ministre  de  Tinstruction  publique,  la 
prochaine  session  du  baccalauréat  s'ouvrira  simultanément,  soit  pour 
la  Faculté  des  Lettres,  soit  pour  la  Faculté  des  Sciences,  le  jeudi  30 
mars,  et  les  inscriptions  seront  reçues  à  Toulouse,  du  8  au  24  mars 
inclusivement,  au  secrétariat  des  Facultés,  rue  du  Sénéchal,  43.  — Il  ne 
sera  rien  changé,  dans  cette  session,  au  mode  d'examen  qui  a  été 
suivi  dans  la  session  de  novembre  dernier  ;  et  les  parties  d'auteurs 
sur  lesquels  les  candidats  doivent  être  interrogés  seront  celles  qui 
ont  été  réglées  par  l'arrêté  du  1*'  septembre  pour  l'année  4865.  En  ce 
qui  concerne  les  questions  portant  sur  les  auteurs  de  philosophie,  le 
programme  du  42  mars  sera  encore  rangé  au  nombre  des  matières 
facultatives  et  pourra  continuer  à  être  remplacé,  sur  le  désir  des 
candidats,  par  le  programme  de  philosophie  adopté  en  4867. 

F.    LàCOINTA. 

Toulouse,  le  4«r  mars  4865. 


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LA  VIE  AUX  ANTILLES. 


LES  caraïbes. 


«  C'est  ane  nation  en  laquelle  il  n'y  a  aacnlne  espèce  de 
trafique,  nulle  cognoissance  des  lettres,  nulle  science  des 
nombres,  nul  nom  de  ma^stral  nj  de  supériorité  politique, 
nul  usage  de  service,  de  richesse  ou  de  pauTreté.  nuls 
conlracts.  nulles  successions,  nuls  partages,  nulles  occupa- 
tions qu'oysives,  nul  respect  de  parenté  que  commun,  nuls 
vestements,  nulle  agriculture,  nul  métal,  nul  usage  de  Tin 
et  de  bled Viri  a  diit  recentet.  » 

(MONTAIOIŒ.) 

I. 

On  lit  dans  Napoléon  Landais  :  Caraïbe,  subst.  des  deux  genres 
(Kara-bibe)>  insulaire  d'Amérique,  jadis  antbropophage.  — On  trouve 
dans  Boiste  la  même  définition.  Nous  regrettons  de  n'avoir  pas  sous 
la  main  un  Bescberelle  ou  un  dictionnaire  de  l'Académie  (on  ne  peut 
tout  avoir)  ;  nous  y  lirions  sans  doute  la  répétition  de  cette  phrase^ 
qu'on  pourrait  à  la  rigueur  trouver  suffisamment  explicite. 

Jadis  anthropophages  ;  cela  voudrait-il  dire  qu'ils  ne  le  sont  plus  ? 
En  effet,  ils  ne  sont  plus  anlbropopbages,  les  Caraïbes  ^  mais  aussi 
c'est  qu'ils  ne  sont  plus. 

Les  Caraïbes  peuplaient  les  petites  iles  de  la  mer  qui  porte  leur 
nom,  et  il  ne  reste  plus  d'eux  que  le  nom  qu'ils  ont  laissé  à  cette 
mer. 

Ils  ont  été  victimes  d'une  loi  fatale.  Ils  ont  disparu  parce  qu'ils 
ont  refusé  de  s'atteler  au  char  de  la  civilisation  qui  a  suivi  sa  marche, 
malgré  leur  opposition  insensée,  et  qui  les  a  écrasés  sous  ses  roues. 

«  Il  a  fallu  arracher  du  sol,  dit  le  docteur  Rufz,  ces  peuples  origi- 
naires, comme  on  arrache  des  herbes  indigènes  et  stériles,  pour  leur 
substituer  des  plantes  exotiques  et  productives  j  mystère  qui  sans 
Tome  xxi«,  4«  LivraisoD.  4  6 


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—  242  — 

douto  révolte  notre  raison,  mais  mystère  accompli,  et  qu^il  ne  doit 
pas  tant  nous  répugner  d'admettre,  au  milieu  de  tant  d'autres  mys- 
tères, parmi  lesquels  nous  gravitons,  d'un  bout  à  l'antre  de  ce  court 
espace  de  temps  que  nous  appelons  la  vie.  » 

L'histoire  des  Caraïbes  se  perd  dans  une  obscurité  d'où  il  n'est  sorti 
aucun  éclair;  leur  cendre  est  éteinte,  et  on  a  beau  la  remuer,  on  n'en 
fait  pas  jaillir  une  étincelle.  On  trouve  des  traces  de  leur  passage  ;  on 
sait  qu'ils  ont  vécu  ;  la  tradition  nous  a  rapporté  quelques  détails  plus 
ou  moins  authentiques  sur  leurs  mœurs  et  leurs  usages  ;  mais  ils  n'ont 
laissé  aucun  monument  qui  leur  fasse  assigner  une  place  parmi  les 
peuples  disparus.  L'historien  ne  trouve  pas  leurs  restes  dans  les  cou- 
ches sociales,  comme  le  paléontologiste  trouve  ceux  des  animaux  qui 
ont  peuplé  la  terre  à  des  époques  passées,  et  qui  l'ont  enrichie  de  leurs 
débris. 

On  ne  rencontre  d'eux  rien  qui  indique  une  coopération  quelconque 
au  mouvement  de  l'humanité.  Ils  n'ont  rien  légué  d'utile  à  ceux  qui 
devaient  occuper  après  eux  le  sol  qu'ils  ont  foulé  ;  ils  n'ont  fait  dans 
leur  passage  qu'aspirer  l'air,  tant  qu'ils  ont  vécu^  sans  laisser  quoi  que 
ce  soit  qui  attache  un  intérêt  à  leur  souvenir. 

Us  se  sont  montrés  réfractaires  à  toute  action  tendant  au  progrès  ; 
et  lorsque  la  civilisation  est  venue  s'implanter  sur  leur  sol,  un  peu 
brutalement  peut-être,  ils  ne  se  sont  même  pas  sentis  sollicités  par  la 
curiosité.  La  lumière  qui  attire  et  éblouit  les  animaux,  ne  les  a  ni 
attirés  ni  éblouis.  Ils  ont  fermé  les  yeux  et  refusé  de  voir. 

Tant  que  leur  résistance  a  été  passive  et  qu'ils  se  sont  bornés  à  pro- 
tester par  leur  abstention^  on  n'en  a  guère  tenu  compte  et  on  les  a 
repoussés  comme  un  vil  troupeau  de  brutes^  pour  ouvrir  et  féconder 
le  sol  qu'ils  laissaient  se  reposer  dans  la  stérilité.  Mais  lorsqu'ils  se 
sont  mis  sur  le  bord  du  sillon  et  qu'ils  ont  voulu  gêner  le  travailleur 
dans  l'accomplissement  de  sa  tâche^  il  a  bien  fallu  les  renverser  et  les 
étouffer  dans  ce  sillon.  C'est  une  loi  cruelle  quelquefois,  mais  fatale 
que  la  loi  du  progrès. 

La  honte  éternelle  qui  s'attache  au  souvenir  des  conquérantsi'Haïti, 
du  Pérou, du  Mexique^, n'atteint  pas  les  destructeurs  des  Caraïbes  des 
petites  Antilles.  Ceux-ci  ne  demandaient  pas  de  l'or  aux  possesseurs 
du  sol,  ils  ne  leur  demandaient  même  pas  de  participer  à  leur  travail  ; 
ils  exigeaient  d'eux  qu'ils  les  laissassent  travailler  en  paix.  Dans  les 
dispositions  d'esprit  des  colons,  le  progrès  eût  pu  passer  auprès  des 


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—  243  — 

sauvages  sans  porter  atteinte  à  leur  liberté,  sans  les  troubler  dans  leur 
vie.  Mais  ils  n'acceptèrent  pas  ces  conditions,  ils  voulurent  arrêter  le 
flot  qui  pouvait  couler  pacifiquement  auprès  d'eux,  et  ils  furent 
engloutis, 

«  Les  mêmes  faits,  dit  M.  Xavier  Eyma,  qui  ont  signalé  le  contact 
des  blancs  avec  les  Peaux  rouges^  sur  le  continent  américain,  se  sont 
reproduits  dans  le  cercle  plus  restreint  du  territoire  des  Antilles.  Ce 
sont  les  mêmes  luttes  de  la  civilisation  contre  la  barbarie,  la  même 
obstination  de  la  part  des  Peaux  rouges  de  cette  partie  de  TAmérique, 
à  ne  vouloir  point  subir  le  progrès  moral  et  matériel,  auquel  les 
Européens  les  appelaient  à  participer. 

»  Le  sort  subi  par  les  Caraïbes  est  donc  celui  que  l'avenir,  et  un 
avenir  très-prochain,  parait  réserver  incontestablement  aux  Indiens 
du  continent,  c'est-à-dire  que  ces  derniers  sont  destinés,  comme  les 
premiers,  à  disparaître  sans  laisser  non  plus  de  traces  sur  cette  moitié 
du  globe  dont  ils  ont  été  les  inutiles  possesseurs.  » 

« Il  ne  faut  accuser,  dit  le  même  écrivain,  ni  le  christianisme, 

ni  la  civilisation,  au  nom  de  qui  a  commencé,  s'est  accomplie  en 
partie  et  doit  s'achever  cette  destruction  de  toute  une  race  d'hommes. 
Le  christianisme  lui  a  ouvert  ses  bra^  paternels  ;  la  civilisation  l'a 
convoquée  au  partage  de  ses  glorieuses  conquêtes.  Elle  s'est  armée 
contre  l'un  et  contre  l'autre.  » 

Les  Caraïbes  étaient  la  personnification  de  l'immobilité,  du  laisser- 
aller  machinal,  de  la  vie  contemplative  égoïste  et  sans  horizon.  Us  ne 
purent  comprendre  la  race  ardente,  fiévreuse  de  l'Europe,  sans  cesse 
à  la  poursuite  de  l'inconnu  et  de  l'impossible. 

Si  Christophe-Colomb  n'eût  pas  découvert  le  Nouveau-Monde,  ils 
seraient  encore  aujourd'hui  ce  qu'ils  étaient  en  1493. 


Les  aatres,  en  toat  sens,  laissent  aller  leur  vie, 

Lear  &me,  lear  déui,  leur  instinct,  leur  envie. 

Tout  marche  en  eux,  au  gré  des  choses  qui  viendront, 

L'action  sans  l'idée  et  le  pied  sans  le  front. 

Ils  suivent  au  hasard  le  projet  ou  le  rêve, 

Toute  porte  qui  s'ouvre  ou  tout  yent  qui  s'élève. 

Le  présent  les  absorbe  en  sa  brièveté. 

Ils  ne  seront  jamais  et  n'ont  jamais  été  ; 

Ils  sont,  et  voilà  tout.  Leur  esprit  flotte  et  doute. 

Ils  vont  ;  le  voyageur  ne  tient  pas  à  la  route^ 

Et  lt>ut  !;>rf.icc  un  eux  û  mesure,  rennui 


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--  244  — 

Far  la  joie,  oui  par  non,  hier  par  aujourd'hui. 
Ils  TÎTent  jour  à  jour  et  peosée  à  pensée. 
Aucune  règle  au  fond  de  leurs  Tœui  n'est  tracée  ; 
Nul  accord  ne  les  tient  dans  ses  proportions. 
Quand  ils  pensent  une  heure  au  gré  dos  passions, 
Rien  de  lointain  ne  fient  de  derrière  leur  vie 
Betentir  dans  l'idée  à  cette  heure  suivie  ; 
Et  pour  leur  cœur  terni  l'amour  est  sans  douleurs, 
Le  passé  sans  racine  et  l'avenir  sans  (leurs. 


II. 


Les  premiers  habitants  des  Antilles  étaient  les  YgnerU.  Les  Galibis, 
peuplades  de  la  Guyane,  dont  le  nom  a  été  cbangé  par  les  Européens 
en  celui  de  Caraïbes,  battus  par  les  Àrouages  ou  ÀUouageê,  eber- 
obèrent  un  refuge  dans  les  iles  dont  ils  firent  la  conquête. 

Les  Ygneris  étaient  une  population  douce,  pacifique,  bospitaliére, 
la  population  que  les  Espagnols  rencontrèrent  dans  les  grandes 
Antilles.  Les  Caraïbes  les  dépouillèrent,  les  détruisirent  et  n'en  con* 
servèrent  que  les  femmes. 

«  L'on  peut  ajouter  deux  ou  trois  cboses,  dit  le  Père  Dutertre  dans 
son  Hiêtoire  générale  des  Àntille$^  qui  font  voir  clairement  que  ces 
peuples  sont  descendus  des  Galibis,  dont  la  première  est  la  tradition 
commune  de  tous  les  sauvages  qui  le  croyent  ainsy  et  qui  asseurent 
que  les  Galibis,  leurs  ancestres,  vinrent  dans  les  siècles  passez  com- 
battre les  Ygneriê  qui  estoient  les  naturels  du  pays.  La  seconde  cbose 
qui  le  confirme,  c'est  la  diversité  du  langage  des  bommes  et  des 
femmes  qui  dure  encore  aujourdhny  (le  Père  Dutertre  écrivait  en  1660 
et  les  petites  Antilles  avaient  été  découvertes  en  i493)  :  car  ils  disent 
que  cette  diversité  a  pris  son  origine  dans  le  temps  de  cette  conquête; 
d'autant  que  les  Galibis  ayant  tué  tous  les  masies  de  ces  isles  et  n'ayant 
réservé  que  les  femmes  et  les  filles,  auxquelles  ils  donnèrent  de  jeunes 
hommes  de  leur  nation  pour  maris,  les  uns  et  les  autres  conservèrent 
leur  langage  originaire.  A  quoi  si  vous  ajoustez  la  conformité  de  reli- 
gion, de  mœurs  et  de  langage,  il  n'y  a  pas  lieu  de  douter  qu'ils  ne 
tirent  leur  origine  des  Galibis  de  terre  ferme.  » 

Le  Père  Raymond  Breton,  qui  passa  une  partie  de  sa  vie  avec  les 
sauvages,  k  l'usage  desquels  il  fit  une  traduction  caraïbe  du  catéchisme 
français,  et  qui  publia  (Auxerre,  4665-1667,  â  vol.  in-S^')  un  Die- 


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—  246  - 

tionnaire  françiM-caraibe  et  caraibe'françaii,  mêlé  de  quantité  de 
remarquée  hietoriques  pour  Véclaireieeement  de  la  langue,  parle  d'une 
royauté  ancienne  dont  il  aurait  découvert  la  tradition.  Il  rapporte  à 
ce  sujet  quelques  mots  barbares,  indicateurs,  selon  lui,  de  dignités 
éteintes.  Il  parle  même  d*un  certain  sauvage  qui  prétendait  être  le 
descendant  de  cette  race  royale  disparue  ;  «  mais,  fait  observer  judi- 
cieusement Dutertre,  ce  bon  Père  ne  s'est  pas  enquis  d'eux,  du  temps 
où  avoit  cessé  cette  royauté  qui  étoit  une  chose  digne  d'être  sceûe.  » 

Les  auteurs  qui  ont  écrit  sur  les  Caraïbes  s'étonnent  qu'ils  vécussent 
sans  gouvernement,  sans  chefs,  sans  organisation  sociale  ;  cela  n'a 
cependant  rien  de  surprenant,  vu  leur  petit  nombre.  Dans  les  iles 
qu'ils  occupaient,  ils  ne  formaient  pas  de  grandes  agglomérations  ;  ils 
se  réunissaient  sur  un  point  du  littoral,  au  nombre  de  quelques 
familles.  Cela  formait  un  village  qu'ils  appelaient  authe.  On  a  donné 
à  ces  villages,  et  la  tradition  leur  a  conservé  le  nom  de  carbete,  par 
suite  d'une  erreur  qui  a  fait  prendre  une  partie  pour  le  tout.  Le  carbet 
proprement  dit  était  une  case  plus  grande  que  les  autres,  et  qui  était 
la  propriété  de  tous.  C'était  en  même  temps  une  sorte  d'hôtel-de-ville 
et  de  caravansérail,  où  l'on  ?e  réunissait  et  où  on  logeait  les  étrangers. 

Mais  s'ils  n'avaient  pas  de  chefs  dans  leur  vie  ordinaire  ;  si,  pour 
mener  l'existence  végétative  dont  ils  suivaient  le  cours  monotone,  ils 
n'avaient  pas  besoin  d'être  dirigés,  il  n'en  était  pas  de  même  lorsqu'il 
s'agissait  d'entreprises  où  le  besoin  d'une  volonté  se  faisait  sentir, 
pour  les  chasses,  les  pêches  ou  les  expéditions  guerrières. 

Les  chasses  et  les  pêches  ne  doivent  figurer  ici  que  pour  mémoire, 
car  on  n\  recourait  que  dans  les  cas  d'extrême  disette  :  ce  qui  arrivait 
rarement,  parce  qu'ils  étaient  très-sobres  et  qu'il  eût  fallu  que  la 
nature  se  montrât  bien  parcimonieuse  et  bien  avare  de  ses  produits 
pour  qu'ils  se  vissent  au  dépourvu.  En  général,  ils  trouvaient  dans  la 
mer  qui  baignait  leur  rivage  assez  de  poisson^  et  de  coquillages  pour 
satisfaire  leurs  besoins,  et  ils  n'étaient  pas  assez  friands  d'une  nour- 
riture recherchée  pour  s'aventurer  à  la  poursuite  de  poissons  plus 
savoureux,  qu'on  ne  trouvait  qu'au  large,  ou  de  gibier  qu'il  eût  fallu 
rechercher  péniblement  dans  Tentrelacis  de  leurs  épaisses  forêts. 

Ils  n'avaient  d'entrain  véritable  que  lorsqu'il  s'agissait  d'une  expé- 
dition guerrière.  Et  cela  arrivait  toujours  sans  cause  immédiate,  et 
seulement  parce  que  le  hasard  ou-h  fantaisie  de  quelqu'un  réveillait  le 
souvenir  de  vieilles  injures,  toujours  à  l'état  de  vengeance  inassouvie. 


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—  246  — 

O  ressentiiDeiit  éternel  était,  à  l'endroit  des  Arouages,  les  ennemis 
naturels  des  Caraïbes. 

Ceux-ci  avaient  bien  essayé  quelques  tentatives  contre  les  grandes 
Antilles,  occupées  par  la  race  douce  et  bienveillante  des  Ygneris, 
congénères  de  ceux  que  leurs  pères  avaient  détruits  dans  les  petites 
Antilles.  Hais,  outre  qu'ils  les  trouvaient  là  en  nombre  et  bien  armés, 
ils  éprouvaient  de  telles  difficultés  à  remonter  dans  le  vent  pour 
regagner  leurs  îles,  où  plus  d'une  fois  ils  n'avaient  pas  reparu,  que 
ces  expéditions  étaient  très- rares  et  passées  pour  ainsi  dire  à  l'état  de 
tradition. 

Dans  ces  circonstances,  ils  s'excitaient  au  moyen  d'une  liqueur 
fermentée,  fabriquée  avec  le  suc  de  la  racine  de  manioc  et  qu'ils 
appelaient  OUycou.  Le  souvenir  des  vieilles  injures  a  venger  était 
évoqué  par  tous  ;  on  en  découvrait  ou  on  en  imaginait  de  nouvelles, 
et  on  décidait  la  guerre.  Alors,  et  alors  seulement,  et  dans  les  cas 
rares  de  pêches  ou  de  chasses  générales,  on  élisait  un  chef  qui  était 
désigné  par  les  trois  syllabes  peu  euphoniques  d'Ou-hou-tou. 

Ce  chef  était  décoré  au  caracoli  où  couroucoliy  ornement  qui  devait 
provenir  de  quelque  expédition  dans  les  grandes  Antilles,  bien  qu'ils 
prétendissent  l'avoir  arraché  à  leurs  ennemis  les  Arouages.  Il  paraît 
que  chaque  peuplade  avait  le  sien.  C'était  une  plaque  de  métal,  Ap 
l'or  peut-être,  enchâssée  dans  un  morceau  de  bois,  et  que  l'élu  so 
pendait  au  cou.  Cet  ornement  avait  à  leurs  yeux  assez  de  prix 
pour  être  considéré  comme  propriété  nationale.  C'était  leur  Régent, 
une  sorte  de  Kohinor  sur  lequel  personne  n'avait  de  droit  réel,  exceptée 
le  chef,  qui,  par  le  fait  de  sa  dignité  éphémère,  acquérait  celui  d'une 
possession  temporaire,  généralement  très-limitée. 

S'il  y  avait  des  ambitieux  parmi  eux,  la  satisfaction  de  leur  ambition 
ne  pouvait  pas  être  de  longue  durée.  Une  fois  l'expédition  terminée, 
l'armée  se  licenciait  d'elle-même,  le  chef  déposait  le  caracoli  et 
redevenait simple  Caraïbe  comme  devant. 

Après  l'élection,  le  chef  de  la  peuplade  où  avait  été  décidée  l'ex- 
pédition envoyait  des  messagers  pour  en  donner  avis  à  ses  voisins. 
Ceux-ci  s'y  associaient  ou  refusaient  d'y  prendre  part  sans  avoir  n 
donner  de  raison  de  leur  refus,  et  uniquement  par  le  libre  exercice 
de  leur  volonté.  Ceux  qui  adhéraient  se  rendaient  dans  leurs  pirogues, 
avec  leurs  armes  et  leurs  provisions,  au  lieu  indiqué  pour  le  rendez- 
vous  général. 


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—  247  — 

Ils  avaient  pour  armes  uoe  sorte  de  massue  carrée,  en  bois  dur, 
appelée  boutouy  des  haches  de  pierre  à  manche  de  bois,  et  des  flèches 
dont  les  extrémités  étaient  imprégnées  de  suc  du  mancenillier.  Les 
provisions  consistaient  en  racines  bouillies,  en  poisson  séché  et  en 
cassaves,  que  les  femmes  enveloppaient  si  adroitement  dans  des  feuilles 
de  balisir  que  l'eau  n'y  pouvait  pénétrer. 

Avant  le  départ,  avait  lieu  une  assemblée  générale.  On  y  faisait 
une  nouvelle  consommation  d'oùycou,  et  un  prêtre  ou  boyé  ne  man- 
quait jamais  de  prédire  aux  guerriers  qui  allaient  s'embarquer,  les 
résultats  les  plus  brillants,  les  succès  les  plus  glorieux ^  leurs  pirogues 
allaient  revenir  chargées  d'Ârouages  prisonniers. 

Enfin,  on  achevait  de  s'enivrer  d'oùycou,  et  les  guerriers  se  dis- 
posaient à  partir,  «  n'emmenant  avec  eux  de  femmes  que  ce  qu'il 
en  faut  pour  les  servir,  les  peigner,  les  rocouer  et  faire  la  cuisine.  » 
Nos  soldats  de  la  grande  armée  se  servaient,  se  peignaient  et  faisaient 
la  cuisine  eux-mêmes. 

Ils  se  mettaient  en  route,  descendaient  d'île  en  ile,  s'arrêtant  si  le 
temps  devenait  mauvais,  car  ils  ne  pouvaient  guère  affronter,  dans 
leurs  pirogues,  une  mer  orageuse  ;  puis,  continuaient  jusqu'à  Hle, 
appelée  maintenant  la  Trinidad^  et  qui  est  la  dernière  de  la  chaîne, 
la  plus  rapprochée  du  continent.  Là,  ils  concentraient  leurs  forces,  se 
dissimulaient  pour  n'être  pas  découverts  par  quelque  pirogue  arouage  ; 
puis,  le  moment  venu,  ils  fondaient  sur  un  village  de  leurs  ennemis, 
dans  le  voisinage  duquel  ils  s'étaient  tenus  cachés. 

Il  arrivait  parfois  qu'ils  étaient  pris  à  leur  propre  piège,  et  que, 
s'attaquant  à  un  ennemi  plus  nombreux,  plus  brave  qu'eux  ou  se 
tenant  sur  ses  gardes,  ils  étaient  tous  pris  et  l'expédition  avait  une  fin 
qui  contredisait  la  prédiction  favorable  des  hoyés.  Mais  ^  comme  ils 
avaient  leur  grain  de  fatalisme,  ils  en  prenaient  leur  parti. 

S'ils  étaient  vainqueurs,  ils  garrottaient  leurs  prisonniers,  en  man- 
geaient quelques-uns,  séance  tenante,  et  retournaient  comme  ils  étaient 
venus,  en  allant  d'ile  en  île.  Le  retour  était  l'occasion  d'une  réunion 
solennelle  ;  l'oùycou  coulait  à  flots.  Chacun  prenait  sa  part  d'Arouage. 
Mais  le  cœur  des  victimes  revenait  de  droit  à  ceux  qui,  de  l'avis  de 
leurs  compagnons,  s'étaient  distingués  dans  l'expédition. 

On  a  quelquefois  mis  en  doute  que  les  Caraïbes  fussent  anthropo- 
phages. D'après  les  auteurs  qui  ont  parlé  d'eux  avec  le  plus  de  détails, 
le  P.  Raymond  Breton,  Rochcfort,  le  P.  Dutertre,  le  P.  Labat,  etc.. 


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—  248  — 

ils  étaient  certainement  anthropophages;  seulement,  ils  ne  man- 
geaient pas  de  l'homme  à  tous  leurs  repas.  Leur  nonchalance  plus 
forte  que  leur  goût  ne  leur  permettait  pas  cet  ordinaire  somptueui. 

«  Du  temps  que  j'étois  dans  la  Martinique,  dit  Dutertre,  un  sau- 
vage apporta  dans  une  case  une  jambe  rostie,  aussi  sèche  et  aussi  dure 
que  du  bois,  de  laquelle  il  mangea,  et  invita  un  chacun  à  faire  le 
mesme,  disant  que  s'ils  avoient  mangé  deTallouague  (c'est  ainsi  qu'ils 
appeioient  cette  viande  cuite),  ils  seroient  très-courageux.  Ceux  qui 
en  mangent  le  plus  d'entre  eux  sont  les  plus  estimez. 

»  Comme  ils  ont  sans  doute  gousté  de  toutes  les  nations  qui  les 
fréquentent,  je  leur  ai  ouï  dire  plusieurs  fois,  que.de  tous  les  chres- 
tiens,  les  François  étoient  les  meilleurs  et  les  plus  délicats  ;  mais  que 
les  Espagnols  étoient  si  durs  qu'ils  avoient  de  la  peine  à  en  manger. 
Quelque  temps  auparavant  que  les  François  habitassent  l'île  de  Saint- 
Christophe,  ils  firent  une  descente  dans  Saint-Jean  de  Port-ric,  où, 
entre  autres  choses,  ils  tuèrent  et  boucanèrent  un  de  nos  religieux, 
duquel  après  avoir  mangé,  la  plupart  d'entre  eux  moururent,  et  ceux 
qui  restèrent  furent  ensuite  affligez  de  grandes  maladies...  Depuis  ce 
temps-là,  ils  n'ont  plus  voulu  manger  de  chrestiens,  se  contentant  de 
les  tuer  et  de  les  laisser  dans  le  mesroe  lieu.  » 

Leur  vie  privée  était  la  manifestation  de  l'égoïsme  le  plus  absolu. 
Aucune  idée  généreuse  n'y  dominait.  Le  sentiment  de  la  famille 
n'existait  pas  pour  eux  et  ne  pouvait  exister,  car  la  famille  n'avait 
pas  ce  lien  intime  qui  résulte  de  l'union  de  l'homme  et  de  la  femme, 
provenant  d'un  choix  libre  et  mutuel.  Les  Caraïbes  étaient  polygames, 
disent  les  historiens,  mais  ils  ne  méritent  pas  l'honneur  qu'on  leur 
fait  en  disant  cela.  Ceux  qui  ont  eu  le  bonheur  de  promener  quelques 
années  de  leur  jeunesse  dans  le  Jardin  des  racines  grecques,  savent 
l'étymologie  de  ce  mot,  et  il  ne  peut  en  être  fait  application  aux 
Caraïbes. 

Polygamie  implique  mariage,  et  il  n'y  avait  pas  de  mariage  chez 
eux;  il  n'y  avait  qu'union  bestiale,  promiscuité  repoussante,  rappro- 
chements hors  nature  qui  faisaient  qu'un  père  qui  avait  vu  grandir 
ses  filles,  n'entendait  pas  une  voix  intérieure  qui  devait  lui  crier 
qu'il  ne  pouvait  y  avoir  de  lui  à  elles  que  des  caresses  paternelles. 
Mais  eût-il  entendu  cette  voix  qu'il  ne  l'eût  pas  comprise,  car  il  n'y 
avait  rien  de  paternel,  rien  de  filial  dans  leurs  relations. 

La  femme  était  une  esclave.  Le  très-spirituel,  mais  très-peu  galant 


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~  249  — 

P.  Labat,  quelque  bon  Français  qu'il  soit  à  tout  autre  titre»  dit  : 

«  en  ce  point,  nos  sauvages  sont  bien  plus  raisonnables  que  le 

reste  des  hommes  ;  ils  regardent  les  femmes  comme  leurs  servantes, 
et  quelque  amitié  qu'ils  ayent  pour  elles,  elle  ne  va  jamais  jusqu'à 
les  dispenser  du  service  qu'elles  sont  obligées  de  leur  rendre,  ni  du 
respect  qui  le  doit  accompagner.  Il  est  inouï  qu'une  femme  mange 
avec  son  mari,  ni  même  en  sa  présence.  » 

Les  enfants  croissaient  bestialement  autour  de  la  cabane  où  ils 
étaient  nés,  y  tenaient  par  habitude  et  nullement  par  quoi  que  ce  fût 
qui  ressemblât  à  un  sentiment.  Ils  vivaient  dans  un  milieu  où  rien 
n'était  de  nature  à  évoquer  des  aspirations  dont  la  nature  ne  devait 
pas  les  avoir  dépourvus  plus  que  les  autres  hommes,  mais  qui  s'étei- 
gnaient en  eux  à  l'état  de  germes  avortés. 

«  Tant  les  uns  que  les  autres,  dit  Dutertre,  sont  élevez  par  leurs 
pères  et  leurs  mères  plustost  en  bestes  brutes  qu'en  hommes  raison- 
nables ;  car  ils  ne  leur  apprennent  ni  civilité  ni  honneur,  non  pas 
mesmeà  dire  bonjour,  bonsoir,  ni  remercier  ceux  qui  leur  font 
plaisir  ]  d'où  vient  qu'ils  n'honorent  leurs  parents  ni  de  paroles  ni  de 
révérence,  et  s'ils  obéissent  quelquefois  à  leurs  commandements,  cela 
vient  plustost  de  leur  caprice  qui  le  leur  persuade  que  du  respect 
qu'ils  leur  portent.  Le  libertinage  s'entretient  d'autant  plus  facilement 
parmi  les  enfants  qu'ils  sont  moins  corrigez  quand  même  ils  mal- 
traitent leurs  pères  ou  leurs  mères  et  que  la  pluspart  ne  sont  point 
repris  d'une  action  si  exécrable.  » 

La  religion  n'était  pas  pour  les  Caraïbes  un  grand  sujet  de  préoc- 
cupation. Comme  ils  étaient  sans  enthousiasme,  ils  n'avaient  do 
grands  entraînements  naturels  d'aucun  genre.  Ils  avaient  des  prêtres 
nommés  boyés^  comme  nous  l'avons  déjà  dit,  qui  n'étaient  jamais 
parvenus  à  les  fanatiser,  et  qui  trouvaient  en  eux  des  croyants  géné- 
ralement assez  tièdes. 

Comme  tous  les  hommes,  môme  les  plus  primitifs,  ils  avaient  une 
sorte  de  foi  intuitive  en  une  intelligence  suprême,  invisible,  présidant 
à  tout,  qu'ils  nommaient  Àkambouc.  Ils  croyaient  aussi  aux  deux  prin- 
cipes traditionnels  du  Bien  et  du  Mal ,  gouvernant  le  monde.  Ils 
appelaient  le  bon  principe  Ichieri,  le  mauvais  était  nommé  Mapoya. 

On  s'adressait  à  eux  dans  les  cas  de  maladie,  ou  lorsqu'il  s'agissait 
du  succès  d'une  entreprise  quelconque.  Naturellement,  les  sollicita- 
tions les  plus  empressées  et  les  offrandes  étaient  pour  Mapoya.  Les 


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offrandes  consistaieoi  eafruits^  cassaves,  etc.,  que»s'appropriaieBt  les 
boyéSf  ùomixke  cela  ae  pratique  dans  toute  religion  où  il  se  fait  des 
offrandes.  On  supposait  à  lehieri  Xtof  de  bonté,  et  de  longanimité 
pour  qu'on  pût  en  redouter  le  moindre  mal  ou  une  opposition  quel« 
conque  ;  aussi  son  culte  était-il  fort  négligé»  presque  délaissé,  et  le 
tabac  qui  était  Tencens  qu'ils  brûlaient,  ne  fumait-il  que  pour  Mapoya. 

Les  Caraïbes  croyaient  à  une  vie  future,  mais  comme  tous  les 
peuples  irréfléchis  et  sensuels.  Cette  vie  future  se  résumait  pour  eux 
dans  la  satisfaction  de  leur  seule  passion  et  de  leur  seul  goût.  Ils  se 
voyaient  dans  l'autre  monde,  jouissant  sans  interruption  de  leur 
stupide  vengeance  traditionnelle,  égorgeant  à  perpétuité  des  Ârouages 
qui  se  renouvelaient  sans  cesse  pour  être  égorgés  de  nouveau  ou 
assommés  à  coups  de  boutou. 

L'absence  d'enthousiasme,  de  foi  innée,  de  dispositions  à  en  accepter 
une,  fut  la  principale  cause  de  la  rareté  des  conversions  que  firent 
parmi  ces  populations  les  missionnaires  chrétiens. 

Le  P.  Dutertre  déplore  le  résultat  négatif  des  efforts  tentés  par  les 
religieux  chez  ces  sauvages,  et  cite  le  P.  Raympnd  qui  vivait  parmi 
eux  et  qui,  «  en  dix  ou  douze  ans,  n'en  a  baptisé  que  quatre,  et  encore 
c'estoient  des  gens  tous  proches  de  la  mort.  » 

Il  attribue  l'insuccès  des  tentatives  de  conversions  entreprises  et 
poursuivies  avec  une  persistance  toujours  malheureuse,  à  la  fâcheuse 
impression  produite  sur  l'esprit  des  Caraïbes  par  la  vie  des  chrétiens, 
leurs  cruautés,  leurs  mœurs  relâchées. 

Les  chrétiens  de  ce  temps-là,  quelque  démoralisés,  cruels  et  vicieux 
qu'ils  fussent,  ne  pouvaient  pourtant  trop  perdre  à  la  comparaison 
avec  ces  hommes  pour  lesquels  la  famille  ne  représentait  aucun  des 
sentiments  qui  en  sanctifient  l'idée  ;  qui  n'entreprenaient  de  guerres 
que  dans  l'unique  but  de  torturer  et  de  manger  leurs  ennemis,  sans 
qu'il  y  eût  dans  leurs  expéditions  la  pensée  d'une  utilité  quelconque. 
Qu'étaient-ce  que  leurs  guerres?  des  parties  de  chasse  à  l'homme.  Ils 
en  prenaient  tant  qu'ils  pouvaient,  sans  autre  pensée  que  celle  de 
la  destruction,  sans  avoir  jamais  imaginé  d'en  faire  des  instruments, 
d'en  employer  la  force,  d'en  utiliser  les  sueurs  pour  l'accroissement 
de  leur  bien-être  et  le  maintien  de  leur  oisiveté.  Aucune  idée  n'avait 
présidé  à  l'entreprise,  aucune  idée  n'était  couronnée  par  son  succès. 
On  demeurait  après,  ce  qu'on  avait  été  avant.  On  n'avait  rien  imposé 
aux  ennemis',  on  ne  leur  avait  rien  pris  de  bon,  ni  institutions  ni 


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coutumes  ;  on  les  avait  pris  et  on  les  avait  mangés,  ou  bien,  —  ce  qui 
était  le  revers  de  la  médaille,  —  on  avait  été  pris  et  mangé,  et  c'était 
tout. 

Il  en  est  des  preneurs  de  la  vie  sauvage  cfomme  des  étemels  Lauda- 
tores  temparis  acti.  Les  amateurs  de  la  vie  primitive  disent  que  les 
sauvages  ne  connaissaient  paâ  le  vol  avant  que  les  hommes  civilisés 
fussent  venus  chez  eux  ;  peut-être.  —  Mais  cela  provenait  sans  doute 
de  ce  qu'ils  n'avaient  rien  qui  excitât  entre  eux  la  convoitise.  L'idée 
du  vol  ne  leur  a  pas  été  inspirée  par  les  Européens.  Elle  leur  est  venue 
avec  le  désir  et  le  besoin  de  posséder  des  choses  qu'ils  ne  connaissaient 
pas  et  qu'ils  convoitaient  ;  et  le  peu  de  scrupule  qu'ils  mirent  bientôt 
à  se  les  approprier,  indiqua  surabondamment  que,  s'ils  ne  connais- 
saient pas  le  vol,  ils  étaient  bien  préparés  à  en  recevoir  les  inspirations 
et  à  en  suivre  les  entraînements. 

«  Ces  sauvages  ignorants  ne  connoissoient  pas  l'art  sublime  de 
soumettre  et  de  gouverner  les  hommes  par  la  force  des  armes,  d'égor- 
ger les  habitants  d'un  pays,  pour  en  posséder  légitimement  les  terres, 
d'accorder  au  vainqueur  la  propriété,  au  vaincu  le  travail  des  pays  de 
conquête  et  de  dépouiller  à  la  longue  l'un  et  l'autre  des  droits  et  des 
fruits  par  des  taxes  arbitraires.  » 

Lorsqu'il  écrivait  ces  lignes,  l'abbé  Raynal  ignorait  sans  doute  de 
quelle  façon  les  Caraïbes  ou  Galibis  s'étaient  rendus  maîtres  du  sol 
que  d'autres  plus  forts  et  plus  habiles  qu'eux  venaient  leur  disputer  à 
leur  tour.  11  y  avait  cependant  cette  différence  entre  eux  ou  leurs 
ancêtres  et  les  nouveaux  envahisseurs,  que  ceux-ci  ne  pensaient  pas 
à  prendre  leur  place,  à  se  substituer  à  eux  en  les  détruisant;  ils  ne 
voulaient  que  prendre  une  part  d'un  sol  vierge  qui  ne  demandait  qu'à 
être  fécondé  pour  produire,  lis  voyaient  assez  d'espace  pour  que 
chacun  pût  accomplir  son  œuvre  à  Taise  et  sans  gêner  son  voisin.  Ils 
n'envisageaient  l'avenir  de  cette  terre  dont  ils  venaient  ouvrir  le 
sein,  que  comme  une  luxuriante  moisson  qu'ils  voulaient  bien  en- 
graisser de  leurs  sueurs,  mais  à  l'abondance  de  laquelle  ils  ne  pensaient 
pas  que  le  sang  fût  nécessaire.  11  le  fut  cependant;  il  fallut  le  répandre 
pour  se  faire  place.  11  (allut  renverser  ceux  qui  mettaient  obstacle  à 
la  marche  de  ce  qui  ne  s'arrête  jamais,  renvahisseraent  du  progrés. 


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m. 


Un  village  caraïbe  était  une  agglomération  de  quelques  cases,  plus 
ou  moins  nombreuses,  suivant  que  la  population  Tétait  plus  ou  moins, 
car  chacun  avait  sa  demeure  particulière.  Qui  voyait  un  de  ces  villages 
les  voyait  tous.  Rien  de  plus  primitif  que  les  demeures  qui  le  com- 
posaient, et  qui  consistaient  en  quelques  poteaux  plantés  en  terre, 
quelques  chevrons  jetés  en  travers  comme  par  hasard  ;  le  tout  recou- 
vert d'herbes  longues,  de  pétioles  de  palmistes,  de  feuilles  de  latanier 
et  de  tout  ce  qui  se  présentait  à  la  main,  pouvant  préserver  de  la 
pluie  et  des  ardeurs  du  soleil. 

Il  y  a  des  nids  d'oiseaux  qui  seraient  des  monuments  d'art,  com- 
parés à  ces  habitations  humaines. 

Ils  avaient  une  case  principale,  qu'ils  appelaient  Taubanay  dans 
laquelle  s'entassait  la  famille,  et  une  autre  quien  était  la  dépendance 
et  qu'ils  appelaient  Ajoupa  :  celle-ci  était  le  magasin ,  la  cuisine ,  la 
réserve. 

A  quelle  époque  les  Caraïbes  parurent-ils  sur  la  terre?  C'est  une 
question  que  nous  laissons  à  l'appréciation  des  polygénistes  et  des 
monogénistes ,  toujours  est-il  que  leurs  demeures  étaient  d'une  archi- 
tecture tout-à-fait  primitive. 

Ils  ne  cherchèrent  pas  à  Taméliorer,  lorsqu'ils  furent  en  contact 
avec  les  hommes  civilisés,  et  que  la  comparaison  put  être  pour  eux 
un  enseignement.  Doit-on  croire  qu'ils  obéissaient  à  la  loi  mystérieuse 
'qui  condamne  les  castors  d'à-présent  à  édifier  leurs  monuments  d'après 
le  modèle  de  celui  qui  a  été  construit  par  le  premier  castor  sur  un 
des  fleuves  du  Paradis  terrestre  ;  qui  oblige  les  fourmis  à  faire  unifor- 
méinent  leurs  fourmilières  ;  qui  dessine  le  plan  des  rayons  dans  les- 
quels les  abeilles  doivent  éternellement  élaborer  leur  miel  ? 

Ce  n'était  pas  cette  loi  qui  les  dirigeait ,  car  l'insuffisance  de  leurs 
demeures  était  une  manifestation  à  contre-sens,  du  libre  arbitre.  Ils 
faisaient  ce  qu'ils  voulaient,  mais  ils  le  faisaient  mal,  parce  qu'ils 
n'avaient  ni  goût,  ni  ardeur,  ni  aspiration  vers  ce  qui  est  bien,  bon 
et  beau. 

Leurs  demeures  étaient  des  abris  et  rien  autre  chose.  Elles  avaient 


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dû  toujours  être  ce  qu'elles  étaient,  lorsqu'elles  furent  observées  pour 
la  première  fois.  Elles  préservaient  du  soleil  et  de  la  pluie,  et  c'était 
tout;  le  premier  homme  qui  eut  à  souffrir  de  l'inconstance  du  temps 
dut  chercher  une  grotte  ou  se  construire  un  abri  de  cette  nature.  Il 
est  plus  facile  aux  Antilles  de  se  construire  une  Toubana  et  un 
Àjaupa,  que  de  trouver  une  grotte  ;  c'est  ce  qui  explique  la  demeure 
des  Caraïbes. 

Ils  n'avaient  pas  de  plantations  régulières.  On  voyait  seulement  aux 
environs  de  leurs  cases,  quelques  touffes  de  bananiers  plantés  là  une 
fois,  et  qui  s'étaient  reproduits  sans  intervention  humaine.  C'étaient 
les  femmes  qui  étaient  chargées  de  l'entretien  de  ces  cultures,  et  c'était 
grâce  à  elles  que  les  feuilles  découpées  du  manioc  s'agitaient  dans 
l'air,  que  le  cotonnier  épanouissait  au  soleil  ses  flocons  blancs  comme 
la  neige,  que  les  ignames  enlaçaient  aux  arbres  leurs  lianes  longues 
et  flexibles  et  y  accrochaient  leurs  vrilles,  que  les  patates  couvraient 
le  sol  de  leur  feuillage  d'un  si  beau  vert.  Mais,  il  faut  le  dire,  elles 
étaient  puissamment  aidées  dans  leur  tâche  par  la  nature  prodigue 
de  ces  climats  qui  laisse  si  généreusement  puiser  la  vie  à  ses  mamelles 
abondantes  et  intarissables. 

L'intérieur  des  cases^  était  aussi  dénué  que  l'extérieur  de  tout  ce 
qui  indique  le  bien-être  ou  le  désir  de  se  le  procurer.  Le  mobilier  se 
composait  d'un  hamac  de  coton  ou  d'une  sorte  de  cadre  à  fond  de 
bambou  tressé,  suspendu  aux  chevrons  par  de  grosses  lianes  et  garni 
de  feuilles  sèches. 

Les  ustensiles  de  ménage  étaient  des  calebasses  de  diverses  dimen- 
sions^ servant  à  tous  les  usages ,  des  paniers  ou  corbeilles  de  lianes 
et  de  nervures  de  feuilles,  tressés  avec  assez  d'habileté,  mais  parfaite- 
ment uniformes. 

L'art  et  l'industrie  se  résumaient,  pour  les  Caraïbes,  dans  la  fabri- 
cation de  ces  paniers,  le  tissage  des  hamacs,  dans  la  sculpture  de  la 
surface  plane  des  boutous  et  surtout  dans  la  construcUon  des  piro- 


La  construction  des  pirogues  est,  par  dessus  tout,  l'objet  de  l'admi- 
ration des  amateurs  de  la  sauvagerie.  £n  effet,  la  tâche  était  lourde. 
Il  fallait  abattre  un  gros  arbre,  le  creuser  au  moyen  du  feu  et  des 
instruments  imparfaits  qu'ils  parvenaient  à  se  fabriquer  avec  des 
galets  péniblement  usés  ;  mais  les  castors  ne  transportent^ils  pas  des 
troncs  d'art)r68  dont  les  dimensions  contrastent  avec  l'exiguité  de  leurs 


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corps  et  leurs  moyens  d'action  plus  restreints  encore  que  ceux,  des 
sauvages,  qui,  en  fin  de  compte,  étaient  des  hommes  ? 

Seulement,  ce  qu'on  pouvait  constater,  c'est  que,  hamacs  de  coton 
tissé,  paniers  tressés  en  lianes  ou  en  écorces  amincis,  sculptures  qui 
décoraient  les  boutons,  forme  des  pirogues,  arcs,  flèches,  tout  cela 
était  parfaitement  uniforme,  sans  variété,  sans  qu'il  se  révélât  le 
moindre  effort  pour  faire  autrement  que  ce  qui  avait  été  (ait  précé- 
demment, sans  qu'on  devinât  entre  les  oonstructeurs  cet  esprit  de 
convenance  qui  excite  l'émulation  et  fait  aspirer  au  mieux.  «  Le 
mieux  est  l'ennemi  du  bien,  »  dit  la  sagesse  des  nations.  Cet  axiome 
à  l'usage  des  partisans  de  l'immobilité  pourrait  bien  être  d'origine 
caraïbe. 

Lorsque  les  Européens  arrivèrent  dans  les  Antilles,  ils  trouvèrent 
les  Caraïbes  entièrement  nus,  ou  plutôt,  dit  le  P.  Dutertre,  «  vêtus 
d'un  bel  habit  d'escarlate,  lequel,  quoique  aussi  juste  que  la  peau, 
ne  les  empêche  ni  d'être  veus  comme  s'ils  n'avoient  rien,  ni  de 
courir.  » 

Ce  bel  habit  d'écarlate  sur  le  compte  duquel  le  bon  Père  s'égaye 
agréablement,  consistait  en  une  couche  de  rocou  délayé  dans  de 
l'huile  de  palma-christi,  dont  le  Caraïbe  se  faisait  oindre  des  pieds  à 
la  tète. 

«  Nos  religieux,  qui  portent  des  habits  blancs,  dit  encore  le  Père, 
ne  perdent  jamais  (irien  au[Nrès  d'eux,  quand  ils  ont  un  habit  neuf, 
car  ils  attrapent  souvent  quelques  pièces  de  leurs  habits  qu'ils  ne 
sçauroient  cacher.  Partout  où  ils  se  frottent  ou  s'asseoient,  ils  y  lais- 
sent tousjours  de  leurs  marques.  » 

Ce  badigeonnage  écarlate  dont  ils  se  couvraient,  les  préservait, 
dit-on,  des  ardeurs  du  soleil  et  surtout  des  piqûres  des  inoustiches  et 
des  maringouins. 

Lorsqu'ils  allaient  en  guerre,  ils  variaient  leur  costume  et  l'enrichis- 
saient de  bandes  noires  tracées  suivant  la  fontaisie  de  chacun.  Ils 
avaient  surtout  le  soin  de  se  peindre  une  paire  de  moustaches  formi- 
dables et  d'entourer  leurs  yeux  de  cercles  noirs,  ce  qui  devait  terrifier 
leurs  ennemis ,  lesquels  en  faisaient  autant  dans  les  mêmes  inten- 
tions. 

Cette  opération  se  renouvelait  tous  les  jours.  Aussitôt  qu'il  était 
descendu  de  son  hamac  le  matin,  le  Caraïbe  courait  à  la  mer  ou  à 
la  rivière,  suivant  que  l'un  ou   l'autre  était  plus  rapproché  de  sa 


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demeure^  et  les  lamei  ou  Teau  courante  le  débarrassaient  du  roeouage 
de  la  veille. 

Après  être  sorti  de  l'eau,  il  laissait  au  soleil  levant  le  temps  de  le 
sécher,  puis,  il  allait  s'asseoir  gravement  sur  une  bille  de  bois,  de- 
vant sa  case,  et  une  de  ses  femmes  le  couvrait  d'une  couche  épaisse 
de  badigeon  rouge.  Après  quoi,  il  se  levait,  marchait  quelques  ins- 
tants de  long  en  large,  pour  faire  bien  absorber  et  prendre  uniformé- 
ment la  peinture,  comme  un  homme  qui  vient  de  mettre  un  vêtement 
neuf,  étend  les  bras,  va  et  vient  pour  voir  s'il  ne  le  gêne  pas  aux 
entournures. 

Lorsque  le  roeouage  était  bien  sec,  le  Caraïbe  s'étendait  dans  son 
hamac,  sur  son  cadre  ou  sur  le  sable  du  rivage,  et  il  passait  le  reste 
du  jour  à  contempler  les  chevrons  de  sa  case,  la  mer  moutonnant  au 
loin,  ou  le  ciel' qui  étendait  au-dessus  de  lui  un  si  beau  pavillon 
bleu. 

«  Hs  sont  grands  rêveurs,  dit  le  père  Dutertre,  et  portent  sur  leur 
visage  une  physionomie  triste  et  mélancolique.  Ils  passent  des  demy 
journées  entières  assis  sur  la  pointe  d'un  roc  ou  sur  la  rive,  les  yeux 
fichez  en  terre,  sans  dire  un  mot.  Ils  ne  sçavent  ce  que  c'est  de  se 
promener  et  rient  à  pleine  teste  lorsqu'ils  nous  voyent  aller  par  plu- 
sieurs fois  d'un  lieu  à  l'autre  sans  avancer  chemin,  ce  qu'ils  estiment 
pour  une  des  plus  hautes  sotises  qu'ils  ayent  pu  remarquer  en 
nous.  » 

Ds  n'avaient  pas  d'heures  pour  leurs  repas  et  mangeaient  quand  la 
fantaisie  leur  en  prenait. 

«  Il  n'y  a  rien,  dit  le  père  Dutertre,  où  la  rudesse  de  nos  sauvages 
paroisse  tant  que  dans  le  manger;  car,  ils  sont  si  mal  propres  en  ce 
qu'ils  font,  pour  le  boire  et  pour  le  manger,  que  cela  fait  bondir  le 
cœur  à  ceux  qui  le  voyent  aprester.  » 

Le  bon  père  entre  à  ce  propos  dans  des  détails  que  nous  nous  dis- 
pensons de  rapporter,  par  respect  pour  la  délicatesse  de  nos  lecteurs 

Ils  se  montraient  en  général  peu  recherchés.  Sobres,  dit-on,  mais 
sobres  par  paresse,  parce  que  se  sentant  à  peine  la  force  de  secouer 
leurtorpeur  pour  se  procurer  le  nécessaire,  il  leur  était  bien  plus 
difficile  encore  de  le  faire  pour  le  superflu. 

Il  parait  que  la  chair  humaine  était  décidément  un  extra,  car, 
disent  leurs  divers  historiens,  ils  ne  se  nourrissaient  que  de  coquil- 
lages et  de  crusucés,  de  burgaux  et  de  crabes,  parce  que  cela  était 


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—  256  — 

facile  à  prendre  ;  plus  rarement,  sans  doute,  de  poissons  et  d'oiseaux, 
qui  demandaient  de  l'industrie,  du  travail  et  de  la  locomotion, 
«c  Us  passent  toute  leur  vie  dans  une  si  grande  oysiveté  que  quand  on 
les  voit  mettre  la  main  à  l'œuvre,  il  faut  croire  que  c'est  plutost  la 
tiédeur  et  l'ennui  qu'ils  trouvent  dans  cette  fainéantise  qui  les  fait 
travailler,  qu'un  mouvement  raisonnable.  » 

L'égalité  la  plus  parfaite  régnait  entre  eux  ;  et,  comme  dans  toute 
société  primitive,  il  n'y  avait  que  deux  classes  bien  distinctes,  sépa- 
rées par  la  ligne  de  démarcation  la  plus  matériellement  appréciable^ 
les  braves  et  les  lâches,  les  forts  et  les  faibles. 

Les  lâches  et  les  faibles  étaient  des  exceptions.  11  n'y  avait  pas  de 
lâche  ;  les  faibles  étaient  les  rares  estropiés  à  la  guerre.  On  ne  savait 
pas  ce  que  c'était  que  la  faiblesse  de  constitution  ;  la  mort  faisait  raison 
des  natures  débiles,  dès  les  premiers  temps  de  l'enfance.  Us  étaient 
si  exposés  à  Tinconstance,  aux  intempéries  des  saisons,  si  peu  pré- 
servés des  maladies  qui  menacent  l'homme  dans  ses  premières  an- 
nées et  qui  le  frappent  si  la  prévoyance  de  la  mère  ou  une  organisation 
sociale  protectrice  n'en  prévient  pas  les  effets  désastreux,  que 
les  individus  à  constitution  robuste  atteignaient  seuls  l'âge  de«la 
virilité. 

Quant  à  la  bravoure,  ils  y  étaient  prédisposés  ^rVédtÂcation  qu'ils 
recevaient.  C'est-â-dire  que  les  rares  discours  qui  sortaient  de  la  bou- 
che des  anciens,  n'étaient  que  pour  raconter  avec  emphase  leurs 
expéditions  et  les  tourments  raffinés  qu'ils  avaient  fait  subir  à  leurs 
ennemis  ;  que  pour  être  admis  au  nombre  des  guerriers,  il  fallait  que 
le  jeune  homme  passât  par  toutes  les  tortures  qu'on  faisait  endurer 
aux  prisonniers  et  qui  précédaient  la  mort-,  on  ne  lui  faisait  grâce  que 
du  dernier  coup.  Il  n'était  donc  pas  trop  surprenant  qu'ils  subissent 
ces  tortures  avec  un  grand  courage  et  une  grande  fermeté^  lorsque 
par  malheur  ils  tombaient  aux  mains  de  leurs  ennemb.  Us  en  avaient 
déjà  l'habitude,  comme  les  vieux  soldats  ont  celle  d'être  iué$  à  la 
guerre. 

Une  coutume,  au  moins  bizarre,  et  qui  serait  incroyable,  si  elle 
n'était  affirmée  par  tous  les  écrivains  qui  se  sont  occupés  des  Caraïbes^ 
et  si  elle  n'existait  pas  encore  dans  quelques  populations  sauvages  de 
l'Amérique  du  Sud^  était  ceUe  qu'il  avaient  de  se  mettre  au  lit,  lors- 
qu'une de  leurs  femmes  venait  jde  s'accoucher.  Gomment  expliquer 


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-  257  — 

un  pareil  acte  de  démence  passé  à  l'état  d'usage  établi?  Evidenraienty 
ils  n'éprouvaient  aucun  intérêt  ni  aucune  compassion  pour  leurs 
compagnes^  puisqu'ils  prenaient  pour  eux  toute  la  part  de  sollicitude 
qu'entoure  communément  une  femme  qui  vient  d'être  mère.  Us  se 
couchaient  dans  leur  bamac  ou  sur  leur  cadre,  disent  les  auteurs,  et  les 
pauvres  femmes  vaquaient  pendant  ce  temps  à  leurs  occupations  ordi- 
naires. Est-ce  croyable?  —  Nous.Iaissons  à  la  Faculté  d'en  décider; 
toujours  est-il  que  cela  était.  Us  geignaient  même,  recevaient  les 
visites  des  amù  delà  maisony  accomplissant  les  actes  de  cette  comédie 
que  nous  trouverions  d'un  affreux  ridicule,  si  elle  n'était  d'une 
odieuse  barbarie,  avec  un  sérieux  parfait,  et  comme  des  gens  qui 
doivent  à  l'accomplissement  d'un  devoir  sacré,  la  sérénité  d'une 
conscience  irréprochable. 

Leur  imprévoyance  était  extrême  :  «Comme  nos  François  sont  plus 
fins  et  plus  adroits  qu'eux,  dit  le  père  Dutertre,  ils  les  duppent  assez 
facilement  :  ils  ne  marchandent  jamais  un  lict  (hamac  de  coton)  au 
soir  ;  car,  comme  ces  bones  gens  voyent  la  nécessité  qu'ils  en  ont  toute 
présente,  il  ne  donneroient  pas  leurs licts pour  quoique  ce  fût;  mais  le 
matin,  ils  le  donnent  à  bon  compte,  sans  penser  que,  le  soir  venu,  ils 
en  auront  autant  affaire  que  le  soir  précédent  :  aussi  ils  ne  manquent 
point,  sur  le  déclin  du  jour,  de  retourner  et  de  rapporter  ce  qu'on 
leur  a  donné  en  échange,  disant  tout  simplement,  qu'ils  ne  peuvent 
coucher  à  terre  •,  et,  quand  ils  voyent  qu'on  ne  leur  veut  pas  rendre, 
ils  pleurent  presque  de  dépit.  Us  sont  fort  sujets  à  se  desdire  dans 
tous  les  marchés  qu'ils  font  :  c'est  pourquoi  il  faut  cacher  et  esloi- 
gner  ce  qu'on  a  d'eux.  » 

Le  père  Labat,  parlant  des  Caraïbes  de  son  temps  (4694)  qui 
ne  différaient  guère  des  Caraïbes  primitifs  et  de  ceux  qu'a  étudiés  le 
père  Dutertre,  dit  :  «  Les  armes  de  ces  Messieurs  étoient  des  arcs, 
des  flèches,  un  boutou  et  le  couteau  qu'ils  ont  à  la  ceinture  et  le  plus 
souvent  à  la  main.  Us  sont  ravis  quand  ils  peuvent  avoir  un  fusil  ; 
mais,  quelque  bon  qu'il  soit,  ils  trouvent  bientôt  le  moyen  de  le  rendre 
inutile,  soit  en  le  faisant  crever  en  y  mettant  trop  de  poudre,  soit  en 
perdant  les  vis  ou  quelque  autre  pièce;  parce  qu'étant  fort  mélan-. 
coliques  et  fort  désœnvrez,  ils  passent  les  journées  entières^  couchez 
dans  les  hamacs,  à  le  desmonter  et  remonter;  et,  comme  U  arrive 
souvent  qu'ils  oublient  la  situation  des  pièces,  ou  qu'ils  en  perdent 


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—  258  - 

quelqu'une^  ils  jettent  le  fusil,  sans  s'en  mettre  plus  en  peine,  ni 
sans  s'en  chagriner;  car  ce  sont  les  plus  indifférentes  créatures  qui 
soyent  sorties  de  la  main  de  Dieu*  > 


IV. 


Dans  toutes  les  îles  des  Antilles  où  les  Européens  s'établirent,  les 
choses  se  passèrent  de  la  même  façon.  Accueillis  d'abord  ou  plutôt 
tolérés  par  les  Caraïbes,  ils  ne  tardaient  pas  à  mettre  en  éveil  la 
nature  soupçonneuse  de  ces  sauvages.  L'activité  infatigable  des  uns, 
qui  contrastait  avec  l'incurable  tendance  à  Tim mobilité  des  autres, 
rendait  entre  eux  toute  communauté  impossible.  Deux  forces  se  trou- 
vaient en  présence,  l'action  et  la  résistance.  L'ordre  naturel  des 
choses  voulait  que  celle-ci  finit  par  céder.  Les  Caraïbes  gênaient;  ou 
se  contenta  d'abord  de  les  repousser  pour  se  faire  place,  mais  lorsque 
leur  inertie  se  changea  eu  force  active  et  aggressive,  il  fallut  bien  se 
défendre  et  les  renverser. 

Nous  n'avons  pas  la  pensée  de  chercher  à  justifier  ceux  qui  se  sont 
laissé  entraîner  trop  avant  dans  ce  mouvement  de  destruction  et  qui 
ont  voulu  aller  plus  vite  que  la  fatalité.  De  tristes  souvenirs  restent 
attachés  â  quelques  noms  ;  nous  ne  les  prononçons  pas,  nous  ne  cher- 
chons pas  à  justifier  les  hommes  qui  les  ont  portés.  Nous  n'avons  pas 
à  présenter  des  personnalités  rétrospectives^  nous  relèverons  seulement 
quelques  éphémérides  générales;  nous  indiquerons  les  jalons  qui 
marquent  la  route  par  laquelle  la  race  des  Caraïdes  marcha  fatalement 
à  sa  perte,  dès  qu'elle  se  mit  en  opposition  avec  le  progrès,  hélas  ! 
c'est-à-dire,  dès  qu'elle  et  lui  furent  en  présence. 

En  4625,  un  courageux  aventurier  français,  d'Essambuc,  arrivait  à 
Sain^Christophe.  Par  un  hasard  singulier,  le  même  jour,  dit-on,  le 
capitaine  Warner ,  aventurier  anglais,  abordait  la  même  ile  par  le 
côté  opposé.  Cette  lie,  à  laquelle  Colomb  avait  donné  son  nom  en 
i495,  le  nom  qu'elle  porte  encore  maintenant,  était  appelée  Liamatga, 
par  les  Caraïbes. 

Les  colons  français  et  anglais  vécurent  en  paix,  bien  que  leurs  mé- 
tropoles fussent  en  guerre.  A  peine  établis,  ils  cherchèrent  à  tirer 
pacifiquement  parti  d'un  sol  qui  leur  promettait  d'abondantes  récoltes^ 
en  échange  des  sueurs  qu'ils  y  répandraient.  Ils  le  remuèrent  donc 


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~  259  — 

et  chaDgèrent  sa  stérile  fécondité,  si  Ton  peut  s'exprimeÉ'  ainsi,  en 
fécondité  réelle,  en  loi  faisant  produire  des  plantes  utiles  au  lieu  des 
vitaux  inutiles  à  Thomme,  que  la  prodigue  nature  y  faisait  croître  au 
hasard  et  à  profusion.  Le  changement  de  physionomie  que  la  culture 
fit  prendre  au  sol  ne  plut  pas  aux  Caraïbes,  et  il  y  avait  à  peine  une 
année  que  les  étrangers  étaient  établis  dans  l'île,  que  ceux  qui  les 
avaient  accueillis  les  regardaient  déjà  comme  des  envahisseurs  dan- 
gereux. 

C'était  en  4626.  Bien  que  plus  nombreux  que  les  étrangers,  les 
Caraïbes  ne  se  crurent  pas  suffisamment  forts  pour  attaquer  ces  hom- 
mes dont  l'activité  les  effrayait.  Us  firent  appel  à  leurs  congénères  des 
îles  voisines,  et  une  conspiration  fut  tramée  dans  l'ombre  contre  les 
colons  qui  voyaient  déjà  fructifier  leurs  plantations. 

Il  ne  s'agissait  de  rien  moins  que  de  les  surprendre  et  de  les  massa- 
crer. 

Mais  l'amour  qui  perdit  Troie  fut  l'instrument  du  salut  des  Euro- 
péens. Une  sauvageêse,  appelée  Barbe^  nom  assez  peu  caraïbe  pour 
qu'il  soit  permis  de  croire  qu'il  lui  venait  d'un  baptême  chrétien, 
s'était  attachée  à  l'un  des  nouveaux  venus,  —  ce  qui  était  chose 
rare,  —  et  elle  dévoila  aux  colons  les  projets  sanguinaires  des  Ca- 
raïbes. 

Les  aventuriers,  qui  étaient  hommes  d'action  dans  toute  l'accep- 
tion du  mot,  ne  virent  de  salut  que  dans  une  contre-mine  $  ils 
surprirent  les  Sauvages  qui  espéraient  les  surprendre.  D'Essambuc  et 
Warner  réunirent  leurs  forces,  en  firent  un  grand  massacre  et  les 
obligèrent  à  aller  demander  asile  à  ceux  sur  le  concours  desquels  ils 
comptaient  pour  l'exécution  de  leur  complot. 

La  même  nécessité  de  destruction  se  présenta  à  la  Martinique,  en 
4655. 

«  Malgré  les  précautions  que  prit  Du  Pont,  dit  H.  Sidney  Daney, 
une  querelle  s'éleva  entre  quelques  Caraïbes  et  quelques  Français,  et 
le  sang  coula  de  part  et  d'autre.  Les  Caraïbes  irrités  cessèrent  de 
vivre  en  paix  avec  les  Français  -,  ils  prirent  la  résolution  de  détruire 
leur  établissement  et  de  chasser  de  leur  patrie  ce  peuple  étranger  et 
usurpateur.  La  guerre  commença,  mais  la  guerre  à  leur  oianière. 
Tout  Français  qui  s'écartait  était  surpris  et  massacré.  Quelquefois, 
ils  se  montraient  en  nombre  et  armés,  à  la  vue  du  fort;  mais  ils  se 
voyaient  encore  trop  faibles  pour  Tattaquer.  Les  Français,  de  leur 


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—  260  — 

cftté,  obligés  de  se  tenir,  sans  cesse,  sur  leurs  gardes,  ne  pouvaient  se 
livrer  librement  à  la  culture  des  terres.  Ils  ne  sortaient  qu'armés  et 
plusieurs  ensemble,  et  ne  donnaient  à  leur  tour  aucun  quartier  aux 
Sauvages  qu'ils  rencontraient. 

»  Ces  Caraïbes,  qui  se  sentaient  impuissants,  seuls,  à  vaincre  et 
cbasser  ces  étrangers,  qui^  dans  l'origine,  leur  avaient  semblé  venir  du 
ciel  et  lancer  la  foudre^  s'embarquèrent  dans  leurs  pirogues  et  allè- 
rent appeler  à  leur  secours,  ceux  de  la  Dominique,  de  la  Guade- 
loupe, de  Saint- Vincent,  et  arrivèrent  au  nombre  d'environ  4,500, 
comme  disposés  à  faire  une  descente  devant  le  fort  et  à  l'attaquer.  Du 
Pont,  les  voyant  venir,  avait  bit  armer  tous  ses  gens  et  les  avait  fait 
rentrer  dans  le  fort,  où  l'on  avait  préparé  trois  canons  chargés  à  mi- 
traille. 11  avait  recommandé  aux  siens  de  ne  pas  se  montrer,  afin  que 
les  Caraïbes,  trompés  par  cette  apparence,  crussent  que  les  Français 
avaient  peur,  et  vinssent  à  portée  des  canons  qui  devaient  les  fou- 
droyer. Ce  qu'il  avait  prévu  arriva.  Ces  Sauvages,  au  silence  qui 
régnait  dans  le  fort,  crurent  que  les  Français  avaient  fui  ou  se  ca- 
chaient d'épouvante  ;  ils  sautent  de  leurs  pirogues  sur  le  rivage  et . 
s'avancent  en  foule  et  confusément  vers  le  fort.  Hais,  soudain,  le  feu 
est  mis  aux  canons,  et  il  se  fait  un  tel  carnage  de  celte  masse  qui 
s'avançait  au-devant  de  la  mort,  que,  saisis  d*un  horrible  effroi,  ils 
retournent,  s'élancent  précipitamment  dans  leurs  pirogues,  gagnent 
la  haute  mer,  abandonnant^  contre  leurs  usages,  leurs  morts  et  leurs 
blessés.  > 

Nous  lisons  dans  l'abbé  Raynal,  qu'à  la  Guadeloupe,  «les  hosti- 
lités commencèrent  le  6  janvier  4636.  Les  Caraïbes  ne  se  croyant 
pas  en  état  de  résister  ouvertement  à  un  ennemi  qui  tiroit  tant 
d'avantages  de  la  supériorité  de  ses  armes,  détruisirent  leurs  vivres, 
leurs  habitations  et  se  retirèreot  à  la  Grande-Terre  ou  dans  les  îles 
vobines.  C'est  de  là  que  les  plus  furieux  repassant  dans  llle  d'où  on 
les  avoit  chassés  alloient  s'y  cacher  dans  l'épaisseur  des  forêts.  Le 
jour  Ils  perçoient  de  leurs  flèches  empoisonnées^  ils  assommoient 
à  coups  de  massue,  tous  les  François  qui  se  dispersoient  pour  la 
chasse  ou  pour  la  pêche.  La  nuit  ils  brùloient  les  cases  et  ravageoient 
les  plantations.  » 

Ils  furent  poursuivis  de  la  manière  la  plus  énergique  par  l'Olive 
qui  se  montra  impitoyable  pour  eux.  Il  en  détruisit  un  grand  nom- 
bre. Beaucoup  abandonnèrent  ia   Guadeloupe,  proprement  dite^  à 


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laquelle  les  colons  avaient  donne  la  préférence  à  cause  de  sa  tempéra^ 
ture,  de  ses  belles  eaux  et  de  sa  luxuriante  végétation,  et  se  réfu^ 
gièrentà  la  Grande-Terre>  aux  Saintes,  à  Marie*  Galante,  à  la  Domi- 
nique. 

En  1640^  de  nouvelles  agressions  de  leur  part  ayant  amené  de 
nouvelles  répressions,  ils  furent  poursuivis  partout  avec  opiniâtreté, 
battus  et  chassés  de  toutes  les  terres  de  la  Guadeloupe. 

En  1646,  dit  l'abbé  Raynal,  cinquante  Français  furent  envoyés  de 
Saint-Christophe  pour  coloniser  Saint-Barthélémy*  Ils  furent  massa- 
crés par  les  Caraïbes. 

En  4654,  ils  se  soulevèrent  à  la  Martinique  et  assiégèrent  Du 
Parquet,  lieutenant-général,  dans  son  habitation  de  la  Montagne.  «  Us 
étoient,  dit-on,  au  moins  deux  mille.  Du  Parquet  dut  son  salut  à  un 
hasard  providentiel,  qui  amena  dans  le  port  deux  bâtiments  hollan- 
dois  armés  en  guerre  ,  dont  les  équipages  vinrent  à  son  secours. 
Les  Caraïbes  furent  repoussés.  On  les  poursuivit  pour  tirer  ven- 
geance de  cette  agression  ;  ils  passèrent  à  la  Grenade ,  et  battus  ,* 
harcelés ,  ne  pouvant  plus  respirer;  ils  réclamèrent  la  paix  en 
1655. » 

Malgré  cette  paix  qu'on  leur  accorda,  malgré  une  apparente  sou- 
mission, ils  n'en  continuèrent  pas  moins  leur  opposition  ;  mais  ils  le 
firent  d'une  manière  indirecte.  Ils  attiraient  dans  les  bois  les  esclaves 
noirs,  les  conduisaient  dans  leurs  carbetset  les  transportaient  quel- 
quefois jusqu'aux  grandes  Antilles  et  jusqu'au  continent  où  ils  les 
vendaient  aux  Espagnols. 

Ils  faisaient  quelquefois  de  ces  esclaves  fugitifs  les  instruments  de 
leur  guerre  incessante  contre  les  colons.  Us  les  rocouaient  pour  qu'ils 
ne  fussent  pas  reconnus,  et  avec  leur  aide  dévastaient  les  habitations 
et  détruisaient  les  plantations. 

«  Us  poussèrent  l^audace,  dit  M.  Sidney  Daney,  jusqu'à  s'avancer 
en  plein  jour,  le  29  août  4657,  sur  un  des  mornes  qui  dominent 
Saint-Pierre,  tuèrent  plusieurs  personnes  à  coups  de  flèches,. et  ils 
auraient  fait  irruption  dansf  la  ville,  si,  l'alarme  ayant  été  donnée,  les 
officiers  ne  se  fussent  mis  à  la  tête  des  milices  et  ne  les  eussent  forcés 
à  se  retirer.  » 

A  propos  des  luttes  dont  la  Martinique  fut  si  souvent  le  sanglant 
théâtre,  nous  lisons  dans  l'abbé  Raynal  :  «  Les  naturels  du  pays,  inti- 
midés par  les  armes  à  feu  ou  séduits  par  des  protestations,  abandonné* 


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—  802  — 

rent  aux  François  la  partie  de  Tisle  qui  regarde  an  couchant  et  au 
midiy  pour  se  retirer  dans  l'autre.  Cette  tranquillité  fut  courte.  Le  Ca- 
raïbe voyant  se  multiplier  de  jour  en  jour  ces  étrangers  entreprenants, 
sentit  qu'il  ne  pouvoit  éviter  sa  ruine,  qu'en  les  exterminant  eux- 
mêmes,  et  il  associa  les  sauvages  des  isles  voisines  à  sa  poKtique. 
Tous  ensemble  ils  fondirent  sur  on  mauvais  fort  qu'à  tout  événement 
on  avoit  construit  ;  mais  ils  furent  reçus  avec  tant  de  vigueur,  qu'ils 
se  replièrent  en  laissant  sept  ou  huit  cents  de  leurs  meilleurs  guer* 
riers  sur  la  place.  » 

« Les  sauvages  dont  le  genre  de  vie  exige  un  territoire  vaste 

(  pourquoi?  ),  se  trouvant  chaque  jour  plus  asservis,  eurent  recours  à 
la  ruse  pour  affaiblir  un  ennemi  contre  lequel  ils  n'osoient  plus  em- 
ployer la  force.  Ils  se  partageoient  en  petites  bandes  ;  ils  épioient  les 
François  qui  fréquentoient  les  bois  ;  ilsattendoient  que  le  chasseur  eût 
tiré  son  coup,  et,  sans  lui  donner  le  temps  de  recharger  son  fusil,  ils 
tomboientsur  lui  brusquement  et  l'assommoient.Une  vingtaine  d'hom- 
mes avoient  disparu  avant  qu'on  eût  sceu  comment.  Dès  qu'on  en  fut 
instruit,  on  marcha  contre  les  aggresseurs,  on  les  battit,  on  brûla 
leurs  carbets,  on  massacra  leurs  femmes  et  leurs  enfants,  et  ce  qui 
avoit  échappé  à  ce  carnage,  quitta  la  Martinique  en  4658,  pour  n'y 
jamais  revenir.  » 

Dans  les  luttes  qui  furent  engagées  entre  les  Français  et  les  Anglais 
se  disputant  la  possession  des  iles,  les  Caraïbes,  dont  l'animosité  contre 
les  blancs  paraissait  avoir  secoué  la  torpeur,  prenaient  parti  tantôt  pour 
les  uns,  tantôt  pour  les  autres,  pourvu  qu'ils  eussent  à  combattre  la 
race  des  envahisseurs. 

<c  Les  Caraïbes,  dit  M.  Lacour  dans  son  Histoire  de  la  Gua- 
deloupe, portaient  une  haine  égale  à  toutes  les  nations  européennes 
qui  étaient  venues  les  dépouiller  de  leurs  terres.  Toutefois,  par  suite 
des  grands  massacres  faits  de  leurs  peuplades,  plus  encore  par  l'im- 
perfection des  armes  dont  ils  faisaient  usage,  désormais  trop  faibles 
pour  entreprendre  seuls  et  par  eux-mêmes  des  actes  d'hostilité,  ils 
savaient  attendre  que  leurs  ennemis  fussent  en  train  de  se  déchirer  ; 
alors,  servant  d'auxiliaires  à  ceux-ci  contre  ceux-là,  ils  arrivaient  à 
assouvir  leur  vengeance  ;  vengeance  terrible  qui,  dans  certains  quar- 
tiers des  iles,  avait  produit  le  vide.» 

Pourtant,  en  1660,  la  paix  fut  conclue.  «  Les  Caraïbes,  dit  le  même 
auteur,  acceptèrent  la  condition  de  résider  à  Saint-Vincent  et  à  la 


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—  263  — 

Dominique,  avec  promesse  de  n'être  troablés  dans  ces  possessions  par 
aucune  nation  européenne.  Les  restes  de  cette  race  infortunée  se  con- 
centrèrent, en  effet,  en  grande  partie  dans  ces  deux  iles;  mais  plu- 
sieurs familles  continuèrent  à  demeurer  dans  les  lieux  non  défrichés 
de  la  Guadeloupe,  de  la  Martinique  et  de  Sainte-Lucie,  d'où  elles  n'ont 
disparu  qu'avec  le  temps.  » 

«  Lorsque  les  Caraïbes  furent  concentrés  à  Saint«Vincent  et  à  la 
Dominique,  dit  M.  Placide  Justin  (  Histoire  cTfiraiti),  leur  nombre 
n'excédait  pas  six  mille.  » 

Les  Caraïbes  ont  disparu,  et  il  ne  reste  plus  guère  d'eux  qu'un 
souvenir,  souvenir  qui  excite  quelquefois  la  curiosité,  jamais  l'intérêt, 
parce  qu'ils  n'ont  rien  laissé  qui  les  rende  regrettables. 

Ils  se  sont  éteints,  parce  qu'ils  n'ont  pas  voulu  entretenir  le  feu 
$acréque  la  civilisation  avait  apporté  chez  eux.  Ce  feu  sacré  qui  de- 
vait les  éclairer,  et  qu'ils  ont  voulu  étouffer,  est  devenu  une  torche  et 
les  a  dévorés. 

lisse  sont  tous  éteints  peu  à  peu,  fuyant  toujours  l'association  du  tra- 
vail avec  les  blancs,  se  concentrant  et  serrant  les  rangs  à  mesure  qu'ils 
s'éclaircissaient.  On  dit  qu'il  en  existe  encore  quelques-uns  dans  le 
quartier  de  l'Anse  Bertrand  à  la  Guadeloupe,  dans  celui  du  Robert  à  la 
Martinique,  dans  les  montagnes  de  la  Dominique,  mais  personne  n'ose 
affirmer  que  ce  soient  des  Caraïbes  purs  et  sans  mélange,  et  la  légiti- 
mité de  ces  déplorables  restes  est  tout-à-fait  à  l'état  de  doute. 

«  Lorsque  parfois,  dit  le  docteur  Rufz,  on  rencontre  un  de  ces 
teints  olivâtres  qui  ne  rappelle  aucune  des  nombreuses  nuances,  ré- 
sultat du  mélange  du  blanc  et  du  noir,  ces  yeux  obliques,  largement 
ouverts,  voilés  de  longs  cils  et  pleins  d'une  étrange  mélancolie,  des 
cheveux  plats,  collés  sur  les  tempes  et  sur  la  nuque,  une  taille  svelte 
et  élancée,  malgré  soi  on  s'arrête,  comme  intrigué  par  cette  vue,  et 
Ton  se  dit  qu'il  doit  y  avoir  là  du  sang  Caraïbe.  Voilà  donc  tout  ce 
que  ces  peuples  ont  laissé  dans  notre  association  coloniale  :  une  con- 
jecture d'histoire  naturelle  ! » 

«  Nos  Français,  dit  le  même  écrivain  philosophe,  n'ont  point  mas- 
sacré les  Caraïbes  pour  leur  prendre  leurs  richesses,  comme  les  Espa- 
gnols firent  des  Mexicains  :  on  se  serait  volontiers  entendu  avec  eux, 
on  les  aurait  admis  à  exploiter  ces  terres  avec  nous.  Ce  sont  eux  qui 
n'ont  pas  voulu  de  cet  arrangement.  On  poussa  le  scrupule  jusqu'à 
acheter  d'eux,  pour  des  babioles,  il  est  vrai,  mais  auxquelles  ils  atta- 


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—  264  — 

ohaient  du  prix,  ces  terres  dont  on  pouvait  les  déposséder.  Quand  on 
les  chasse  des  iles,  on  ne  fit  qu'user  du  juste  droit  de  la  défensive  ;  ils 
BOUS  importunaient  par  des  surprises,  par  des  assassinats  *,  on  les  re- 
poussa de  ces  terres  dont  ils  gênaient  l'exploitation  ;  encore  leur  fit- 
on  leur  part;  on  leur  abandonna  Saint- Vincent  et  la  Dominique, 
c'e8^à-dire  plus  de  terres  encore  que  ne  comportait  leur  petit  nom- 
bre. Longtemps,  ils  continuèrent  à  fatiguer  la  longanimité  des  peu- 
ples civilisés^  et  ce  n'est  qu'après  deux  siècles  d'inutiles  rapports  avec 
eux,  d'inutiles  leçons,  qu'on  s'est  décidé  à  s'en  débarrasser  définitive- 
ment. La  France  ne  consentit  jamais  a  les  mettre  en  servitude  ;  il  y  a 
de  nombreuses  lettres  de  Louis  XiV  qui  défendent  aux  gouverneurs 
de  le  tenter,  et  les  blâment  des  mauvais  traitements  qu'on  les  accusait 
de  faire  subir  aux  sauvages.  D'ailleurs,  il  faut  le  dire,  ces  peuples  se 
montrèrent  indomptables  à  la  servitude  et  lui  préférèrent  la  mort  :  ce 
que  Dutertre  attribue  «  à  leur  fainéantise  naturelle  qui  leur  donnoit 
une  si  grande  horreur  de  cette  condition  laborieuse.  » 


Le  comité    d'exposition    permanente  de    l'aLGÉRIE  et    des  COLO' 

NIES,  —  Section  DE  la  Pointe  a  Pitre,  — avait  reçu  du  ministre  l'io- 
vitation  de  rechercher  les  antiquités  caraïbes,  en  vue  d'une  collection 
ethnographique  qu'on  veut  faire  figurer  à  l'Exposition  Universelle 
de  i867, 

M.  le  comte  de  Chazelles,  président  du  comité,  en  lui  donnant 
communication  du  vœu  du  ministre,  avait  dirigé  son  attention  sur  la 
nature  des  antiquités  qu'il  est  possible  de  se  procurer  et  sur  les  loca- 
lités où  elles  se  rencontrent. 

On  savait  que,  dans  toutes  les  parties  de  la  colonie,  et  surtout  à 
l'Ânse-Bertrand,  dernier  refuge  de  la  race  infortunée  des  Caraïbes, 
le  sol  présente  souvent,  parmi  les  pierres  de  toutes  sortes  que  remuent 
la  charrue  et  la  houe,  ces  pierres  taillées  qu'on  appelle  haches  caraïbes. 

On  savait  aussi  que,  dans  un  seul  quartier  à  l'ile,  aux  Trois  Riviè- 
res, se  trouvent,  ce  qu'on  peut  appeler  des  monuments  caraïbes^  c'est- 
à-dire  des  masses  que  le  temps  ne  peut  détruire  qu'à  force  de  les  user, 
qui  ne  peuvent  être  déplacées  que  par  de  grands  mouvements  du  sol, 
que  la  terre  ne  peut  enfouir  à  moins  d'une  révolution  qui  se  pro- 
duira à  sa  surface,  et  que  le  regard  qui  les  cherche  ne  doit  pas  man- 
quer de  rencontrer. 


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—  265  — 

Or,  le  comité  avait  alors  sous  les  yeux  la  plus  magnifique  collec- 
tion d'armes^  d'ustensiles^  d'instruments  caraïbes  qui  ait  jamais  été 
réunie  dans  la  colonie  ^  cette  collection  était  présentée  par  le  docteur 
F.  L'Herminier. 

Dans  tous  les  pays,  il  y  a  des  hommes  qui  centralisent  quelque 
chose,  par  l'attraction  de  l'intelligence  qui  les  distingue  et  de  raiTec- 
tion  dont  ils  savent  se  faire  entourer.  M.  le  docteur  F.  L'Herminier, 
intelligence  d'élite^  esprit  actif  et  charmant,  chercheur  infatigable, 
auquel  la  Flore  et  la  Faune  des  Antilles  ont  fait  des  révélations  pré- 
cieuses dont  il  a  enrichi  la  science,  est  un  de  ces  hommes. 

Si  l'on  trouve  quelque  part,  à  la  Guadeloupe,  une  plante  qui  ait 
quelque  chose  d'étrange  dans  sa  structure,  une  fleur  dont  la  couleur 
et  le  parfum  soient  inconnus,  un  coquillage  aux  formes  bizarres,  un 
crustacé  dont  les  allures  étonnent  le  pécheur  qui  l'a  rencontré  ;  si  un 
pauvre  nègre  ou  un  pauvre  planteur,  —  l'épithète  peut  s'appliquer 
également  à  Tun  et  à  l'autre^  —  trouve  en  grattant  le  sot  une  pierre 
taillée  dont  la  forme  indique  une  industrie  humaine  inconnue,  plan- 
te, fleur,  coquillage,  etc.,  on  porte  cela  au  docteur  L'Herminier. 

C'est  ce  qui  explique  la  magnifique  collection  que  notre  savant  col- 
lègue a  mise  sous  les  yeux  du  comité,  dans  la  séance  du  12  de  ce  mois 
d'octobre  1864. 

Il  fut  arrêté  que  cette  collection  devant  être  envoyée  en  France  pour 
figurer  au  musée  ethnographique,  M.  Eugène  Lamoisse,  notre  habile 
photographe,  serait  chargé  d'en  reproduire  les  pièces  principales 
dont  on  composerait  un  album  qui  en  perpétuerait  les  images,  si  les 
originaux  ne  devaient  pas  nous  revenir. 

Il  fut  décidé  également  qu'une  commission  se  rendrait  aux  Trois* 
Rivières,  afin  d'y  visiter  les  pierres  gravées  que  leurs  dimensions  ren- 
daient impossibles  à  transporter.  Nous  eûmes  l'avantage  d'être  dési- 
gné avec  M.  le  docteur  L'Herminier,  pour  composer  cette  commission, 
à  laquelle  fut  adjoint  M.  E.  Lamoisse^  afin  que  le  bpt  qui  était  d'étu- 
dier les  lieux  où  se  trouvent  les  monuments,  d'en  rapporter  des  des- 
sins et  des  photographies,  fût  complètement  atteint. 

Notre  expédition  eut  lieu  du  15  au  17.  Nous  fûmes  accueillis  avec 
la  proverbiale  hospitalité  coloniale,  par  M.  Roussel,  maire  des  Trois- 
Rivières,  dont  le  concours  intelligent  nous  était  assuré  pour  dos  re- 
cherches. 

Le  quartier  des  Trois-Rivières  est  un  des  plus  riants  et  des  plus  pit- 
toresques de  la  Guadeloupe.  Il  se  distingue  des  autres,  par  une  phy- 


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rioQoofkie  particulière  cpie  lui  donnent  d*énonnes  roches  qui  jonchent 
le  sol,  où  elles  paraissent  avoir  été  répandues  au  hasard.  Ces  roches 
n'indiquent  pas  la  stérilité,  car  elles  reposent  sur  une  terre  dont  la 
couleur  et  la  composition  sont  du  plus  heureux  augure  pour  Tagricul- 
teur,  et  les  magnifiques  cannes  qui,  à  l'époque  de  la  maturité  agitent 
autour  d'elles  leuris  longues  lanières  vertes,  indiquent  que  ce  sol  géné- 
reux sait  tenir  les  promesses  qu'il  a  faites. 

Lé,  se  développe  la  nature  coloniale  dans  toute  sa  richesse,  dans 
toute  sa  splendeur.  Les  plus  grandes  beautés  s'y  rencontrent  auprès 
des  plus  gracieux  détails,  et,  de  quelque  côté  que  se  porte  le  regard, 
il  se  repose  sur  quelque  chose  qui  le  charme  par  sa  grâce  ou  Tétonne 
par  sa  majesté. 

C'est  dans  ce  milieu  de  merveilleuses  beautés  naturelles  que  se 
trouvent  les  derniers  vestiges  des  Caraïbes,  vestiges  bien  faibles,  sans 
doute,  puisqu'ils  consistent  en  quelques  pierres  qu'il  faut  chercher 
dans  la  terre,  sous  des  ensevelissements  de  verdure  séculaire,  dans 
des  lits  de  rivières  dont  les  eaux  les  usent  sans  parvenir  à  les  effacer. 

Les  pierres  gravées  par  les  Caraïbes  sont  disséminées  dans'un  rayon 
peu  étendu,  et  qni  semble  indiquer  un  centre.  Peut-être  avaient-ils 
là  un  de  leurs  principaux  villages.  Cela  prouverait  alors  qu'ils  avaient 
au^moins  un  goût  relatif,  car  il  serait  difficile  de  trouver  un  lieu  plus 
charmant  sous  tous  les  rapports.  Tout  y  était  réuni  pour  l'agrément 
et  la  tranquillité  de  la  vie,  végétation  ardente,  belles  eaux,  mer  cal- 
me pendant  la  plus  grande  partie  de  l'année,  et,  en  remontant  vers  le 
centre,  des  mornes  étages,  boisés,  ombreux,  conduisant  à  la  monta- 
gne, d'où  on  voyait  se  développer  la  mer  dans  son  immensité. 

On  chercherait  vainement  quelque  chose  de  plus  complet  que  le  ma- 
gnifique horizon  apparaissant  au  regard,  lorsqu'on  se  trouve  sur  l'ha- 
bitation de  M.  Roussel,  qu'on  peut  considérer  comme  le  point  central 
du  quartier.  Â  droite  et  à  gauche,  et  comme  repoussoirs  latéraux,  on 
a  les  champs  de  cannes,  au  milieu  desquels  apparaissent  comme  des 
mastodontes  couchés  dans  quelque  prairie  antédiluvienne,  ces  roches 
énormes,  dont  la  présence  est  encore  inexpliquée  ;  puis,  une  suite 
d'anses  et  de  promontoires  dont  les  couleurs  vont  se  dégradant  dans 
la  brume  ou  dans  la  poussière  d'or  des  rayons  du  soleil,  et  que  la 
vague  soulevée  par  une  houle  tranquille  entoure  d'une  broderie  d'ar- 
gent qui  s'efface  et  se  reforme  sans  cesse.  On  a  devant  soi  les  Saintes, 
entre  lesquelles  le  soleil  se  joue,  pour  produire  à  toute  heure  du  jour, 
es  plus  pittoresques  effets  d'ombre,  de  pénombre  et  de  lumière,  et,  au 


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—  267  — 

fond»  la  •Domiiiiciue  qui  borne  rhorizon  sur  lequel  elle  découpe  la 
silhouette  gracieuse  de  sa  monlagoe.  Tout  cela  animé  par  des  voiles, 
rasant  lentement  la  mer  tranquille,  comme  de  grands  oiseaux  marins 
fatigués. 

Certes,  si,  comme  le  disent  les  vieux  auteurs,  les  Caraïbes  étoient 
«grands  rêveurs»,  ils  avaient  là  de  quoi  exercer  leur  penchante  la 
rêverie. 

Quoique  la  plus  grande  partie  des  pierres  gravées  se  trouve  aux 
environs  du  charment  cours  d'eau  appelé  la  Petite  riviérey  on  en  ren- 
contre çà  et  là  quelques-unes  éparses  dans  la  campagne,  jusqu'à 
trois  kilomètres  de  cet  endroit,  jusqu'à  la  Grande  «nae,  où  se  trouve 
une  source' qu'on  appelle  encore  la  Source  caraïbe. 

Des  croquis  de  ces  dîvenes  pierres  ont  été  rélevés  par  M.  le  doc- 
teur L'Herminier  qui  a  indiqué  d'une  manière  exacte  la  situation  de 
chacune  d'elles.  Ces  croquis  annotés  figureront  à  l'exposition  de  1867 
auprès  de  sa  précieuse  collection  de  haches  et  instruments. 

Lee  dimensions  de  ces  pierres  varient  beaucoup.  11  y  en  a  d^énormes 
qui  présentent  les  gravures  à  leur  sommet ,  lequel  est  parfois  assez 
élevé  pour  qu'il  soit  difficile  d'y  atteindre  ;  d'autres  sont  au  niveau 
du  soi,  quelquefois  à  moitié  enfouies  dans  la  terre,  jetées  comme  au 
hasard  dans  les  savanes  et  sur  la  déclivité  des  mornes,  quelques-unes 
dans  le  lit  même  des  cours  d'eau. 

Une  de  celles-ci  présente  cette  particularité  qu'elle  est  au  milieu 
du  courant,  tellement  inclinée  qu'il  faut  faire  un  grand  effort  pour  en 
voir  les  figures.  Evidemment,  l'artiste  qui  s'était  chaîné  de  sa  décora- 
tion, n'a  pu  accomplir  son  œuvre  dans  la  situation  où  elle  se  trouve; 
la  place  qu'elle  occupe  n'a  pas  toujours  été  la  sienne.  En  considé- 
rant ses  énormes  proportions,  on  peut  se  demander  avec  étonnement, 
quelle  force  d  pu  remuer  cette  masse. 

On  en  trouve  de  dimensions  moyennes  ;  nous  devons  même  à  M.  le 
docteur  L'Herminier,  d'en  avoir  trouvé  une  qui  pqurra  être  trans- 
portée sans  trop  de  difficultés. 

Celle  dont  nous  donnons  une  gravure  se  trouve  sur  la  caféière  de 
M.  Petrus  Arnous,  arboriculteur  distingué  qui  a  su  tirer  heureusement 
parti  de  la  greffe  pour  améliorer  plusieurs  espèces  de  fruits,  dont  le 
goût  public  a  consacré  la  supériorité  en  les  désignant  par  le  nom  de 
leur  auteur. 

Cette  pierre  n'est  pas  de  proportions  exagérées.  Elle  peut  avoir  deux 
mètres  de  longueur^  sur  un  mètre  et  demi  de  hauteur.  Elle  est  fendue 


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par  Te  milieu,  dé  bas  en  haut.  Nous  en  représentons  seulement  la  moi- 
tiéy  qui  est  la  pièce  la  plus  complète  que  nous  ayons  Tue,  c'est-â-dire 
celle  qui  présente  le  plus  grand  nombre  de  figures  réunies,  et  ce 
nombre  n'est  pas  grand,  comme  on  peut  le  voir.  C'est  pour  nous  le 
type  absolu  du  monument  earatbe.  Nous  espérons  pouvoir  la  repro- 
duire par  la  plastique,  et  en  obtenir  un  fac-similé  en  plfttre,  qui 
représentera  fidèlement  la  pierre,  non-seulement  avec  les  figures  qui 
y  sont  gravées,  mab  encore  avec  sa  structure  et  les  mousses  qui  y  ont 
germé  t 


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—  269  — 

Qae  conclure  de  ces  débris  dans  lesquels  on  ne  peut  trouver  la 
trace  d'une  idée  qui  conduise  à  une  déduction?  Découvrira-t-on  autre 
chose,  dédiifirera-t-on  cette  page  encore  illisible  ?  Viendra-t-il  un 
temps  où  Ton  pourra  jeter  un  regard  de  regret  sur  cette  population 
éteinte  ?  Ces  gravures,  qui  nous  paraissent  incomplètes,  renferment- 
elles  une  signification  cachée  qui  se  révélera  un  jour,  et  nous  mettra 
sur  la  trace  d'une  histoire  inconnue  et  bien  imprévue? 

Ou  bien,  devons-nous  rapporter  à  ces  armes,  à  ces  instruments  péni- 
blement fabriqués,  les  paroles  de  Buffon,  dans  ses  Epoques  de  la 
nature,  à  propos  des  premiers  hommes  :  «  Us  ont  commencé  par  ai- 
guiser en  forme  de  haches,  ces  cailloux  durs,  ces  jades,  ces  pierres  de 
foudre^  que  Ton  a  crues  tombées  des  nues  et  formées  par  le  tonnerre, 
et  qui,  néanmoins,  ne  sont  que  les  premiers  monuments  de  l'homme 
a  l'état  de  pure  nature.» 

Les  Caraïbes  étaient-ils  à  l'état  de  pure  nature  quand  ils  sont  appa- 
rus^aux  Européens  pour  la  première  fois,  et  étaient-ils  encore  dans  les 
limbes  de  l'humanité  ? 

Devons-nous  considérer  ces  pierres  gravées  comme  les  essais,  les 
tentatives,  les  aspirations  de  quelque  individualité,  dans  laquelle  était 
déposé  le  germe  sacré  de  l'art,  germe  égaré  dans  un  terrain  stérile, 
où  il  ne  lui  était  pas  possible  de  se  développer  et  de  fructifier  ?  Ne 
devons-nous  chercher  aucune  énigme,  aucun  emblème,  aucun  sym- 
bole dans  ces  figures  bizarres  ;  ne  sont-elles  que  des  lignes  tracées  au^ 
hasard  par  une  main  que  conduisait  la  fantaisie,  sans  qu'aucune  idée 
présidât  à  sa  direction,  et  faut-il  dire  avec  le  poète  : 

Rien  n'est  resté  debout  de  ce  peuple  détruit  ? 


Pointe  à  Pitre,  octobre  1864. 


Mathieu  GuBsnE. 


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ARCHIVES  HISTORIQUES. 


I.  —  GONSÂGRATION  DB  l'ÉOUSB  DE  LA  DALBADB 
(D'aprèt  le  texte  original). 

Au  nom  de  Dieu  ainsiz  soit  : 

Scaichent  tous  présens  et  advenir  que  Tan  de  grâce  1548  et  le  v* 
JOUR  DU  MOTS  DE  MAT,  euvirou  six  heures  après  midi,  dans  l'Eglise 
parrochielle  de  nostre  Dame  de  la  Dalbade  de  Thoulouse  ; 

En  présence  et  assistance  de  Révérend  père  en  Dieu,  Messire  Lau- 
rens  Âlemand,  évesque  et  prince  de  Grenoble,  et  abbé  de  l'Eglise 
coUiegelle  de  Sainl-Semin  de  Thoulouse,  et  de  M«  Françoys  Dar- 
jac,  licencié  ez-droictz,  recteur  d'Âucamville,  viccaire  général  de 
'Réverendissime  Monseigneur  le  cardinal  de  Chastillon,  archevesque 
de  Thoulouse  ; 

Régnant  très  chrestien  prince,  Henry,  par  la  grâce  de  Dieu,  Roy 
de  France  ; 

Personnellement  stably  M«  Jehan  Daygua  docteur  ez  droictz,  ad- 
vocat  général  du  Roy  et  ouvrier  de  la  dite  Eglise  de  la  Dalbade,  lequel 
dressant  ses  paroles  au  dit  sieur  Darjac,  viccaire  susdit,  et  à  religieuse 
personne  frère  Dominique  de  Bigorre,  recteur  de  l'Eglise  colliegelle 
de  St  Jehan  dudit  Thoulouse,  illec  présent; 

A  dict  que  pour  fere  la  consbcbation  de  la  dite  égusb  de  la 
Dalbade  (i),  que  ledit  seigneur  évesque  vouloil  fere  demain  vi*  du  dit 

(4)  Calel  bit  noMiCflrU première  ooMtaktkm  de r£gliM  de  la Dtlbtdtt  am  «« 
ooTembre  4455.  Cette  Eglise  existait  déjà  7en  le  commencement  du  II*  siècle  $ 
mais  depuis  elle  a  été  plutieurs  (oii  rebâtie.  Au  XVI«  siècle,  Bachelier  exécuta  le 
portail  qui  Yienl  d*ètre  tout  récemment  restauré. 


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—  271  — 

MoYs,  par  la  licence  et  parmission  du  dit  seigneur  le  viccaire  géné- 
ral, estoit  nécessaire  de  passer  dans  ledit  coUiège  Saint-Jehan  (i) 
pour  fere  letourn  de  ladite  Eglise. 

Par  quoy  a  requis  le  dit  Bigorre,  recteur  susdit ,  de  vouloir  par- 
mettre  que  ledit  seigneur  évesque  et  sa  compaigne,  en  faisant  ladite 
consécration,  passe  par  ledit  colliege. 

Le  dit  Bigorre  a  dict  que  l'Eglise  et  colliege  Saint-Jehan  sont 
exemps  de  la  juridiction  du  dit  seigneur  archevesque,  par  privilèges, 
donnés  par  nostre  Saint  Père  le  Pape,  par  quoy  ne  conscentoit  en 
rien  à  la  dite  entrée^  car  cela  pourroit  venir  en  conséquance  et  por- 
ter domaige  à  la  dite  exemption  ; 

Et  allors  le  dit  viccaire  général  a  dict  et  déclaire  qu'il  n'entendoit 
point,  pour  raison  de  ce  dessus,  pourter  aulcun  préjudice  à  la  dite 
exemption  et  prévilège,  ains  requerroit  au  dit  Bigorre  la  dite  licence 
luy  estre  baillée  tout  ainsy  que  faisoit  le  dit  Daygua,  luy  faisant  telle 
declairation  que  pour  ce  dessus  n'entendoit  prendre  aulcune  juridic- 
tion sus  les  dits  Eglise  et  colliege  exemptz,  ^mais  pour  ce  que  estoit 
chose  nécessaire  de  y  passer  pour  fere  la  dite  consécration  de  la  dite 
Eglise  de  la  Dalbade. 

Et  le  dit  Bigorre  après  avoir  entendu  la  dite  declairation  a  cons- 
centu  à  la  parmission  requise  par  les  dits  Daygua  et  Darjac  avec 
les  califications  que  dessus  ; 

Et  de  ce  dessus  a  requis  acte  et  instrument  estre  retenu  par  moy 
Dotaire  soubzsigné,  ez  présence  de  Messieurs  M®  Anthoine  Boyer, 
procureur  en  parlement  et  cappitoul  du  dit  Thoulouse,  Jehan  de 
Vighnalibus,  docteur,  Philip  de  Cazonave,  M^*  Pierre  Donadeuye 
licencié  en  droictz,  Jehan  Barbe,  prêtre,  habitans  de  Thoulouse, 
tesmoingz  cogneuz  à  ce  appelez,  et  de  moy  Hugues  Carrerii,  notaire 
royal,  habitant  du  dit  Thoulouse,  qui  requis  de  ce  dessus  ay  reçu 
instrument  et  rédigé  en  note,  de  laquelle  ay  faict  tirer  etgrossoyer  ce 
présent  instrument  d'aultruy  main  et  faicte  dilligente  collation  avec 
la  dite  note  ; 

Me  suis  cy  soubz  signé  de  mon  seing  authenticque  suyvant  : 

En  foy  de  ce  dessus  :  CARRERII,  signé. 

(4)  Le  collège  Saint-Jean  de  Jérusalem  occupait  l'espace  compris  entre  l'Eglise  de 
la  Dalbade ,  la  petite  rue  Saint-Jean  et  la  rue  Saint-Remeey.  L'hôtel  Saint4ean  actuel, 
bâti  sur  le  m^me  emplacement,  date  de  la  un  du  47«  siècle. 


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—  272  — 


IL  —  CERTIFICAT  DB  BONNE  VIS  DÉUVBÂ  AUX  BELIGIBUX  AUGUSTIN9 
PAR  LES  GAPITODLS  DB  TOULOUSE. 


Les  capitouls  de  Thoulouse,  juges  des  causes  civilles  et  crimmelles, 
et  de  la  police  de  la  dite  ville  et  gardiage  d'icelle,  certifious  à  tous 
qu'il  apartiendra  que  les  Religieux  Augustins  du  Grand  Couvent  de 
la  présente  ville,  vivent  avec  régularité  et  grande  édification,  ne  fai- 
sant nulle  queste  de  pain  ny  de  vin  dans  la  ville,  et  payant  d'ailleurs 
les  tailles  et  charges  à  Sa  Majesté  des  biens  qu'ils  possèdent,  tout 
ainsy  que  le  reste  des  habitans.  Le  dénombrement  desquels  biens 
ils  ont  remis  par  devant  nous,  et  l'acte  de  ladite  remise  a  etex 
deslivré  par  nostre  greffier  suivant  l'intention  du  Roy,  et  l'arrêt  de  la 
Cour  de  Parlement  dudit  Thoulouse.  Iceux  religieux  subsistant  pour 
le  jourdhuy  du  revenu  de  leur  dit  bien,  fonds,  rentes  obituaires,  casuel, 
de  leur  sacristie  et  prédications.  Rendant  continuellement  service  au 
public  par  leurs  seings  et  cbaritez,  et  au  moyen  de  deux  Régences 
Royalles  et.  d'une  Conventuelle  qu'ils  ont  dans  l'Université  de  ceste 
dite  ville,  lesquelles  ils  remplissent  dignement  à  la  plus  grande  gloire 
de  Dieu  etde  son  Eglise. 

En  tesmoingde  quoy  avons  signé  ces  présentes  et  faict  poser  a  icelle 
le  sceau  et  armes  de  la  dite  ville  et  faict  contresigner  par  nostre  se- 
crétaire et  greffier. 

Donné  à  Thoulouse  en  l'hostel  de  la  ville  le  dernier  jour  du  mois 
de  febvrier  mil  six  cens  soixante-neuf. 

Signez  : 
Daldiguier,  capitoul  ;  Par  les  dits  sieurs  capitouls, 

Pères,  capitoul  *,  signé,  Glausolbs. 

De  Tournemtrb,  capitoul  ;       Et  scellé  du  sceau  de  ladite 
De  Gbrie,  capitoul  ;  ville. 

Bastard,  capitoul  ; 
LAifussE,  capitoul  ; 
PoL  Andribu,  capitoul  -, 

Nota.  —  M.  Campistron,  premier  capitoul  et  chef  du  Consistoire 
n'a  pas  signé  à  cause  qu'il  est  à  Paris. 


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CONFERENCES  ET  LECTURES  PUBLIQUES  DU  SOIR* 


SBPTIÀMB  CONFÊRENGB. 


M.  HliSSBT  :  L'cell  et  la  Inmlère. 


La  liste  des  lecteurs  autorisés  était  épuisée;  le  tour  de  parole 
revenait  au  membre  qui  avait  inauguré  les  Conférences,  à  M.  Musset. 

—.Cependant,  dirons-nous  encore,  six  lecteurs,  c'est  bien  peu  pour 
Toulouse.  Pourquoi  ne  s'en  est-il  pas  présenté  un  plus  grand  nom- 
bre? Serait-ce  par  hasard  le  ministre  qui  aurait  fixé  le  chiffre?  En  ce 
cas,  Toulouse  aurait  pu  lui  répondre  sur  le  ton  chevaleresque  d'un 
héros  de  Voltaire  : 

Au  lieu  de  six  lecteurs  que  je  dois  t'accorder, 
Je  t'en  veux  donner  cent,  ta  peux  les  demander. 

Cent,  c'est  trop  dire;  mais  vingt,  oui.  Pourquoi  donc  ne  se  sont-ils 
pas  montrés?  Pourquoi  la  liste  ne  s'est-elle  pas  recrutée  d'un  nom 
depuis  que  les  Conférences  sont  ouvertes?  C'est  qu'il  y  avait  quel- 
que risque  à  courir,  et  l'on  s'est  tenu  prudemment  à  l'écart.  Voilà 
comment  il  se  fait  que  six  savants,  six  hommes  de  bonne  volonté 
seulement. 

Aux  brocards  de  chacun  n'ont  pas  craint  de  s'offrir. 

Eh  I  Dieu  sait  si  on  les  leur  a  épargnés!  on  s'est  moins  préoccupé  des 
bonnes  choses  qu'ils  disaient  que  d'une  légère  hésitation  dans  la  voix 
ou  de  quelque  incorrection  dans  le  langage.  Nous  parlons,  bien  en- 
tendu, de  quelques  aristarques  chagrins,  —  11  y  en  a  toujours,  — 
mais  la  masse  des  auditeurs  a  fait  toujours  bon  accueil  ^ux  orateurs. 
—  Ah  1  Messieurs  les  beaux  diseurs,  nous  aurions  bien  voulu  vous 

4t 


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—  274  — 

voir,  avec  voire  déplorable  accent  gascon,  affronter  les  regards  de 
sept  à  huit  cents  personnesl...  Vous  rendrez  au  moins  cette  justice 
aux  lecteurs,  qu'ils  ne  se  sont  pas  laissé  intimider  et  qu'ils  ont 
accompli  vaillamment  leur  tâche  jusqu'à  la  fin. 

Qui  pourrait  d'ailleurs  se  flatter  de  plaire  à  tout  le  monde!  Der 
niërement,  à  l'issue  d'une  leçon  de  la  Faculté  des  Lettres,  où 
M.  D'Hugues,  à  propos  de  la  Conjuration  de  Fiesque  de  Schiller,  avait 
été  amené  à  citer  les  vers  admirables  de  Saint- Vallier  au  roi  de  France, 
dans  Le  roi  s'amuse. 

Nous  avons  toiu  les  deux  au  froat  ane  couroDoe,  etc., 

deux  messieurs  échangeaient  entre  eux  le  petit  colloque  suivant  : 
a  Comment  est-il  venu  nous  citer  des  vers  de  V.  Hugo?  disait  l'un. 
—  Cest  la  deuxième  fois  que  cela  lui  arrive  !  répliquait  l'autre.  — 
Quel  mauvais  exemple  pour  la  jeunesse  l  reprenait  le  premier.  »  — 
Eh!  qu'auraient-ils  dit,  ces  fiers  censeurs,  s'ils  avaient  entendu 
M.  Saint-Marc  Girardin  déclarer,  en  pleine  Sorbonnc  ,  que  la  France 
n*avait  pas  eu  de  poésie  lyrique  avant  Lamartine  et  V.  Hugo  !  Quelle 
surprise  ou  plutôt  quelle  indignation  en  aurait  ressentie  Thonorable 
Mainteneurdcs  Jeux-Floraux,  M.  de  Rocquemaurel,  qui  n^a  jamais  pu 
goûter  que  quelques  vers  de  V.  Hugo  (<)  l 

H  est  évident  que,  lorsqu'on  a  devant  soi  des  esprits  aussi  réfrac-, 
taires,  le  mieux  est  dbller  de  l'avant  et  de  se  boucher  les  oreilles.  C'est 
le  parti  qu'ont  pris  les  membres  des  Conférences,  et  ils  ont  fait  sage- 
ment. 

Arrivons  à  la  Conférence  du  4  mars. 

Le  programme  de  M.  Musset  était  Vœil  et  la  lumière. 

Il  n'est  pas  aisé  de  faire  connaître  un  organe  aussi  compliqué  que 
l'œil  sans  entrer  dans  certains  détails  d'analomio  très-délicats  et  sans 
s'exposer,  par  conséquent,  à  fatiguer  bientôt  l'attention  la  plus  bien- 
veillante. M.  Musset  l'a  compris;  aussi  s'est-il  borné  au  nécessaire; 
et,  pour  rendre  sensible  à  tous  ses  auditeurs  le  jeu  de  cet  organe,  il 
Ta  comparé  à  un  daguerréotype  dont  la  plaque,  sensible  à  l'action 
des  rayons  lumineux,  a  pour  analogue  dans  l'œil  une  fine  membrane 
nerveuse,  la  rétine,  sur  laquelle  se  peignent  les  images  des  objets. 
Après  quelques  détails  sur  la  structure  des  yeux  des  différents  animaux, 
entre  autres  de  ceux  des  insectes  qui,  paraît-il,  en  ont  jusqu'à  vingt 

(4)  Remerdmeot  à  TAcadémie  des  Jenx-Floraax ;  séance  publiqoe  da  tï  janTiar 
4865. 


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—  275  — 

mille  et  plus,  M.  Musset  est  entré  de  plein  pied  dans  la  seconde  partie 
du  sujet  de  sa  conférence,  La  lumière. 

«  La  lumière  est  ce  quelque  chose,  matière  ou  mouvement,  qui, 
en  pénétrant  dans  Tœil,  nous  fait  voir  les  objets  extérieurs,  n  D'après 
Huygbens,  Timmensité  et  même  les  pores  des  corps  seraient  remplis 
d'une  substance  éminemment  subtile  et  impondérable.  Cette  sub- 
stance, nommée  éthery  mise  en  vibration  par  les  corps  lumineux,  tels 
que  le  soleil  et  les  étoiles,  serait  la  cause  de  tous  les  phénomènes 
de  lumière. 

M.  Musset  a  passé  en  revue  les  diverses  sources  de  lumière,  et, 
naturellement,  il  a  commencé  par  le  sctleil,  dont  il  a  exposé  la  struc- 
ture encore  hypothétique.  Arrivant  ensuite  aux  sources  artificielles 
de  lumière,  il  a  fait  connaître  la  constitution  de  la  flamme;  et,  à  ce 
sujet,  nous  sommes  assuré  que  M.  Musset  n'est  point  parvenu  à  con- 
vaincre tout  le  monde,  et  nous  même  le  premier,  lorsqu'il  a  dit  que 
dans  le  cône  sombre,  situé  au  centre  de  la  flamme,  on  pouvait  y 
introduire  de  la  poudre  sans  qu'elle  prit  feu.  La  difficulté  pour  nous 
serait  dans  Tinlroduclion  même  de  la  poudre  sans  qu'elle  éclate. 
Cependant,  il  parait  que  le  fait  est  très-exact. 

Naturelle  ou  artificielle,  la  lumière  n'est  pas  homogène,  a  dit 
M.  Musset.  11  a  rappelé  que  Newton,  en  la  faisant  passer  à  travers  un 
prisme,  a  découvert  qu'elle  se  composait  de  sept  couleurs  principales, 
dont  trois  essentielles,  appelées  les  couleurs  mèresy  le  rouge,  le  jaune 
et  le  bleu,  qui,  par  leurs  mélanges  variés,  arrivent  à  former  toutes 
les  autres  couleurs.  Après  avoir  dit  que  l'œil  a  le  sentiment  des  cou- 
leurs barmoniqnes,  comme  l'oreille  a  celui  des  sons,  et  avoir  posé  en 
principe  que  de  toutes  les  sources  de  lumière,  les  plus  curieuses 
étaient  les  végétaux  et  les  animaux,  M.  Musset  est  entré  dans  les 
détails  les  plus  intéressants  sur  le  phénomène  mystérieux  de  la 
phosphorescence.  Nous  signalerons  principalement  ce  qui  concerne 
les  vers  luisants  et  la  phosphorescence  de  la  mer.  A  l'époque  des 
amours,  la  femelle  du  ver  luisant  devient  lumineuse  pour  déceler  sa 
présence  au  mâle ,  et  cette  lumière  serait  produite  par  une  véritable 
combustion.  Quant  à  la  mer,  sa  phosphorescence  aurait  pour  cause 
principale  la  présence  d'un  petit  animal  nommé  noctiluque.  Sa  lumière 
serait  le  produit  d'une  espèce  de  sécrétion.  M.  Musset  a  dit  qu'un  très- 
grand  nombre  d'animaux  marins  étaient  doués  de  la  même  propriété, 
et  que,  dans  certains  cas,  l'eau  même  de  la  mer  devenait  lumineuse 
par  l'agitation.  Ce  dernier  phénomène,  qui  n*a  point  échappé  à  l'ob- 
servation des  pçètes,  a  été  décrit  par  M.  de  Lamartine  dans  le  dernier 
chant  du  Pèlerinage  de  Childe-Haroldm 


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—  276  - 

m:  Musset  a  parlé  égalemenl  de  IMtifluence  4e  la  lumîère-siif  ^ 
plantes  et  sur  les  animaux,  et  a  fait  voir  rharmonie  quî  existe  daûs 
la  manière  dont  les  plantes  et  les  animaux  respirent  :  la  plante  rece- 
vant de  l'animal  le  carbone,  et  lui  rendant  le  seul  gaz  vital,  l'oxygène. 
Passant  rapidement  sur  un  grand  nombre  de  phénomènes  non  moins 
intéressants ,  le  professeur  s'est  arrêté  un  instant  k  démontrer  l'in- 
fluence que  la  lumière  exerce  sur  les  animaux.  Il  paraît  que  la 
privation  de  lumière  les  rend  fous,  l'homme  aussi  bien  que  d'autres 
animaux.  Il  a  cité,  à  ce  propos,  un  exemple  fort  curieux,  celui  des 
chiens  que  le  capitaine  Kane  avait  emmenés  avec  lui  dans  son  expé- 
dition au  pôle,  et  qui  étaient  devenus  fous  au  milieu  des  ténèbres  où 
sont  plongés  ces  parages  désolés.  Mais,  a-t-il  dit,  dès  que  le  maître 
allumait  une  lampe,  ils  redevenaient  calmes.  Mais  bientôt,  maître  et 
chiens  moururent  dans  les  plus  affreuses  souffrances. 

Résumant  les  principaux  traits  de  sa  leçon,  M.  Musset  a  terminé  h 
peu  près  ainsi  :  Je  vous  ai  parlé  des  diverses  propriétés  de  la 
lumière,  mais  isolées.  Si  vous  tenez  à  les  voir  agissant  dans  leur 
ensemble,  vous  le  pouvez.  Venez  avec  moi  dans  la  campagne  ;  gra- 
vissons une  haute  colline.  11  n'est  pas  encore  jour  et  il  n'est  plus 
nuit.  La  pâle  lueur  du  crépuscule  éclaire  confusément  la  terre.  Tout- 
à-coup  un  trait  lumineux  lancé  de  Thorizon  illumine  le  globe,  et,  sous 
son  influence  électrique,  la  vie  s'éveille.  Les  milje  voix  des  êtres 
animés,  d'abord  timides,  s'accusent  de  plus  en  plus.  La  perle  s'élabore 
au  fond  des  mers,  le  corail  polît  sa  demeure  empourprée,  le  bourgeon 
éclate  en  pétales,  et  l'alouette  chante  au  haut  des  airs  son  hymne 
matinale.  C'est  vraiment  un  spectacle  sublime  de  voir  alors  tous  le» 
êtres  animés,  depuis  l'homme  jusqu'à  l'infusoire,  reprendre  leur 
marche  vers  un  but  qu'une  main  invisible  leur  marque  dans  le  loin- 
tain d'un  horizon  infini.  Alors  l'âme,  cette  prisonnière,  regarde  à 
travers  l'œil,  comme  à  travers  un  soupirail,  ce  magique  spectacle. 
Frémissante  et  ravie,  elle  suit  l'astre  dans  son  ascension  vers  les 
cleux,  et,  prenant  un  essor  sublime,  elle  s'élance  par  la  pensée  vers 
la  cause  des  causes,  vers  celui  à  qui  il  a  suffl  de  dire  :  «  Que  la 
lumière  soit,  »  pour  que  la  lumière  inondât  Tunivers. 

Ce  tableau  poétique  du  réveil  de  la  nature,  qui  trouvait  si  naturel- 
lement sa  place  à  la  fin  d'une  leçon  sur  la  lumière,  »  été  accueilli  par 
les  applaudissements  de  toute  l'assemblée.  Déjà,  dans  le  cours  de  la 
Conférence,  le  public  s'était  montré,  à  plusieurs  reprises,  très- 
sympathique  à  l'orateur  qui,  plus  sûr  de  lui-même  et  de  son  auditoire 
qu'il  ne  l'avait  été  le  premier  jour,  a  su  développer,  saos  embaccas, 
et  à  l'aide  de  simples  notes,  toutes  les  parties  d'un  cadre  bien  tracé. 


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—  277  — 

mais  qui  arait  peat-étre  le  défaut  d'être  trop  vaste  pour  une  leçoD 
qui  ne  doit  pas  durer  pins  d'une  heure. 


HUITIÈME  COIlFÉKElfGE. 


H.  ROZT  :  Le  Barreao. 


Avocat  et  professeur  de  droit,  !M.  Rozy  s'était  placé  sur  un  terrain 
qui  lui  allait. 

La  curiosité  qui  s'attache  aux  débats  judiciaires,  a-t-il  dit  en  débu- 
tant, a  engendré  une  littérature  nouvelle,  la  littérature  du  Palais, 
destinée  à  satisfaire  le  besoin  que  nous  avons  d'émotions  vives  et  de 
grands  mouvements  oratoires  ;  et,  comme  preuve  à  Tappui,  Torateur 
8  rappelé  avec  quel  empressement  on  se  portait,  il  y  a  peu  dejohrs, 
dans  la  grand'salle  de  la  Cour  pour  y  entendre  M«  Jules  Favre,  «  le 
plus  Athénien  »  des  avocats  du  barreau  de  Paris. 

Que  signifie  le  mot  avocat  P  A  quelle  époque  remonte  Tinstitution 
du  Barreau  ?  ce  sont  les  premières  questions  auxquelles  M.  Rozy 
s'est  attaché.  L'avocat,  en  latin  advocalus,  est,  selon  l'expression  de 
PUhou,  «  le  chevalier  de  la  loi.  »  —  Le  Barreau  n'a  pas  et  ne  peut 
avoir  une  origine  fixe  comme  les  autres  institutions.  Il  date  évidem- 
ment^du  jour  où  le  droit  de  légitime  défense,  qui  est  général,  a  pu 
s'exercer  librement  Ainsi  on  le  trouve  dans  tous  les  Etats  libres  ; 
sous  les  gouvernements  despotiques,  en  Turquie,  par  exemple,  il 
n'existe  pas;  selon  le  chancelier  Chardin,  le  Barreau  n'était  pas 
connu  en  Perse,  au  xvn«  siècle.  Malheureux  les  peuples  qui  n'ont 
pas  de  Barreau  !  La  justice  doit  être  éclairée  ;  sans  avocat,  le  peut-elle 
être  ?«— Les  noms  de  patron,  de  client  ne  sauraient  s'entendre  dans 
nos  sociétés  modernes  dans  le  sens  qu'ils  avaient  k  Rome.  L'avocat 
est  trop  fier  pour  avoir  des  protecteurs,  trop  obscur  pour  avoir  des 
protégés.  —  La  robe  qu'il  porte  est  une  vivante  image  de  l'égalité  et 
de  la  confraternité  qui  existe  au  Barreau,  malgré  la  différence  de 
l'âge  et  du  talent;  elle  est  la  même  que  celle  du  magistrat,  parce 
qu'ils  sont  l'un  et  l'autre  les  chevaliers  de  dame  Justice  ;  elle  res- 
semble à  celle  du  prêtre,  parce  qu'ils  remplissent,  tous  deux,  un 
sacerdoce.  —  M.  Rozy  a  parlé  longuement,  —  il  le  devait,  —  des 
devoirs  de  l'avocat,  de  la  considération  qui  doit  s'attacher  k  sa  per- 
sonne et  qui  résulte  de  la  moralité  de  ses  actes  et  de  la  dignité  de  sa 


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vie;  il  a  insisté  sur  Timportânce  et  Téiendae  des  connaissances  qu'(t 
doit  avoir,  dans  la  science  du  droit  surtout;  il  n'a  oublié  de  nrien 
lionner  aucune  des  qualités  qu*on  est  en  droit  d'exiger  de  lui,  celles 
naéme  qui  sont  indépendantes  de  la  volonté,  et  qu'on  tient  de  la 
nature  :  la  taille,  le  port,  Torgane,  le  geste,  tous  ces  avantages  extérieurs 
qui  constituent  Péloquence  du  corps.  Pour  ne  rien  omettre,  il 
est  venu  jusqu'à  nous  révéler  «  les  petites  misères  »  dosa  profession. 
—  Eh  !  quelle  est  celle  qui  n'a  pas  les  siennes  ? —  Il  a  mis  aussi  en 
parallèle  Tavocat  et  Torateur  politique  ;  ii  a  fait  voir  en  quoi  Pélo- 
quence du  premier  diffère  de  celle  du  second  ;  comment  Tavocat 
accoutumé  à  défendre  des  intérêts  individuels,  à  jouer  un  rôle  qui  n'est 
pas  le  sien,  prend  trop  souvent  l'habitude  de  la  finesse,  et  ne  sait 
pas  toujours,  dans  les  débats  politiques,  où  les  intérêts  généraux  sont 
en  jeu,  s'élever  au  dessus  des  subtilités  de  la  chicane  pour  planer 
dans  les  hautes  régions  où   vont  s'inspirer  la  vérité  et  la  justice. 

Une  partie  où  il  nous  serait  difficile  de  suivre  l'orateur  est  celle 
qu'il  a  consacrée  h  l'histoire,  —  très-rapide  et  Irès-incomplèto  sans 
doute,  —  du  Barreau  ancien  et  moderne,  depuis  les  Grecs  jusqu'à  nos 
jours,  jusqu'aux  trois  éminents  avocats  qui  ont  été  l'honneur  du  Bar- 
reau de  Toulouse  :  Romiguière,  Ferai  et  Fourtanier.  Une  analyse  de 
cette  partie  de  la  Conférence  serait,  sous  notre  plume,  aride  et  dénuée 
d'intérêt.  Nous  y  suppléerons  par  une  réflexion  qui  nous  a  été  sug- 
gérée par  la  Conférence,  et  que  nous  soumettons,  en  toute  humilité, 
à  l'appréciation  de  nos  lecteurs  et  à  celle  de  l'honorable  M.  Rozy  lui- 
même. 

Lorsque  M-  Rozy  nous  traçait  le  cadre  de  sa  leçon,  qu'il  nous  pro- 
mettait une  histoire  abrégée  du  Barreau,  que  nous  entendions  sortir 
de  sa  bouche  les  grands  noms  de  Oémosthène  et  de  Cicéron,  nous 
avons  tressailli  d'aise  : 

a  Enfin,  disions-nous,  parmi  cette  foule  d'orateurs  de  Conférences 
qui  couvrent  le  sol  de  la  France,  il  s'en  sera  donc  trouvé  un  qui  nous 
aura  ramené  à  l'antique  littérature,  qui  aura  protesté  contre  la  décla- 
ration d'indignité  dont  elle  est  frappée.  C'est  de  Toulouse  que  sera 
partie  la  réaction,  et  c'est  à  un  de  nos  amis  qu'en  reviendra  l'hon- 
neur. » 

Car,  quoique  M.  Rozy  nous  eût  fait  l'aveu  qu'il  n'était  pas  de  force 
à  lire  les  auteurs  grecs  dans  l'original,  nous  ne  lui  faisions  pas  l'in- 
jure de  croire  qu'il  n'avait  pas  longtemps  médité  sur  les  chefs* 
d'œuvredes  grands  maîtres  de  la  parole;  aussi,  espérions-nous  qu'il 
allait  nous  ouvrir  i'écrin  de  sa  mémoire,  ou  nous  lire  quelques  pages 
de  Défnosthène  dans  la  traduction  de  51.  Plougoulm  qu'il  tenait  à  la 


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—  279  — 

main  et  dont  H  fantait  Télégance  et  la  ûdélité.  Mais  notre  joie  s'est 
vite  dissipée,  lorsque,  au  lieu  de  citations  que  nous  attendions,  Tora* 
teur  8*est  borné  à  dire  :  a  Je  m'incline,  en  passant,  je  m'agenouille 
devant  ces  grandes  figures  et  je  passe  outre.  » 

Nous  nous  trompons  peut-être  étrangement,  mais  nous  croyons 
que  vous  avez  laissé  échapper  Toccasion  d'un  immense  succès. 
Faites-en  Tessai  ;  ouvrez  le  livre;  c'est  le  discours  sur  la  Couronne. 
Lisez  au  hasard.  Ne  craignez  rien;  le  discours  n'a  pas  vieilli;  il  n'a 
pas  do  rides;  il  est  resté  jeune,  comme  lout  ce  qui  a  été  touché  d'un 

rayon  divin.  Jugez-en  : «  Eschine  nVt-il  pas  dit  que  je  lui  repro- 

»  chais  Tamilié  d'Alexandre?  Moi!  te  reprocher Tamilié d'Alexandre i 
o  Où  Taurais-tu  acquise?  Comment  Taurais-tu  méritée?  Non,  non,  je 
D  ne  suis  point  insehsé,  et  je  ne  te  nommerai  jamais  raroi  de  Phi- 
o  lippe  ni  d'Alexandre,  à  moins  qu*il  ne  fallût  appeler  amis  tous  les 
»  salariés  qui  sont  h  leurs  gages.  Je  ne  l'ai  pas  dit  et  je  ne  pouvais 
D  pas  le  dire.  Espion  de  Philippe  d'abord  et  ensuite  celui  d'Alexandre, 
o  voilà  le  nom  que  je  te  donne  et  que  te  donnent  tous  tes  concitoyens. 
«  Tu  en  doutes,  Eschine?  Demande-le  toi-même,  ou  plutôt  je  vais  le 
A  demander  pour  toi  :  «  Athéniens,  que  vous  en  semble  ?  Eschine 
o  est-il  l'espion  ou  Tami  d'Alexandre?  »  Entends-tu  leur  réponse?... 

Est-ce  chaud,  est-ce  coloré,  est-ce  de  Téloquence  enfin?  Et  le  passage 
sur  la  bataille  de  Chéronée  qui  avait  valu  à  Eschine  son  plus  grand 
triomphe  oratoire?  et  le  fameux  serment,  qui  a  été  considéré  par 
toute  l'antiquité  comme  un  des  plus  beaux  monuments  de  l'éloquence? 

Si,  quittant  les  Grecs  pour  les  Romains,  nous  passons  de  Démos- 
thèneà  Cicéron,  quelle  riche  moisson  de  traits  è  citer  i  Cicéron,  que 
notre  Lamartine  appelle  a  l'homme-Yerbe  de  l'antiquité  après  Platon , 
le  plus  grand  style  de  toutes  les  langues,  un  vase  sonore  qui 
contient  tout ,  depuis  les  larmes  privées  de  l'homme,  du  père,  de 
l'ami,  jusqu'aux  pressentiments  tragiques  de  sa  propre  destinée.  » 
Vous  le  croyez  maigre,  parce  qu*il  est  magnifiquement  drapé.  Mais, 
enlevez  cette  pourpre,  il  reste  une  grande  âme  qui  a  tout  senti,  tout 
compris  et  tout  dit  de  ce  qu'il  y  avait  h  comprendre,  à  sentir  et  h  dire 
de  son  temps  à  Rome.  Indiquons  deux  ou  trois  passages  dans  ce  qui 
a  traita  l'éloquence  :...  a  Dans  la  place  publique  de  Messine  on  bat- 
»  tait  de  verges  un  citoyen  romain,  et,  au  milieu  des  douleurs,  au 
9  milieu  des  coups  dont  on  l'accablait,  il  ne  faisait  entendre  d'autre 
9  cri,  d'autre  gémissement  que  ce  seul  mot  :  «  Je  suis  citoyen  ro- 
»  main  !...  »  «  Eh  bien  !  réponds-moi,  misérable! Si  tu  te  trouvais 
»  parmi  des  nations  barbares,  aux  extrémités  du  monde,  près  d'être 

conduit  au  supplice,  que  dirais-tu,  si  ce  D*est  :  «  Je  suis  citoyen 


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—  280  ^ 

»  romaia!..,  »  «  Enchaîner  un  citoyen  romain  est  un  attentat,  le 
»  battre  de  verges  est  un  crime;  le  faire  mourir  est  presque  un  par- 
B  ricide;  que  sera-ce  de  rattachera  une  croix  l...  » 

Et  les  Catilinaires  ?  Et  le  passage  qui  6t  tomber  des  mains  de  César 
la  condamnation  de  Ligarius  et  qui  arracha  au  vainqueur  de  Pbarsale 
ce  cri  sublime  :  «  Gicéron,  tu  m'as  vaincu  !  n  Et  les  plaidoyers  pour 
Archias,  pour  Sextius,  otc.  ?  Et  la  MilonienneP... 

Quand  on  a  de  Téclat  dans  la  voix,  du  souffle  dans  la  poitrine, 
quand  on  se  sent  quelque  chose  qui  bat  sous  la  mamelle  gauche,  sur- 
tout quand  on  est  inspiré,  soutenu,  comme  ici,  par  la  grandeur  de 
Péloquence,  Tauditoire  ne  s'appartient  plus,  il  appartient  à  Porateur 
qui  Texalte  et  le  façonne  à  son  gré,  jusqu'à  lui  arracher  des  trépigne- 
ments et  des  cris.  Pourquoi  s'être  refusé  ce  triomphe?  Pourquoi  avoir 
la  foudre  en  mains,  la  montrer  et  ne  pas  s'en  servir?  Pourquoi,  si 
vous  ne  prétendiez  pas  aux  fortes  commotions,  n'avoir  pas  au  moins 
fait  courir  un  léger  frisson  dans  l'assemblée?  —Laissez-nous  vous  dire 
comment  s'y  prenait  M.  Yillemain,  notre  maître  à  tous.  II  citait 
souvent;  mais  il  préparait  de  loin  ses  citations,  il  les  amenait  gra- 
duellement^ leur  faisait  une  mise  en  scène,  puis,  lorsqu'il  avait  tout 
disposé  pour  l'effet,  il  les  lisait  avec  le  ton,  l'accent  d'un  homme 
pénétré,  et  il  enlevait  l'auditoire.  —  Mais,  nous  direz-vous,  ces  mor- 
ceaux que  vous  indiquez  sont  par  trop  connus;  fallait-il  donc  ramener 
l'auditoire  au  collège?  —  Ils  sont  connus,  sans  doute,  mais  moins  que 
vous  ne  croyez  ;  et,  pour  bien  des  auditeurs ,  ils  eussent  été  une 
révélation.  Vous  étiez  libre,  d'ailleurs,  d'en  choisir  d'autres. — 
Mais,  pourquoi  citer  les  anciens?  Est-ce  que  les  modernes  n'ont  pas  fait 
aussi  bien?  —  Nous  vous  accorderons  plus  que  vous  ne  demandes  ; 
nous  dirons  qu'ils  ont  fait  mieux  que  les  anciens,  et  nous  espérons 
bien  que  vous  nous  le  ferez  voir  un  jour.  Nous  espérons  bien  aussi 
que  vous  reviendrez  sur  les  trois  grands  avocats  du  barreau  de  Tou- 
louse, que  vous  avez  caractérisés  en  très-bons  termes,  mais  qui  mé- 
ritent mieux  encore.  Pour  Ferai  et  Fourtanier,  les  sources  ne  vous 
manqueront  pas;  nous  avons  leurs  œuvres.  Nous  n'avons  pas  celles 
du  troisième.  Nous  ne  connaissons  de  Romiguière  qu'une  phrase, 
mais  elle  vaut  un  discours.  Il  avait  k  défendre  un  journal  de  Tou- 
louse, le  Mémorial,  contre  le  cardinal  de  Glermont  Tonnerre.  Il  com- 
mença son  plaidoyer  par  ces  mots,  dignes  des  Gracques  :  «  Je  ne 
crains,  n'envie  ni  ne  dédaigne  les  hommes  puissants  en  dignités...  n 
Député  à  laGhambre,  en  1845,  Romiguière  n'y  prît  jamais  la  parole. 
Gomme  on  lui  en  témoignait  de  la  surprise,  il  répondit .  «  Je  n'ai  vu 
à  laGhambre  qu'un  orateur  qui  me  fût  supérieur.  Manuel-;  je  n'ai  pas 


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—  28<  — 

Toulu  n'être  que  le  second.  »  L'homme  assez  sûr  de  soi  pour  s*estimer 
d'un  si  haut  prix  n'est  pas,  à  coup  sûr,  unhommeordinaire,  et  vaut  bien 
que  vous  lui  consacriez  *une  Conférence  ;  nous  l'attendons.  Aujour- 
d'hui nous  n'avons  voulu  que  prendre  la  défense  des  anciens,  parce 
qu'ils  sont  trop  méconnus,  parce  qu'une  réaction  en  leur  faveur  eût 
comblé  nos  vœux,  el,  epGn,  parce  que  nous  eussions  été  heureux 
qu'elle  vint  d'un  homme  aussi  intelligent  que  vous. 


NEUVIÈME    CONFÉRENCE. 

H.  LE  D'  HOLINIER  :   La  Kabyllo. 

M.  le  D^Molinier,  continuant  le  récit  de  ses  excursions  sur  la  terre 
d*Afrique>  a  raconté  dans  la  Conférence  du  48  mars,  l'expédition  de 
Kabylie  entreprise,  en  4857,  sous  le  commandement  supérieur  de 
M.  le  maréchal  Randon.  Témoin  de  ces  émouvantes  scènes  de  la  vie 
militaire,  dans  lesquelles  il  a  joué  un  rôle  comme  aide-major,  M.  Mo- 
linier  a  su  trouver  dans  ses  propres  souvenirs  l'intérêt  qui  s'attache 
toujours  è  des  récits  personnels.  Nul,  mieux  que  celui  qui  les  a  tra- 
versées, ne  peut  donner  du  charme  à  des  aventures  de  guerre  ou  de 
voyage.  M.  Molinier,  du  reste,  ne  s'est  pas  borné  à  des  narrations 
stratégiques  ou  à  des  observations  médicales.  Sa  lecture ,  mêlée 
d'anecdotes  et  de  renseignements  originaux  ,  nous  a  révélé  de 
curieux  détails,  tant  sur  la  géographie  du  pays  berbère  que  sur  les 
mœurs  et  les  usages  domestiques  des  populations  kabyles.  Ecoutée 
avec  une  altentioil  soutenue,  interrompue  fréquemment  par  des 
marques  d'approbation,  cette  Conférence  a  prouvé  que  le  public  est 
toujours  disposé  à  rendre  justice  aux  généreux  efforts  que  font  les 
orateurs  du  Capitole  pour  mériter  ses  suffrages  et  justifier  sa  bien- 
veillance soutenue. 


DIXIEME    CONFÉRENCE. 

H.  TAÏ88E  :  L'IIsKersIté  de  Tonlonse. 

Dans  sa  première  Conférence,  M.  Vaïsse  avait  signalé  et  caractérisé 
à  grands  traits  les  quatre  institutions  qui  dominent  le  passé  de  Tou- 
louse et  qui  lui  donnaient  jadis  sa  vraie  physionomie  sociale  :  l'Eglise, 
le  Parlement,  le  Capitoulat  et  l'Université.  Son  plan  consislcrail  à 


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—  Î82  — 

délaoher^  Tane  après  l'autre,  ces  institutions,  et  à  les  étudier  séparé" 
ment.  Après  avoir  salué  avec  respect  les  savants  qui  ont  dirigé,  avant 
lui,  vers  le  passé  de  Toulouse,  leurs  patientes  investigations,  et  dont 
les  œuvres  ont  été  pour  lui  d'un  grand  secours  dans  le  travail  qu'il  a 
entrepris;  après  avoir  dit  quelques  mots  sur  la  sincérité  et  la  mode* 
ration  qui  doivent  toujours  être  la  règle  de  conduite  de  riiislorien, 
M.  Yaïsse  a  annoncé  qu'il  avait  choisi  pour  sujet  de  sa  Conférence 
celle  des  quatre  institutions  qui  a  donné  le  plus  de  renom  h  Toulouse, 
et  le  mieux  assuré  sa  prépondérance  dans  le  passé,  rUMvsBSiTÉ. 

Se  bornant  è  rappeler  que,  dès  les  premiers  siècles  de  TEre  chré- 
tienne, Toulouse  avait  eu  des  écoles  célèbres,  M.  Yaïsse  est  arrivé 
aussitôt  k  Tannée  4229,  àTcpoque  du  traité  qui  mit  fin  à  la  guerre 
des  Albigeois,  consacra  la  suprématie  du  Nord  sur  le  Midi,  et  pré- 
para Tannexion  du  comté  de  Toulouse  à  la  couronne  de  France. 

Par  ce  traité,  Raymond  Vil.  comte  de  Toulouse,  était  tenu  «  de 
»  donner  quatre  mille  marcs  d'argent  pour  entretenir,  pendant  dix 
»  ans,  quatre  maîtres  en  théologie,  deux  en  droit  canonique,  six 
•  maîtres  ès-arts,  et  deux  régents  de  grammaire,  qui  professeraient  k 
»  Toulouse.  >» 

Cette  institution,  qui  devait  être  un  jour  l'orgueil  de  Toulouse, 
est  une  trace  do  la  conquête.  M.  Yaïsse  a  fait  remarquer,  avec  tous 
les  historiens,  comme  un  acte  de  prévoyance  politique,  d'avoir  Gxé  k 
Toulouse,  k  côté  de  Tlnquisilion  qui  y  avait  été  établie  depuis  1S45, 
un  centre  d'études  théologiques  ;  c'était,  a-t-il  dit,  un  moyen  de  tenir 
en  respect  les  idées  d'indépendance ,  ainsi  que  les  tendances  k 
l'hérésie  qui  fermentaient  encore  dans  les  esprits,  et  qui  auraient  pu 
provoquer,  d'un  moment  k  l'autre,  un  nouveau  soulèvement. 

Mais  la  politique  des  fondateurs  de  PUniverstlé  fut  déçue  dans  ses 
calculs.  Au  lieu  d'un  joug  qu'ils  croyaient  imposer,  ils  apportèrent 
un  bienfait.  L'Université  de  Toulouse  franchit  la  sphère  que  lui  assi- 
gnaient les  statuts  de  1229;  le  droit  civil,  ta  médecine  et  les  arts 
eurent  bientôt  leurs  chaires  d'enseignement  à  côté  du  droit  canonique; 
et  ainsi  furent  jetées  les  solides  assises  d'une  institution  qui  devait 
rayonner  d'un  si  vif  éclat. 

Un  document  curieux,  mis  en  lumière  par  M.  Gatien-Arnoult,  le 
savant  professeur  de  philosophie  de  notre  Faculté  des  lettres,  a  été 
d'un  utile  secours  k  M.  Yaïsse  pour  expliquer  Tétat  particulier  de 
l'Université  de  Toulouse  au  xui<^  siècle. 

Ce  document,  déjà  cité  par  nous  dans  la  Revue  [t.  X,  p.  200),  est  une 
sorte  de  prospectus  adressé  par  le  corps  enseignant  de  Toulouse,  au 


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„  283  — 

monde  lettré,  dans  le  but  d'attirer  des  élèves,  et  qui  prouve  que  la 
réclame  n'est  pas  d'invention  moderne. 

Comme  (ous  les  programmes,  ce  prospectus  promet  monts  et  mer- 
veilles. Il  assure  d'abord  l'indulgence  plënière  à  tous  les  étudiants, 
maîtres  et  écoliers,  qui  se  rendront  à  Toulouse.  Puis,  il  vante  Toulouse 
comme  «  une  lerre  promise,  où  coulent  le  lait  et  le  mief,  où  ver- 
»  dolent  de  riches  prairies,  où  les  arbres  fruitiers  étalent  leur  feuil- 
1»  loge,  où  Bacclius  règne  dans  les  vignes,  où  Cérès  commande  dans 
o  les  champs,  où  l'air  est  si  bien  tempéré  que  les  anciens  philosophes 
»  préféraient  ce  séjour  à  tous  les  lieux  de  la  terre  les  plus  estimés, 
»  où  la  vie  était  à  bon  marché.  » 

Pro  parvo  vinum,  pro  parvo  panis  babetar, 
Pro  parvo  carnes,  pro  parvo  piscis  ometor. 

Il  promet  encore  la  liberté  scolaslique,  la  protection  du  Comte  de 
Toulouse,  et  un  enseignement  complet  :  là  théologie,  les  arts  libé- 
raux, le  droit,  la  médecine  et  jusqu'à  certaines  sciences  de  la  nature 
{libri  nalurales)  qui  sont  Interdites  à  Paris.  Nous  sommes  loin,  comme 
on  voit,  de  la  simplicité  et  de  l'orthodoxie  du  programme  primitif. 

Le  mot  «  menteur  comme  un  prospectus  »  ne  saurait  s'appliquer 
ici.  Une  preuve  que  le  programme  a  réalisé  ses  promesses,  c'est  que, 
au  dire  de  Dom  Vaisselte,  pendant  le  xiv«  et  le  xv«  siècles,  les  étudiants 
arrivaient  de  partout  à  Toulouse,  du  Nord  et  du  Midi,  et  même  de 
l'étranger.  Un  autre  témoignage,  cité  par  M.  Vaïsse,  celui  de  Gabriel 
de  Minut,  frère  d'un  premier  président  du  Parlement  de  Toulouse  et 
magistral  lui-même,  porte  le  nombre  des  étudiants  au  chiffre  de  dix 
mille,  qu'on  a  toujours  trouvé  un  peu  exagéré. 

Si  une  telle  accumulation  d'étudiants  était  flatteuse  pour  l'Univer- 
sité de  Toulouse,  elle  n'était  pas  sans  danger  pour  la  tranquillité 
publique.  Elle  était  souvent  une  occasion  de  désordres,  et  l'autorité 
s'est  vue  plusieurs  fois  dans  la  nécessité  de  recourir  à  de  terribles 
moyens  de  répression.  M.  Vaïsse  a  raconté  alors  l'histoire  tragique 
de  Aymeric  Béranger,  éludiant'en  théologie,  et  de  deux  gentilshom- 
mes bâtards  de  la  maison  de  Penne,  accusés  d'avoir  violenté  des  fem- 
mes et  tué  un  magistrat.  Condamné  à  mort  par  lesCapitouls,  Aymeric 
Béranger  fut  exécuté  avec  un  rafOnement  de  cruauté,  qui  frappa  les 
esprits  d'épouvante.  Le  souvenir  de  cet  événement  no  s'est  point 
effacé.  La  légende  lui  a  donné  une  sorte  de  consécration  ;  et,  au  bout 
de  cinq  siècles,  M.  Constantin  Nigra,  ambassadeur  du  roi  Victor 
Emmanuel,  à  Paris,  l'a  recueillie,  près  de  Nice,  de  la  bouche  d'un 


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—  284  — 

chanteur  piémontais  ambulant.  Il  Ta  traduite  en  italien;  plus  tard,  il 
en  a  recueilli  une  autre  version  en  langue  espagnole.  M.  Constantin 
Nigra  n'a  pas  voulu  jouir  seul  de  celte  découverte;  par  Tentremise 
de  M.  Mary  Lafon,  elle  est  arrivée  jusqu'à  la  Revue  de  Totslouse,  et  nos 
lecteurs  se  rappellent  sans  doute  de  Tavoir  lue  dans  la  livraison  du 
4*^' juin  486Î. 

M.  Yaïsse  a  fait  connaître  ensuite  la  constitution  intérieure  de 
runiversité  de  Toulouse  et  les  privilèges  et  immunités  dont  elle 
jouissait,  entre  autres  le  droit  de  porter  Tépée,  qui  fut  Toccasion  de 
grands  désordres  lorsqu'on  voulut  le  lui  enlever,  et  l'exemption  de 
toute  imposition  ordinaire  et  extraordinaire,  qui  donna  souvent  de 
l'ombrage  aux  Capitouls  et  aux  agents  du  fisc,  et  dont  les  rois  de 
France  Charles  IX,  Henri  III,  Louis  XIII,  Louis  XIV  ont  été  unanimes 
h  assurer  le  maintien  par  des  édits  qui  témoignaient  qu'ils  tenaient  en 
haute  estime  l'Université  de  Toulouse.  Cette  exemption  de  charges 
que  le  corps  enseignant  partageait  avec  la  noblesse  et  le  clergé, 
M.  Yaïsse  la  regarde  comme  une  compensation  bien  due  à  ces  maîtres 
savants  qui  ne  recevaient  ni  émoluments  ni  indemnités.  Aux  yeux 
de  M.  Yaïsse,  comme  aux  yeux  de  M.  Bénech,  dans  sa  monographie 
sur  Cujas,  ce  serait  la  position  infime  faite  aux  maîtres  qui  aurait 
déterminé  Cujas  k  préférer  Cahors  à  Toulouse,  et  notre  ville  serait 
ainsi  relevée  de  l'accusation  dont  on  l'avait  flétrie,  d'avoir  repoussé 
le  célèbre  jurisconsulte. 

De  la  constitution  intérieure  M.  Yaïsse  est  passé  à  l'organisation 
du  personnel  ;  il  a  parlé  du  quadrivium  et  du  trivium  ;  des  signes 
dislinclifs  entre  les  Facultés,  et  qui  consistaient  principalement  dans 
la  passementerie  du  bonnet,  blanche  chez  les  théologiens,  verte  chez 
les  canonistes,  rouge  chez  les  professeurs  de  droit,  violette  chez  les 
docteurs  en  médecine,  bleue  chez  les  maîtres  ès-arts  :  couleurs  dis- 
tinctives  qui  se  sont  perpétuées  dans  l'organisation  actuelle.  L'ensei- 
gnement n'était  pas  concentré  sur  un  seul  point,  mais  disséminé, 
comme  aujourd'hui,  dans  les  divers  quartiers  de  la  ville.  Le  nombre 
des  cours,  les  heures  des  leçons,  les  peines  disciplinaires  etc., 
M.  Yaïsse  n'a  rien  oublié  de  ce  qu'il  était  intéressant  de  connaître. 

La  colonie  bruyante,  répandue  dans  la  cité,  formait  deux  catégo- 
ries, les  étudiants  libres  et  les  boursiers.  M.  Yaïsse  les  a  dépeints 
dans  leurs  habitudes,  au  xvi*  siècle,  vers  1530,  «  à  Theure,  a*t-il  dit, 
où  ils  se  montrent  le  plus  nombreux,  le  plus  brillants  et  le  plus 
indisciplinés.  » 

Les  boursiers  ou  collégiats  étaient  le  plus  souvent  des  jeunes 
gens  pauvres  destinés  à  la  prêtrise  et  qui   venaient  compléter  à 


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—  285  — 

Toolonse,  dans  un  collège  fondé  par  &eur.é?^ae  ou  leurrsetgtieur, 
leurs  études  théotogiques.  Toulouse  a  compté  jusqu'à  douxe  de  c«s 
collèges  :  r£squiUe,  Saint*Martial,  de  Férîgord,  de  Faix,  de  JUague- 
lonne,  de  Mirepoix,  de  Saint-Raymond,  etc.»  tous,  annexes  de  TUni- 
yerâilé  ;  retraites  sUidieuses  d'où  sont  sortis»  outre  douze  cardinaux,  - 
quatre  papes,  Jean  XXII,  Benoit  XII,  Innocent  YI  et  Urbain  IV. 
Reçus  dans  ces  collèges,  les  élèves  boursiers  y  étaient  soumis  à  une 
discipline  rigoureuse,  se  mêlaient  peu  au  mouvement  du  dehors,  et 
représentaient  Tordre  et  la  règle. 

Les  écoliers  libres  se  divisaient  en  quatre  nations,  suivant  leur 
origine.  Allemands,  Espagnols,  Français  d*outre-Loire  et  Aquitains 
ou  Gascons.  Chaque  groupe  formait  une  association,  qui  prenait  un 
Saint  pour  patron,  avait  un  prieur,  un  trésorier  et  un  orateur. 
C'était  un  Etat  dans  TEtat,  et,  animées  par  l'esprit  de  corps,  ces 
puissantes  associations  en  venaient  souvent  aux  mains,  et  engageaient 
entre  elles  des  luUes  sanglantes. 

En  4532,  le  Parlement  crut  nécessaire  de  dissoudre  ces  associations, 
acte  d'^autorité  qui  rencontra  une  vive  résistance.  Nous  glisserons 
sur  ce  conflit  que  la  parole  ardente  d*Etienne  Dolet,  orateur  de  la 
nation  des  Français  d'outre-Loire,  rendit  si  opiniâtre.  La  force  eut 
raison  de  Téloquence.  Les  associations  furent  dissoutes  et  Dolet  fut 
condamné  à  un  bannissement  perpétuel.  Une  nouvelle  révolte  provo- 
quée, huit  ans  après,  par  la  fameuse  question  de  VEpée,  tourna  encore 
à  l'avantage  de  Tautoritè  qui  se  vit  obligée,  pour  Texempie,  de  punir 
de  mort  un  des  plus  mutins.  —  Nous  passerons  sur  d'autres  scènes 
de  désordres;  nous  en  avons  dit  assez  pour  montrer  qu'elles  étaient 
très -fréquentes,  et  que  la  jeunesse  d'aujourd'hui,  qu'on  représente 
comme  d'humeur  turbulente,  est  un  modèle  de  sagesse  si  on  la  com- 
pare aux  étudiants  de  l'ancienne  Université  de  Toulouse. 

Le  Parlement  en  était  venu,  — tant  il  y  avait  urgence  de  discipliner 
les  écoliers,  —  jusqu'à  régler  leur  costume,  leur  tenue  et  même  leurs 
plaisirs. 

Les  écoliers  intervinrent  aussi,  —  comme  leur  penchant  au  dé- 
sordre le  fait  aisément  présumer,  —  dans  les  troubles  politiques  et 
religieux.  Mais,  à  partir  du  règne  d'Henri  IV,  i'ébullition  cessa. 
Richelieu  n'aurait  pas  toléré  des  séditions  d'écoliers.  Sous  Louis  XIV, 
rUniversité  de  Toulouse  s'enrichit  d'une  chaire  de  Droit  civil  fran- 
çais. La  Faculté  de  théologie  reçut,  quelques  années  plus  tard,  un 
accroissement  de  même  nature  par  la  fondation  d'une  chaire  des 
libertés  de  l'église  (gallicane. 

Pendant  la  seconde  moitié  du  xvu*  siècle  et  durant  le  cours  du 


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—  286  — 

xviii«,  dit  M.  Vaïsse  en  terminant,  les  écoles  de  Toulouse  contl- 
uiièrent  sans  bruit,  sans  éclat,  leur  existence  régulière  et  monotone. 
Quelques  prises  avec  les  bourgeois,  quelques  mutineries  provoquées 
par  des  motifs  le  plus  souvent  frivoles,  sont  les  seuls  faits  à  signaler 
dans  Thisloire  de  TUniversité  de  Toulouse,  qui,  après  cinq  siècles, 
subit  le  sort  de  la  monarchie  et  de  toutes  les  autres  institutions. 

Supprimée  en  1790,  TUniversité  de  Toulouse,  plus  heureuse  que  le 
Capitoulat  et  le  Parlement,  s'est  relevée  de  ses  ruines  en  4806.  Dire 
ce  qu'elle  est  aujourd'hui  serait  superflu,  puisque  nos  yeux  peuvent 
chaque  jour,  à  chaque  heure,  juger  avec  quelle  autorité,  avec  quel 
talent,  avec  quel  zèle,  des  maîtres  éminents  continuent  les  grandes 
traditions  du  passé. 

Tel  est  le  fonds  de  la  Conférence  de  M.  Yaïsse.  Ecouté  avec  intérêt, 
souvent  interrompu  par  des  marques  d*approbation  »  Torateur  a 
recueilli  en  finissant  les  applaudifsements  de  toute  l'assemblée.  La 
RK^ue  serm  peut-être  assez  heureuse  pour  donner  m  extenso  à  ses  lec- 
teurs, dans  la  prochaine  livraison,  cette  remarquable  monographie. 


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BIBLIOGRAPHIE. 


Inflaence  da  catholicisme  sur  la  formation  de  l'Espagne»  par 
Edmond  Bon  mal. 


Un  grand  nombre  de  jurisconsultes  et  de  publicistes  se  sont  préoc- 
cupés dans  ces  derniers  temps  d'éludier  Pinfluence  du  christianisme 
sur  les  progrès  de  la  législation.  On  connaît  la  brillante  esquisse  que 
M.  Troplong  a  consacrée  h  Pexamen  des  modifications  introduites  par 
les  Empereurs  chrétiens  dans  le  Droit  civil  romain.  M.  Ed.  Bonnal 
s'est  proposé  d'entrer  dans  la  même  voie,  en  exposant  la  part  impor- 
tante qui  appartient  au  clergé  catholique  dans  la  formation  des 
anciennes  lois  espagnoles. 

Après  une  introduction  générale  sur  les  bienfaits  sociaux  dus  à  la 
religion  du  Christ,  Tauteur  consacre  un  premier  chapitre  à  la  des- 
cription des  deux  éléments  essentiels  que  Ton  retrouve  à  la  base  de 
la  civilisation  ibérique  ;  ensuite  il  développe  avec  soin,  en  des  c}ï'A' 
pitres  spéciaux,  les  caractères  du  Forum  judicum  au  point  de  vue 
civil,  puis  ceux  de  la  législation  criminelle,  enfin  les  rapports  de 
TEglise  avec  les  Barbares,  et  notamment  Pinfluence  des  Conciles  de 
Tolède  comme  corps  politique.  On  peut  féliciter  M.  Bonnal  d'avoir 
non  seulement  conâulté  les  travaux  des  publicistes  célèbres  qui 
avaient  creusé  ce  sujet  avant  lui,  mais  encore  d'avoir  recouru  lui- 
même  aux  sources.  Son  travail  annonce  un  esprit  studieux  et  élevé, 
capable  de  progresser  dans  la  carrière  des  études  historiques  où  il 
vient  de  faire  un  si  honorable  début.  Nous  conseillons  h  M.  Bonnal 
de  se  montrer  plus  sobre  do  citations.  On  comprend  qu'un  jeune 
écrivain,  en  garde  contre  son  propre  jugement,  aime  à  s'entourer 
d'autorités  ;  mais  s'il  les  prodigue,  sa  personnalité  s'efface,  et  on  le 
suit  difficilement  dans  le  développement  de  sa  pensée. 

Gustave  Humber?  , 
Professnr  i  la  Fac!ùt4  de  Droit. 


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Z  A  B  E  T- 

CONTE. 


Je  pouvais  avoir  vingt  ans  en  ce  temps-là.  Pendant  le  carnaval,  je 
vis  M»*  Dufau  chez  le  banquier  Estoiïe.  M*»  Dufau  était  jeune,  elle 
avait  à  peine  vingt-cinq  ans;  elle  était  grande,  très-brune,  et,  s*il 
faut  le  dire,  manquait  de  ce  contingent  d*embonpoint  nécessaire 
pour  rendre  une  femme  belle.  Elle  était  extraordinaireroent  pâle,  et, 
comme  si  elle  avait  pris  le  parti  d'être  extrême  en  tout,  d'une  vivacité 
difGcile  à  imaginer.  Chacun  en  convenait,  M^^  Dufau  était  loin  d'être 
belle  ;  mais  sa  physionomie  d'une  étonnante  animation  et  la  grâce 
de  ses  manières  impressionnaient  vivement.  Avant  moi,  bien  d'autres 
avaient  été  frappés  de  cette  animation  et  de  cette  grâce  ;  je  dois  dire 
que  je  ne  fus  pas  le  seul  à  subir  ce  charme,  agissant  à  première  vue, 
co'mme  il  est  convenu  de  dire  qu'opère  le  magnétisme.  Tous  les  jeunes 
gens,  les  hommes  mariés  même  qui,  pendant  cet  hiver,  fréquentèrent 
les  salons  du  banquier  en  éprouvèrent  quelque  chose.  De  ces  der- 
niers, les  plus  rangés  achetèrent  des  canifs  dans  Piotention  d'en 
donner  quelques  coups  au  contrat.  Pour  beaucoup  ce  fut  en  pure 
perle. 

C'était  un  spectacle  curieui  à  voir  que  celui  des  salons  lorsqu'elle 
y  pénétrait  dans  ses  toilettes  théâtrales,  dont  seule  elle  pouvait  oser 
se  parer.  Toute  autre  femme  aurait  été  horrible  dans  ses  atours 
extravagants;  mais  elle  se  vêtait  de  rouge  ou  de  minium,  et  l'on  était 
forcé  d'avouer  que  cela  ne  lui  messeyait  pas.  Dès  que  les  rubans  de 
feu  de  sa  coiffure,  les  plis  éblouissants  de  son  costume  éclataient 
dans  les  salons,  toutes  les  femmes  entourées  naguère,  ainsi  qu'elles 
le  méritaient,  —  il  y  en  avait  de  très-belles,  —  immédiatement  se 
voyaient  abandonnées  ;  tandis  que  cette  pâle  et  maigre  M"<^  Dufau 
évoluait  au  milieu  d'une  nuée  de  cavaliers  faisant  la  roue,  coquetant, 
minaudant,  roulant  les  yeux,  se  spiritualisant  ;  cela  tenait  de  la 
magie. 


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—  289  — 

MP^  Dufau,  dans  cette  cohue,  comme  uq  coquelicot  au  milieu  d'un 
champ  d*orge,  semblait  ne  rien  voir,  ne  rien  entendre.  Elle  s'armait, 
au  contraire,  d'une  moue  dédaigneuse  et  hautaine  qui,  ravissant 
les  dames,  les  irritait  en  même  temps.  Dieu  sait  ce  qui  se  disait 
dans  les  rangs  des  abandonnées  !  M»*  Duffau  ne  s'en  préoccupait 
point  ;  cette  femme  paraissait  d'un  métal  inconnu,  rien  ne  i'étonnait, 
rien  ne  l'émouvait  ;  elle  avait  réponse  à  tout  ;  au  milieu  des  boulets 
sarcastiques,  des  mines  méprisantes,  du  feu  croisé  des  sous-entendus, 
elle  était  aussi  calme,  sereine  et  dédaigneuse  qu'au  milieu  des 
adulations. 

De  ce  temps,  que  faisait  votre  serviteur  ?  Il  dévorait  Ma«  Dufau  des 
yeux,  il  guettait  les  fleurs  tremblantes  de  sa  coiffure....!  Dés  qu'il 
s'en  détachait  un  brin,  je  me  précipitais  ;  je  ramassais  pieusement  le 
pétale  ou  la  feuille  de  jaconas  peint  pour  le  baiser  dans  la  solitude.— 
Je  donnerais  un  démenti  formel  à  quiconque  me  soutiendrait  qu'il 
n'y  avait  point  du  diable  là-dedans.  Peu  à  peu  je  m'embarquai,  sans 
m'en  douter,  dans  le  plus  violent  amour.  —  J'en  perdais  le  boire  et 
le  manger  -,  mes  idées  les  plus  riantes  se  teignaient  de  suicide;  j'étais 
aux  trois  quarts  fou,  si  je  ne  l'étais  tout-à-fait. 

Je  tremble  encore  au  souvenir  de  l'état  où  je  me  trouvais;  je  pâlis 
de  ressouvenance,  et  quoique  je  dusse  maintenant  être  tout-à-fai  t 
rassuré,  je  me  lève,  ayant  entendu  du  bruit  dans  la  chambre  voisine. 
■-  Pardon  lecteur  !  —  Si  je  voyais  sa  coiffure  souci  et  sa  ceinture 
orange  l  —  J'ose  à  peine  eulr'ouvrir  la  porte...  Si...  l 

J'ai  regardé  dans  tous  les  coins,  il  n'y  avait  personne.  —  C'est  que 
ce  n'était  pas  une  plaisanterie...  ! 

Comme  bien  on  s'y  attend,  je  déclarai  mon  ardeur,  et,  par  ce 
fait,  la  redouBlai  :  car  tandis  que  je  lui  parlais,  la  tète  en  feu,  le  cœur 
battant,  les  yeux  en  larmes,  je  pus  voir  cette  singulière  femme  dans 
l'atmosphère  qui  lui  convenait  Elle  savoura  mes  prières,  elle  dégusta 
mes  serments;  ses  yeux  brillèrent  d'une  flamme...  l  Quand  je  saisis 
ses  mains,  elles  parurent  se  fondre  au  contact  des  miennes. 

Certes  cela  ne  me  découragea  pas.  —  Et,  si  je  n'avais  eu  le 
malheur  de  raconter  mon  aventure  à  Léonce,  lui-même  aussi  affolé 
que  moi  de  M»«  Dufau  jusqu'à  nouvel  ordre,  je  me  serais  cru  le  plus 
heureux  des  hommes.  Mais  Léonce  ne  fut  nullement  terrifié  de  mon 
bonheur  ;  bien  plus,  il  m'avoua  avoir  obtenu  les  mêmes  suffrages  et 
me  confia  qu'Albert,  Louis,  Jérôme  et  quelques  autres  en  pouvaient 
dire  autant,  si  ce  n'est  plus.  Dès  ce  moment,  j'atteignis  au  dernier 
degré  de  la  démence.  Au  lieu  de  m'éloigner,   ces  confidences  me 

49 


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—  290  - 

lièrent  davantage  ;  ma  vie  ne  fut  plus  qu'un   éternel  tourment,  je 
tombai  malade. 

—  Orçà,  me  dit  un  matin  le  docteur  Fas,  que  diable  avez-vous  ? 

—  Devinez  mon  mal,  si  vous  le  pouvez.  A  quoi  vous  sert  votre 
science,  si  le  malade  est  obligé  de  vous  apprendre  sa  maladie,  lui 
difi-je,  d'un  ton  de  semi-cadavre  de  mauvaise  humeur  ? 

Le  docteur  me  considéra  avec  beaucoup  d'attention. 

—  Ecoutez  une  histoire,  me  dit-il  :  —  et  il  me  conta  l'histoire  que 
vous  allez  lire  : 


I. 


Sur  la  lisière  du  petit  village  de  Groizet,  en  Languedoc,  en  même 
temps  que  votre  grand-père,  vivaient  dans  leur  maison  de  chaume 
les  Louzi.  Pas  une  maison  du  village  n'était  plus  riante  que  la  leur, 
vue  de  quelques  cents  pas  de  distance.  Elle  était  grise,  il  est  vrai, 
couleur  de  la  terre  dont  étaient  pétries  ses  murailles,  mais  sous 
l'auvant  surbaissé,  autant  que  le  grand  nez  du  maître  d'école,  grim- 
pait la  plus  jolie  treille  de  chasselas  qui  se  puisse  voir.  D*un  côté, 
cette  treille  s'appuyait  contre  le  mur;  puis,  au  moyen  de  lon- 
gues barres  Gchées  d'un  bout  dans  ce  même  mur  et  soutenues  de 
l'autre  par  des  piquets  de  saule,  ramenée  horizontalement,  elle 
formait  un  toit  vert  et  à  jour,  où  le  soleil  jouait  merveilleusement. 
Les  saules  avaient  poussé,  et  leur  chevelure  bleue  et  mobile  surgissant 
à  des  espaces  égaux  de  la  tenture  verte  de  la  treille,  on  eût  dit  les 
panaches  de  ces  dais  que  Ton  porte  par  les  rues  à  la  Fête-Dieu. 
Ajoutez  à  cela  la  toiture  brune,  la  petite  cheminée  avec  son  souffle 
noir,  des  violiers,  des  giroflées,  des  chèvrefeuilles  au  pied  des  murs  ; 
sur  la  gauche,  le  puits  à  bascule,  à  la  gueule  pleine  d'herbes  ;  quel- 
ques poules  par-ci  par-là,,  vous  aurez  la  maison  des  Louzi.  De  près, 
on  voyait  bien  des  lézardes  aux  murs,  bien  des  flaques  d'eau  sale  à 
terre,  des  débris  sans  noms,  ceci  au  dehors  ;  —  dans  l'intérieur,  bien 
de  la  pauvreté.  Il  y  avait  deux  chambres,  garnies  de  bahuts  et  de 
chaises  vermoulus,  de  lits  trop  hauts  pour  être  de  laine  ou  de  plume. 
Des  gravures  sur  bois  aux  cruelles  couleurs,  harmonisées  par  le  soin 
des  mouches  et  quelque  vaisselle  blanche  à  grandes  fleurs  bleues, 
debout  dans  le  dressoir  enfumé  plaqué  contre  le  mur,  en  faisaient 
tout  l'ornement. 

Accrochées  à  la  solive  du  plafond,  pendaient  une  multitude  de 
choses.  Mais  que  vous  fait  le  mobilier  de  la  petite  maison  ;  rien  n'était 


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—  291  — 

plus  gai  ni  plus  riant  à  cen(  pas,  surtout  quand  le  soleil  ia  dorait  et 
que  Zabet  écossait  ses  pois  sous  ia  treille.  Son  costume  était  alors  déli- 
cieux :  un  large  chapeau  de  paille  de  blé  garni  d'un  velours  noir,  un 
simple  cotillon  et  sa  chemise,  large  au  col,  courte  aux  manches.  Sous 
le  chapeau  on  voyait  une  figure  allongée  et  pâle,  aux  grands  yeux 
noirs,  et  une  bouche  rouge  un  peu  grande  et  toujours  dédaigneuse  ; 
un  duvet  léger  ombrait  la  lèvre  supérieure.  Celte  tête,  plutôt  éner- 
gique que  belle,  étonnait  par  son  expression  passionnée.  S*écbappant 
de  son  cotillon  on  voyait  une  partie  de  ses  jambes,  unes  comme  des 
jambes  de  chèvre,  et  des  pieds  petits  et  cambrés.  Zabet,  en  somme, 
était  fluette  ;  mais,  par  une  bizarre  élrangeté,  n'avait  rien  de  cet  air 
sec  que  donne  la  maigreur.  Ses  yeux,  ses  lèvres,  ses  mains  d'une 
mollesse  inattendue,  ses  pieds  fins  étaient  tout  son  charme  visible.  Ce 
charme  était  surprenant,  tant  il  avait  de  soudaineté.  Nul  ne  l'avait 
aperçue  sans  se  l'être  longtemps  rappelée.  A  ce  sujet  on  faisait  sur 
Zabet  des  contes  difficiles  à  croire.  Une  autre  particularité  de  cette 
fille  était  sa  voix  ;  elle  avait  un  timbre  d'une  douceur  et  d'une  clarté 
auxquelles  on  ne  peut  rien  comparer. 
A  ces  mots  j'interrompis  le  docteur. 

—  Pardon,  lui  dis-je^  la  voix  deM"»«  Dufau  !  Ah  !  cette  voix  divine, 
trop  divine,  bêlas  i 

—  Hé,  bé  !  je  le  crois  bien,  s'écria  le  docteur,  en  riant  aux  éclats. 

—  Que  voulez-vous  dire  P 

Le  docteur  feignit  de  n'avoir  pas  entendu  ;  il  continua  : 

—  On  entend  quelquefois  des  voix  d'une  suavité  surprenante,  mais 
rarement  on  en  rencontre  qui  soient  douées  de  la  propriété  qu'avait 
celle  de  Zabet.  Tout  en  subissait  l'influence.  Si  je  dis  tout,  c'est  que  ce 
n'était  pas  l'espèce  humaine  seule  qu'elle  enchantait.  La  vieille 
Jacqueline,  ma  bonne,  —  elle  est  digne  de  foi,  vous  le  savez,  —  m'a 
soutenu  qu'elle  charmait  les  oiseaux,  les  plantes,  les  reptiles  et  les 
poissons.  S'il  vint  à  l'esprit  de  beaucoup  de  gens  que  Zabet  jetait  des 
sorts,  je  n'ai  pas  besoin  de  le  dire.  Pierre  Labit  et  quelques  autres 
montrèrent  bien  ce  qui  en  était. 


IL 


Pierre  Labit  avait  vingt-quatre  ans;  il  était  grand,  mais  assez 
malingre.  De  chaque  côté  de  sa  figure  pâle  s'allongeaient  de  plates 
mèches  de  cbeveux  cbâtains,  qu'on  eut  dit  mouillés,  tant  ils  se  c  o 
laient  exactement  à  son  crâne.  Quoique  Labit  fût  un  paysan,  il  portai 
les  cbeveux  longs.  A  première  vue,  cette  singularité  et  la  pâleur  de 


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—  292  — 

son  visage,  sur  lequel  le  vent  et  le  soleil  perdaient  leur  pouvoir, 
surprenaient  tous  ceux  qui  approchaient  de  Pierre  Lahit.  Dans  une 
ville  même,  son  teint  eût  été  anormal  ;  aux  champs,  il  était  tout-à- 
fait  inexplicable  Pierre  était  cependant  toujours  au  gçand  air  et  aussi 
peu  que  tout  autre,  s'abritait  du  vent,  du  soleil  et  de  la  pluie.  Du 
reste,  les  gens  de  la  ville,  amenés  par  le  hasard  à  voir  Pierre,  remar- 
quaient seuls  cette  pâleur  ;  on  n'y  faisait  depuis  longtemps  plus 
attention  au  village.  Les  camarades  de  I^hit  Pavaient  surnomme 
Blanc,  Ayant  condensé  leurs  observations  dans  ce  sobriquet,  ils  n'y 
songeaient  pas  davantage.  Tout  au  plus  si,  les  curieux  insistant,  ils 
finissaient  par  répondre  :  a  Quand  Blanc  était  petit,  voyez-vous,  il 
eut  une  vision  par  un  grand  clair  de  lune.  Comme  il  eut  grand  peur 
et  que  la  peur  fait  devenir  blême  et  qu'on  Test  bien  davantage  au 
jour  de  la  lune,  n'ayant  jamais  pu  perdre  le  teint  qu'il  avait  en  ce 
moment,  —  la  vision  le  voulut  ainsi,  —il  est  toujours  pâle  ainsi  qu'il 
le  fut  à  ce  clair  de  lune,  p  C'eût  été  en  vain  qu'après  ce  beau  raison- 
nement les  curieux  auraient  persévéré  dans  leurs  informations.  Pierre 
n'avait  jamais  raconté  sa  vision  à  personne.  Sauf  une  grande  pro- 
pension au  silence,  ce  paysan,  âpre  à  l'ouvrage  comme  pas  un,  ne 
présentait  plus  aucun  trait  de  caractère  qui  le  distinguât  des  autres 
gens  de  la  campagne. 


ni. 


Dans  le  voisinage  de  Zabet,  Pierre  Blanc  habitait  avec  son  vieux 
père  une  maison  plus  grande  et  un  peu  moins  pauvre  que  celle  des 
Louzi.  Mais  elle  était  loin  d'être  aussi  riante.  Le  demi-arpent  qui 
l'entourait  était  leur  propriété,  et  ce  morceau  de  terre,  cultivé  avec 
le  soin  minutieux  que  les  paysans  apportent  à  ce  qui  leur  appartient, 
leur  eût  permis  de  vivre  sans  recourir  à  des  travaux  extérieurs,  si 
l'envie  leur  eût  pris  de  vivre  en  propriétaires.  Mais  Blanc  et  son 
père  n'avaient  point  ce  désir  ;  aussi  quand  leur  jardin  ne  réclamait 
plus  leurs  bras,  les  mettaient-ils  au  service  d'autrui.  Ils  allaient  chez 
les  autres  gagner  ce  que  les  paysans  appellent  leur  journée.  Rentrés 
chez  eux,  nul  ne  s'avisait  de  ce  qui  s'y  passait,  car  autant  les  paysans 
sont  curieux  de  découvrir  ce  qu'ils  supposent  caché,  autant  ils  sont 
insouciants  lorsqu'ils  ne  flairent  rien.  Entre  eux,  du  reste,  ils  ne  se 
volent  et  ne  s'espionnent  guère. 

Cependant,  plus  d'un  se  fût  mis  aux  aguets  s'ils  eussent  supposé  ce 
que,  par  certains  jours,  abritait  la  petite  maison  de  terre.  A  certaines 
époques,  elle  devenait  le  théâtre  de  scènes  que,  certainement,  les 


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—  293  — 

voisins  de  Lahit  auraient  étrangement  qualifiées.  Aux  approches  de 
ces  époques,  marquées  généralement  par  les  grandes  fêtes,  on  avait 
bien  observé  un  changement  dans  les  allures  du  père  et  du  fils. 
Ainsi,  ils  sortaient  fort  peu,  n'allaient  jamais  travailler  au  dehors,  et 
le  fils  surtout  semblait  plus  taciturne  que  de  coutume,  ftlais  on  les 
savait  peu  besogneux,  peu  avides  de  gain  ;  on  se  contentait  de  dire 
qu'ils  fêtaient  les  saints  à  leur  jour  et  parfois  à  Tavance.  Malgré  la 
jalousie  que  ne  manquent  point  d'exciter  ceux  qui  sont  plus  favorisés 
du  sort  chez  ceux  qui  le  sont  moins,  après  cette  remarque  railleuse 
il  n'en  était  plus  parlé. 


IV. 


Zabet  venait  de  clore  ses  dix-huit  ans  et  Blanc  en  comptait  vingt- 
quatre.  La  veille  de  la  Saint-Jean,  malgré  la  clémence  ordinaire  de  la 
température  k  cette  saison,  le  père  et  le  fils  étaient  assis  sur  de  petits 
escabeaux  auprès  d'un  feu  de  bois  d'acacia,  ils  regardaient  attentive- 
ment s'agiter,  sous  la  voûte  incandescente  formée  par  les  bûches,  un 
corps  difficile  à  nommer,  il  était  à  demi  calciné. 

—  Ce  n'est  pas  un  mâle,  il  n'a  pas  mordu  la  braise,  dit  le  père. 

—  Il  avait  cependant  les  quatre  taches  sur  le  front,  reprit  Pierre 
Blanc. 

—  Le  croissant  n'était  pas  bien  formé  ;  il  faut  qu'il  soit  tracé  d'un 
œil  à  l'autre  et  croisé  par  un  trait  roux,  dit  le  père  Lahit  en  figurant 
le  dessin  sur  les  cendres,  à  l'aide  d'une  baguette  de  bois  blanc  char- 
bonnée  au  bout. 

—  J'irai  au  Pré-Luguet,  et,  le  pouvoir  m'aidant,  j'en  trouverai 
bien  un. 

—  Peut-être,  dit  le  père,  je  regrette  qu*eUe  m'ait  défendu  de  sortir 
aujourd'hui  j  c'est  très-important 

—  J'aimerais  que  vous  veniez,  dit  Pierre  Blanc  ;  ainsi  vous  n'auriez 
pas  à  vous  plaindre.  Mais  peut-être  ne  le  àéîend-elle  plus? — Essayez. 

—  Je  veux  bien,  dit  le  vieux  Lahit  en  se  levant  ;  mais,  j'en  doute. 

Et  il  se  dirigea  vers  la  porte,  les  yeux  fixés  sur  un  amas  de  bran- 
chages empilés  dans  un  coin.  Il  avait  à  peine  fait  trois  pas  dans  la 
chambre  qu'une  énorme  tête  de  salamandre  tachetée  de  noir,  de  vert 
et  de  roux  se  montra,  s'élevant,  s'abaissant  tour-à-tour,  se  dégageant 
peu  à  peu,  et  traînant  à  sa  suite  le  corps  onduleux  de  l'animal.  Elle 
allait  lentement,  lentement,  avec  une  grâce  molle,  rapprochant  sa 
queue  de  sa  tète,  glissant  en  forme  de  huit.  —  C'est  une* chose  indicible 
que  cette  mollesse  ondoyante  de  la  salamandre  ;  elle  fascine,  elle 


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—  294  — 

donne  mal  au  cœur.  Je  ne  suis  point  surpris  que,  dès  longtemps,  cet 
amphibie  ait  pris  une  grande  place  dans  le  fantastique  de  tous  les 
pays.  Les  Lahit  ne  pouvaient  manquer  d'avoir  foi  en  sa  mystérieuse 
puissance.  —  I^  salamandre  s'avança  ainsi  avec  des  mouvements  de 
serpent  éreinté,  jusqu'au  seuil  de  la  porte  ;  là,  elle  s'allongea  de  toute 
sa  longueur,  et  resta  immobile. 

—  Tu  vois  bien,  Pierre^  dit  le  père,  que  je  ne  puis  sortir. 

—  Oui,  dit  Blanc,  elle  a  quelque  chose  en  tète  ;  je  vais  seul. 

—  Va  tout  de  suite,  dit  le  père,  tu  porteras  un  gros  monsieur  et 
une  petite  dame  avec  les  herbes  de  la  santé. 

—  J'y  vais,  reprit  le  fils;  et,  sans  rien  ajouter,  il  ouvrit  la  porte  et 
sortit. 

En  ce  moment,  les  champs  resplendissaient  de  la  froide  lumière  de 
la  lune  en  son  plein;  un  vent  frais  rasait  la  terre;  mille  bruits  dis- 
cordants réunis  en  un  seul  chœur  se  faisaient  entendre.  Les  gre- 
nouilles répondaient  aux  rainettes,  les  rainettes  aux  courtilières,  les 
courtilières  aux  grillons  ;  chacun  faisant  son  cri  qui  se  mêlait  à  celui 
des  autres  et  formaient  ce  vacarme,  silence  des  belles  nuits. 

Ce  chœur  nocturne  a  cela  de  particulier  qu'il  semble  toujours  vous 
entourer  et  vous  accompagner  toujours.  Vous  l'entendiez,  il  y  a  deux 
cents  pas  ;  vous  Tentendez  encore  ;  vous  fentendrez  quatre  cents  pas 
plus  loin.  Ce  n'est  pas  étonnant  ;  ce  chœur  est  enchanté  ;  Pierre  Blanc 
le  savait  bien. 

Il  suivit  le  petit  sentier  qui  partageait  en  deux  les  platebandes  de 
son  jardin;  et,  quand  il  fut  à  quelques  pas,  se  retourna  et  resta 
immobile  à  regarder  sa  maison.  Par  ce  clair  de  lune,  elle  était  sin- 
gulière et  pas  une  de  celles  qui  se  trouvaient  aux  environs  ne  lui 
ressemblait.  La  façade  éclairée  en  plein  paraissait  une  énorme  figure 
de  cyclope  dont  l'œil  unique  était  représenté  par  la  fenêtre  placée  au 
milieu,  éclairée,  en  ce  moment,  par  la  flamme  ardente  de  l'acacia 
brûlant  dans  le  foyer.  Aux  deux  angles  de  la  toiture,  obliquement 
plantées,  se  dressaient  noires,  vers  le  ciel,  deux  longues  perches  lui 
faisant  des  cornes,  et  les*  plantes  qui  la  tapissaient  vers  le  bas  en 
étaient  la  barbe.  Sur  le  flanc,  autant  dire  sur  la  joue,  une  autre 
perche  horizontale,  où  pendait  je  ne  sais  quoi,  prenait  des  airs  de 
potence,  chargée  de  son  fruit.  Le  tout,  à  cette  heure,  paraissait  très- 
peu  riant.  D'un  vieil  amandier,  aux  branches  tordues  comme  des 
bras  désespérés,  un  oiseau  de  nuit  se  laissa  choir  en  poussant  un  cri 
lugubre  et  prolongé,  et,  battam  l'air  silencieusement,  vint  tourner  en 
rond  au-dessus  àe  la  tête  de  Pierre  Blanc  ;  après  quoi,  il  revint  se 
poser  sur  son  arbre. 


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—  295  — 

Pierre  marmota  quelques  paroles  et  continua  son  chemin,  escorté 
du  concert  dont  nous  avons  parlé. 

Rapidement  il  enjamba  les  haies,  franchit  les  fossés,  traversa  les 
moissons  qui  lui  montaient  à  la  ceinture,  et  arriva  auprès  d'une  mare 
où  nul  autre  bruit  ne  se  fût  entendu,  tant  était  grand  celui  que 
faisaient  ses  habitants. 

C'était  la  mare  du  Pré-Luguet. 


V. 


La  couleuvre  sifflait,  la  grenouille  croassait,  la  salamandre  criait  ; 
autour,  de  vieux  saules  aux  tètes  monstrueuses  balançaient  lente- 
ment leurs  grands  cheveux.  Les  roseaux  bruissaient,  les  foins  faisaient 
entendre  leur  frémissement  soyeux ,  seuls  les  larges  nymphéas  et  les 
lentilles  d'eau  restaient  platement  immobiles. 

Pierre  avança  avec  prudence;  mais,  si  lourdement  qu'il  fit,  les 
grenouilles  l'entendirent  et  de  sauter...  de  toutes  parts  la  mare  clapota, 
se  rida  ;  à  travers  les  joncs,  les  couleuvres  glissèrent,  et,  dans  la 
vase,  les  salamandres  se  blottirent;  on  n'entendit  plus  rien.  Dans  le 
lointain,  le  concert  enchanté  troublait  seul  le  silence. 

—  Maladroit  !  se  dit  Pierre;  comment  les  faire  revenir?  J'ai  cepen- 
dant marché  d'après  les  principes.  Allons!  ajouta-t-il,  les  grands 
moyens!  et,  d'une  voix  frémissante  comme  les  joncs  derrière  lesquels 
il  se  cacha,  il  se  mit  à  chanter  la  célèbre  chanson  charmeuse,  que 
pour  l'agrément  de  nos  lecteurs  nous  allons  traduire  du  patois  : 


Où  doDc  va»-ta,  dame  grenouille? 

Pourquoi  sauter? 
Ta  belle  robe  verte  et  rouille 

Se  Ta  crotter. 

Où  glisses-tu,  dame  couleuvre? 

Au  corps  fluet, 
Reviens!  allons!  plus  vite  à  rœuvre, 

Sous  le  genêt. 

Et  toi,  puissante  salamandre. 

Sous  le  flot  bleu 
Pourquoi  t'enfuir?  Viens,  sous  la  cendre. 

Narguer  le  feu. 


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—  296  — 

Au  nom  de  Tair!  aa  nom  de  Ponde  ! 
Aa  nom  du  feu  !  çà,  promptement, 
Que  Ton  reYîenne,  ou  de  la  sonde 
On  Ta  fouiller  et  rudement 

Pierre,  pendant  quelques  instants,  attendit  Teffet  de  son  charme; 
mais,  après  quelques  tressaillements  de  Peau  sombre,  il  dut  recon- 
naître que  son  chant  demeurait  sans  effet.  Il  recommença  ;  Timmo- 
bilité  fut  plus  grande  encore,  rien  ne  bougea. 

—  Une  puissance  jalouse  doit  lutter  contre  moi,  se  dil-il,  et  d'un 
pas  plus  sourd  qu'à  son  arrivée,  s'il  se  peut,  il  se  mit  à  faire  le  tour 
de  la  mare.  Il  en  avait  contourné  le  tiers,  à  peu  près,  lorsque,  dans 
une  épaisse  touffe  de  roseaux,  il  crut  distinguer  une  forme  noire. 

—  Hé I  bel  Pierre,  Pierre!  cria  une  voix  fine  comme  le  bruit  de 
Fécorce  du  saule  que  Ton  déchire. 

Une  grenouille  retardataire  sauta. 

—  Ah  1  c'est  toi,  Belotte,  dit  Pierre,  reconnaissant  la  voix  ;  j'aurais 
dû  m'en  douter. 

Le  front  de  Pierre  qui,  durant  son  incantation,  s'était  plissé,  se 
dérida. 

—  Chut!  fit  la  forme  noire;  reliens  un  moment  ta  langue  ou  tu 
me  feras  tout  manquer;  cache-toi>  cache-toi l  répéta-t-elle  avec  pré- 
cipitation. 

Pierre  se  blottit  dans  la  caverne  noire  d'un  vieux  saule. 

—  Petits»  petits  !  dit  alors  de  sa  voix  fine,  celle  que  Pierre  avait 
appelée  Belotte.  Petits,  petits  I  accourez  !  Petits,  petits  l  venez  vite  i 
j'ai  bien  des  choses  à  vous  demander...  Sont-ils  jolis  les  couleuvrots! 
sont-ils  gentils  les  grenouillots  I  Arrivez,  mes  petits  !  mes  jolis,  mes 
gentils  ! 

Un  instant  encore  la  mare  resta  immobile  ;  puis  une  tète  se  montra, 
puis  deux,  puis  dix,  puis  des  milliers,  toutes  étaient  tournées  vers 
la  jeune  fille;  elle  en  valait  bien  la  peine;  et  bien  d'autres  que  des 
couleuvrots  se  fussent  attachés  à  la  regarder.  A  mesure  que  son 
charme  opérait,  Zabet^  — car  Belotte  n'est  rien  autre  qu'un  dérivé  de 
ce  nom,  passé  à  travers  Lisa,  Elisa,  Elisabeth,  pour  arriver  à  Isabelle, 
Belle  et  former  Belotte^  transformation  qui  n'est  pas  plus  extraor- 
dinaire que  celle  de  chardon  en  garçon ,  selon  M.  Diez  ou  tout  autre. 
Zabet  s'était  levée,  était  peu  à  peu  sortie  des  roseaux  et  de  l'ombre  ; 
la  lune  maintenant  l'éclairait  en  entier  ;  on  distinguait  très-bien  au- 
dessus  des  hautes  herbes  qui  l'environnaient,  sa  taille  délicate  et  fluette, 
élégante  comme  un  brin  de  folle-avoine,  cambrée  par  le  commande- 
ment ;  son  col  mince,  un  peu  maigre,  rejetant  sa  tête  en  arrière,  et 


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—  297  — 

son  profil  d'une  énergie  surpreuanle,  malgré  sa  grâce  tonte  féminine 
et  affinée.  Sous  de  grands  sourcils,  noirs  et  fins,  ses  yeux,  longs  et 
noirs  aussi,  se  perdaient;  mais  Pierre  eût  très-bien  pu  dessiner  la 
ligne  ardente  de  son  nez  un  puu  relevé  et  celle  de  sa  bouche  un 
peu  grande,  froncée  aux  coins  comme  celle  d'une  hautaine  impé- 
ratrice. 

Dans  son  attitude  dMncantation,  un  sculpteur  aurait  trouvé  en  cette 
jeune  fille  une  Velléda  méridionale  aussi  complète  que  Tidéal. 

—  Petits  !  petits  !  répétait-elle  toujours ,  et  les  tètes  se  rappro- 
chaient. Peau  clapotait  sous  la  lune  surprise  de  cette  bizarre  scène. 

Lorsqu'un  assez  grand  nombre  de  ses  humides  spectateurs  furent 
attroupés,  Belette  fouilla  dans  son  tablier,  et,  y  ayant  pris  une  poignée 
d'une  poussière  inconnue,  la  jeta  dans  la  mare.  Elle  fit  ensuite  quel- 
ques pas  à  reculons  sur  la  berge,  toujours  dans  son  attitude  de  com- 
mandement; ses  sujets  immobiles  la  regardaient.  A  ce  moment,  un 
rossignol  fit  éclater  au-dessus  d'elle  sa  chanson. 

—  Cest  bien,  dit-elle;  et,  sans  plus  de  précautions,  elle  appela 
Pierre.  Pas  une  tète  ne  bougea.  Pierre  s'approcha  de  Zabet  ;  et,  si 
les  amphibies  de  la  mare  contemplaient  docilement  la  maigre  jeune 
fille,  ce  fut  avec  adoration  que  lui  la  regarda. 

—  Maintenant,  tu  peux  choisir,  que  veux-tu  ?  dit-elle. 

Pierre  lui  fit  part  alors  de  Tordre  que  lui  avait  donné  son  père.  En 
un  instant^  la  salamandre  mâle,  le  crapaud  et  la  grenouille  furent 
empochés.  Zabet  et  Pierre  s'éloignèrent  de  la  mare,  où,  bientôt  après, 
le  bruit  recommença.  Le  rossignol,  d'arbre  en  arbre,  se  mit  à  les 
accompagner. 


VL 


Quand  ils  eurent  fait  un  bout  de  chemin,  Pierre  remercia  Zabet  et 
prit  la  route  de  sa  maison, 

—  Et  les  herbes?  dit  Zabet  avec  un  sourire. 

—  J'en  trouverai  bien  par  le  chemin,  répondit  Pierre. 

—  Pas  autant  que  là-bas,  dit  Zabet  faisant  un  geste  de  la  main. 

—  Je  suis  en  retard,  le  père  attend  ;  bonsoir.  Belette. 

—  Allons,  dit  la  jeune  fille,  fais  comme  tu  voudras  ! 

Et  elle  se  reprit  à  marcher  vers  un  bois  qui  se  voyait  découpant  sa 
ligne  sombre  à  quelque  distance.  Elle  n'ajouta  pas  une  parole.  Pierre 
suivit  Zabet.  Sans  se  retourner,  la  paysanne  étoufi'a  un  petit  éclat  de 
rire.  Us  allèrent  jusqu'au  bord  de  la  rivière  encaissée.  Pierre  avait 
remarqué  que  Zabet  n'avait  fait  aucune  capture  à  la  mare  des  Saules. 


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—  298  — 

Maintenant,  il  se  demandait  quelle  pouvait  être  la  cause  de  cette 
abstention,  et,  par  suite,  celle  de  sa  venue  au  Pré-Luguet. 

Qu*y  venait-elle  faire,  si  elle  avait  le  projet  de  ne  rien  prendre?... 

Deux  ou  trois  fois,  il  réprima  la  question  qui  lui  venait  aux  lèvres, 
enfin  : 

—  Pourquoi  n'as-tu  rien  pris  là-bas?  lui  dit-il. 

~  Apparemment,  je  n'avais  besoin  de  rien,  répondit  un  peu  sèche- 
ment Zabet. 

—  Mais  alors,  à  pareille  heure?... 

—  Tu  deviens  curieux,  Pierre,  dit  en  raillant  la  jeune  fille.  Tiens, 
ajouta-t-elle,  faisant  signe  à  ses  pieds,  voilà  les  herbes. 

Elle  cueillit  la  menthe,  le  fenouil,  la  véronique,  Therbe  qui  fait 
chanter,  le  mélilojt,  toutes  les  herbes  enfin  connues  des  adeptes,  et 
qui,  pour  être  salutaires,  doivent  être  récoltées  la  nuit  de  la  Saint- 
Jean,  par  un  beau  clair  de  lune. 

Tous  deux  fouillaient  dans  les  fossés,  sur  les  berges  de  la  rivière, 
dans  les  champs,  le  long  des  petits  chemins.  Chose  singulière!  à 
chaque  pas  se  trouvait  une  herbe  nouvelle;  on  eût  dit  que  Zabet  avait 
aussi  le  pouvoir  de  les  faire  sortir  de  terre,  lis  allèrent  cueillant  une 
longue  partie  de  la  nuit,  ici  une  touffe  de  fleurs,  là  de  simples  feuilles, 
plus  loin  arrachant  des  racines;  s'enfonçant  dans  les  blés,  dans  les 
vignes  toufifues,  dans  les  bois  sombres,  Zabet  plus  hardie  que  jamais, 
Pierre  plus  pensif  et  plus  pâle.  Leur  moisson  faite,  ils  s'assirent  au 
coude  d'un  petit  ruisseau,  sous  de  grands  peupliers.  Le  rossignol  qui 
les  avait  suivis  chantait  toujours  au-dessus  d'eux  ;  eux  ne  parlaient 
pas. 


VIL 


L'eau  coulant  sur  les  cailloux  semblait  vouloir  les  exciter  à  rompre 
le  silence  ;  les  arbres  paraissaient  les  railler  de  leur  bruit  soyeux,  le 
rossignol  lui-même  les  invitait  par  ses  fréquents  silences  à  continuer 
sa  chanson.  Pierre  et  Zabet  ne  disaient  rien. 

—  Pierre,  dit  enfin  celle-ci,  d'une  voix  pure  comme  le  son  d'un 
beau  cristal,  un  peu  tremblante,  tu  as  eu  jadis  une  vision? 

—  Oui,  Zabet  ;  j'étais  bien  jeune,  mais  cette  vision  est  toujours 
présente  à  mon  esprit...  à  cette  heure  plus  que  jamais,  ajouta-t-il  après 
un  moment  d'hésitation. 

—  Eh  !  quelle  fut  cette  vision  ?  demanda  la  jeune  fiile  de  sa  voix 
sorcière. 


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—  299  — 

Ce  disant,  ses  grands  yeux  se  faisaient  doux  comme  le  bleu  de  la 
pervenche. 

—  Jamais  je  ne  Tai  dit  à  personne,  jamais  je  ne  le  dirai. 

—  Pas  même  à  moi?  reprit  la  jeune  fille. 

Ces  simples  mots  furent  prononcés  d*un  tel  air,  elle  y  mit  tant 
d'harmonie  que  Pierre  comprit  qu'il  était  impossible  à  un  être,  plante, 
ver  ou  poisson  de  lui  résister  quand  elle  voulait  II  se  rappela  aussi 
une  foule  d'histoires  que  Ton  débitait  sur  Zabet,  et  les  trouva  pos- 
sibles. Cependant,  comme  il  était  i^orcier,  il  résista  à  ce  charme. 

—  A  toi,  moins  qu'à  personne,  dit-il. 

—  Ah  I  Pierre,  c'est  mal  de  me  refuser,  dit  Zabet  seulement. 
Pierre  n'y  tint  plus,  il  fut  obligé  de  conter  sa  vision.  Tout  le  monde 

sait  que  ce  fut  sa  perte  : 

Par  une  nuit  pareille  à  celle-ci,  dans  un  lieu  semblable,  il  avait 
une  fois,  —  il  y  a  longtemps,  —  rencontré  une  femme  pâle.  Cette 
femme  lui  avait  parlé;  et,  par  l'esprit,  il  entendait  sa  voix  encore. 
Depuis,  il  n'en  avait  jamais  entendu  d'un  timbre  si  doux,  si  péné- 
trant en  même  temps.  «  Pierre,  lui  avait  dit  la  vision,  méfie-toi  de  celle 
que  tu  verras  me  ressembler,  tu  mourras  par  elle.  »  Dès  cette  nuit,  il 
n'avait  jamais  cessé  de  songer  à  cette  femme,  partout  il  l'avait  eue  de- 
vant les  yeux.  Longtemps  il  l'avait  attendue,  appelée  de  ses  vœux,  au 
risque  d'en  mourir,  ainsi  que  l'avait  prédit  la  vision.  Dans  ses  songes 
il  entendait  sa  voix,  et  la  mort  lui  venant  d^elle  lui  semblait  cent  fois 
plus  douce  qu'une  éternelle  vie  privée  de  ce  danger  de  mort.  Depuis, 
il  s'était  senti  triste  et  comme  sans  âme. 

—  Tu  ressembles  à  cette  femme,  Zabet,  ajouta  Pierre.  Tu  ressem- 
bles à  cette  femme;  crois-tu  jamais  être  la  cause  de  ma  mort? 

Zabet  partit  d'un  grand  éclat  de  rire.  On  eût  dit  une  cadence  mo-' 
dulée  sur  la  flûte  par  Tulou. 

—  Pauvre  Pierre  l  dit-elle  seulement. 

Et  Pierre  se  sentit  comme  enlevé  de  terre  et  attiré  vers  elle,  de 
telle  sorte  qu'il  eût  voulu  être  l'herbe  qui  l'entourait  de  toutes 
parts. 

—  Pauvre  Pierre  !  répéta-l-ellc. 
Elle  se  leva  et  se  mit  à  marcher. 
Pierre  la  suivit  encore. 

VIII. 

Dès  ce  jour,  partout  où  était  Pierre,  Zabet  s'y  trouva.  Elle  entrait 
dans  sa  maison  quand  il  était  seul,  elle  le  rencontrait  par  les  chemins, 


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—  300  — 

dans  les  champs,  à  la  rivière.  Pierre  ne  songeait  pas  à  la  fuir,  mais  il 
sentait  son  cœur  se  serrer  quand  il  la  voyait  ou  prévoyait  qu'elle  allait 
venir.  Lorsqu'elle  était  proche,  il  n'avait  pas  assez  d'yeux  pour  la 
contempler  et  assez  d'oreilles  pour  absorber  sa  voix  charmeuse. 

Puis,  vint  un  jour  où  il  se  trouva  que  ce  fut  Pierre  qui  la  suivait,  la 
rencontrait  ;  lui,  réellement,  ne  pouvait  plus  vivre  sans  elle.  Zabet  ne 
le  rudoyait  pas,  mais  il  vit  bientôt  que  Jacques  le  forestier,  Jean  le 
faucheur,  le  fils  de  M.  le  maire,  et  M.  Béryguier,  le  maire  lui-même, 
la  suivaient,  la  rencontraient  aussi  et  qu'elle  ne  les  rudoyait  pas. 
Alors  son  cœur  se  fit  petit  dans  sa  poitrine.  De  plus  en  plus,  Pierre 
devint  triste;  de  plus  en  plus,  il  gardait  le  silence;  il  s'en  allait  tou- 
jours seul,  et  ceux  qui  l'approchaient  l'entendaient  se  répétant  :  — 
«  Pauvre  Pierre  I  pauvre  Pierre  1  »  d'une  voix  qui  n'était  pas  la  sienne 
et  qui  semblait  l'imitation  d'une  autre  qu'il  ne  parvenait  pas  à  repro- 
duire. 

Cela  dura  quelque  temps  ainsi. 

Un  matin,  on  le  trouva  noyé  dans  la  mare  duPré-Luguet 

Quelque  temps  après,  dans  un  taillis,  on  trouva  le  cadavre  de  Jac- 
ques le  forestier;  il  s'était  fait  sauter  la  cervelle;  plus  tard,  celui  de 
Jean,  le  faucheur,  pendu  à  un  grand  chêne.  Le  fils  du  maire,  quelques 
mois  après,  mourut  de  roale  langueur;  M.  Béryguier  se  laissa  choir 
de  son  toit  à  terre,  et  mourut. 

—  Et  Zabet?  dis-je  au  docteur,  jugeant  qu'il  avait  terminé. 

—  Zabet  épousa  un  notaire  qu'elle  avait  ensorcelé  ;  elle  le  ruina  ; 
il  mourut  misérablement  comme  tous  ceux  qui  approchaient  cette 
terrible  femme.  —  Et  maintenant,  savez- vous  ce  qu'était  Zabet  ?  con- 
tinua le  docteur. 

—  Quelle  question  ?  Eh  !  que  mMmporte,  Zabet,  Belette  ou  Isabelle? 
Zabet  était  Zabet  !  Eh  !  que  me  fait  Zabet  ? 

—  Zabet  vous  fait  beaucoup,  répondit  le  docteur;  Zabet  et  M»«  Du- 
fau,  c'est  la  même  chose. 

L'assertion  était  trop  aventureuse  pour  s'attirer  une  autre  réponse 
qu^un  sourire. 

—  Vous  riez  î  me  dit  le  docteur,  en  se  penchant  vers  moi,  dételle 
sorte  que  les  deux  pieds  de  devant  de  son  siège  le  soutenaient  seuls. 

—  Connaissez-vous  le  nom  de  jeune  fille  de  M™«  Dufau  ? 

—  Je  ne  m'en  suis  jamais  informé...  Çà,  mais,  docteur,  est-ce  là 
une  mystification  ? 

—  Pas  le  moins  du  monde.  Son  nom  est  Gaubert,  du  nom  de  son 
père,  le  notaire  de  vous  connu,  lequel  fut  engendré  par  Gaubert, 


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—  301  — 

le  mari    de    Zabet;    de   sorte  que    Zabet  était  la  grand'mére  de 
Mm«  Dufau. 
Eh  bien  !  que  me  fait  cela  ? 

—  Que  vous  fait  cela  1  ce  que  cela  vous  fait  1  M»*  Dufau  est  \i\ 
réincarnation  de  sa  grand'mère...  PhéDomène  très-fréquent  et  très- 
facile  à  expliquer,  comme  vous  le  verrez,  si  vous  lisez  les  auteurs  qui 
ont  écrit  sur  cette  matière.  Zabet,  de  plus  que  M°i«  Dufau,  enchanta it 
les  couleuvres,  les  plantes  et  les  oiseaux.  M««  Dufau,  si  elle  était 
encore  au  village,  s'en  aviserait  peut-être  ;  ici  elle  se  contente  d'en- 
sorceler les  hommes. 

^  En  voici  bien  d'une  autre  !  m'écriai-je  ;  vous  donneriez  dans  ces 
systèmes  mystérieux  !  vous,  docteur,  à  votre  âge,  avec  votre  scien- 
ce.'... Pour  ma  part,  je  vous  eu  avertis,  je  n'ai  jamais  pu  croire  un 
mot  de  ces  inventions  bonnes  à  amuser  les  enfants. 

—  Très-bien  l  à  vous  permis  !  dit  le  docteur,  moi,  j'y  crois,  à  ces 
inventions,  parce  que  je  sais.  £t,  ce  qui  vaut  mieux,  je  connais  le 
remède  qu'il  vous  faut  administrer  à  vous  et  à  tous  les  autres. 

A  ces  mots,  je  me  levai  vivement. 

—  Ah  1  docteur,  si  vous  me  guérissiez  i ..  il  n'est  rien... 

—  M'ajoutez  pas  un  mot.  Croiriez-vous  au  système  ? 
Comme  j'hésitais  à  répondre  : 

—  Ah  !  c'est  ainsi,  n'en  parlons  plus. 
Le  docteur  se  leva. 

—  Docteur/  docteur,  je  vous  en  prie  i 
Le  docteur  Fas  revint  sur  ses  pas  : 

—  Allons,  je  suis  tout-à-fait  généreux,  me  dit-il,  je  n'exige  rien,  je 
vais  gratis  vous  dire  le  remède,  et  l'époque  de  votre  guérison,  à  un 
jour  près.  Quant  à  vous  administrer  le  remède^  dame,  c'est  très- 
délicat  ! 

—  Dites  toujours,  docteur,  je  vous  en  supplie  l 

—  Je  vous  avertis,  nul  ne  pourra  vous  le  procurer  sans  porter  sa 
tète  sur  l'échafaud. 

—  Quel  terrible  remède  ! 

—  Cest  comme  j'ai  l'honneur  de  vous  le  dire. 

—  Mais,  encore? 

£h  bien  I  puisqu'il  faut  en  Gnir,  vous  serez  guéri...  le  lendemain 
de  la  mort  de  M»*  Dufau 

Je  ne  le  cache  point,  je  fus  pris  d'une  envie  folle  de  voir  les  évolu- 
tions que  peut  faire  un  docteur  quand  on  le  jette  par  la  fenêtre.  Le 
docteur  sortit  à  propos. 


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—  302  — 

Lorsque  je  fus  plus  caime,  malgré  la  rancune  que  je  gardais  au 
docteur  de  sa  mauvaise  plaisaolerie,  je  me  prenais  quelquefois  à 
considérer  la  possibilité  qu'un  tel  remède  fût  efûcace.  Dois-je  Tavouer 
à  la  honle  de  mon  humanité  ?  Peu  à  peu,  il  me  parut  moins  inoui.  Par 
certains  jours,  ma  souffrance  était  si  forte  que  je  le  trouvais  presque 
naturel.  J'ose  dire  cependant  que  je  ne  fis  rien  pour  me  le  procurer. 

Enfin,  trois  ans  s'étaient  à  peu  près  écoulés  depuis  la  dernière 
visite  du  docteur;  un  matin  je  me  sentis  allégé ,  j'appris  dans  la 
journée  que  M»^  Dufau  était  indisposée;  le  surlendemain,  je  me 
sentis  mieux  encore,  j'appris  que  M»*  Dufau  était  fort  mal  ;  elle  resta 
quelques  jours  dans  cet  état,  le  mieux  fut  stationnaire.  Puis,  la  ma- 
ladie de  M««  Dufau  empirant,  mon  calme  augmenta.  Lorsqu'elle  fut 
tout*à-fait  mal,  je  me  sentis  presque  à  mon  aise.  Un  jour,  je  n'éprou- 
vai plus  aucun  mal,  j'étais  dispos,  alerte,  gai,  je  m'étonnai  de  ce 
bien-être  ;  depuis  longtemps,  je  m'en  étais  déshabitué;  on  m'apprit 
que  M«e  Dufàu  venait  de  mourir.... 

—  Personne  ne  l'aimera  plus,  disais-je;  elle  ne  sourira  plus  à  per- 
sonne, elle  ne  pressera  plus  de  mains  fiévreuses,  ne  regardera  plus 
un  autre  de  ses  yeux  charmeurs,  elle  ne  le  caressera  plus  de  sa  voix 
de  sirène.  Je  fus  guéri. 

—  Et  le  docteur? 

Le  docteur  soutint  son  système  de  plus  belle  :  on  hérite,  on  hérite 
de  tout  !  s'écriait-il  à  m'assourdir  ;  mais  il  ne  voulut  jamais  convenir 
que  l'on  put  être  malade  d'amour;  d'après  lui,  on  ne  le  pouvait  être 
que  d'amour-propre.  Il  établit  même  une  proportion  qu'il  voulait 
ériger  en  axiome  ;  ce  que  je  ne  pus  lui  accorder  jamais. 

—  Dans  tout  amour,  disait-il,  il  y  a  pour  un  quart  de  fantaisie,  le 
reste  appartient  tout  entier  à  une  grande  béte  à  mille  tètes,  que  l'on 
appelle  la  vanité. 

Ce  qui  voulait  dire  que  la  jalousie  est  les  trois  quarts  de  l'amour. 
Le  docteur  ne  savait  ce  qu'il  disait. 

{ExiraU  d*un  manuscrit  confidentiel). 

Henri  Arnoulat. 


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VARIÉTÉS. 


ELLEVIOU. 


Jean  Eileviou,  premier  ténor  du  théâtre  de  rOpéra^lomique,  naquit 
à  Rennes  le  44  juin  4769.  Une  circonstance  fortuite  décida  éa  vocation. 
Un  soir,  dans  une  maison  particulière  où  quelques  jeunes  gens  se 
réunissaient  pour  jouer  la  comédie,  un  des  acteurs  vint  à  manquer. 
Elleviou  le  remplaça  à  Fimproviste,  et  se  fit  remarquer,  non  pas  pré- 
cisément par  la  manière  dont  il  joua  le  rôle,  puisqu'il  n'avait  pas  eu 
le  temps  de  s'y  préparer  et  qu'il  n'avait  ni  acquit  ni  talent,  mais  par 
des  avantages  qui  lui  étaient  propres,  c'est-à-dire  par  la  régularité  de 
«es  traits^  Télégance  de  sa  tournure,  et  la  distinction  de  ses  manières. 
Enivré  par  ce  premier  succès,  Elleviou  rechercha  désormais  toutes 
les  occasions  de  jouer  la  comédie  ;  bientôt  même,  dédaignant  les 
triomphes  faciles  qu'il  obtenait  dans  la  compagnie  d'amateurs  Inex- 
périmentés, il  rêva  des  succès  plus  grands  et  eut  l'idée  de  se  faire 
comédien.  11  n'attendait  qu'une  occasion  pour  mettre  son  projet  à 
exécution,  lorsqu'elle  s'offrit  à  lui  tout  naturellement. 

Le  père  d'Elleviou,  chirurgien  en  chef  de  l'hôpital  de  Rennes, 
s'était  flatté  de  l'espoir  que  son  fils  suivrait  la  même  carrière  que  lui, 
et  que  plus  tai*d  il  le  remplacerait,  sinon  dans  le  poste  honorable 
qu'il  occupait,  du  moins  auprès  de  sa  nombreuse 'clientèle.  Malheu- 
reusement, le  jeune  étudiant  en  médecine  éprouvait  une  répulsion 
invincible  pour  l'anatomie  ;  et  un  jour  qu'il  s'était  absenté  de  l'am- 
phithéâtre^ le  vieux  praticien  l'ayant  grondé  plus  vivement  que  de 
coutume ,  le  disciple  récalcitrant  saisit  ce  prétexte  pour  quitter 
furtivement  le  toit  paternel  et  se  rendit  à  Paris ,  où ,  sur  sa 
bonne  mine^  le  directeur  du  théâtre  de  la  Rochelle  l'engagea  pour 
jouer  les  amoureux  dans  le  vaudeville  et  la  comédie.  Le  nouvel  artiste 
dramatique  était  sur  le  point  de  débuter,  lorsque  Tlntendant  de  la 
province  le  fit  arrêter  et  jeter  en  prison.  U  n'en  sortit  que  sur  la 


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—  304  — 

promesse  qu'il  fit  à  son  père,  qui  était  venu  le  chercher^  de  ne  jamais 
paraître  sur  un  théâtre. 

De  relour  dans  la  maison  paternelle,  le  jeune  Elleviou  se  montra 
plus  docile  ;  et,  deux  ans  plus  tard,  son  père  croyant  fermement  qu'il 
était  revenu  de  ses  erreurs,  et  voulant  d'ailleurs  distraire  son  esprit 
et  facUiter  son  travail,  l'envoya  à  Paris  pour  y  terminer  ses  études. 
Mais,  à  peine  débarqué  dans  la  capitale,  le  démon  du  théâtre  s'em- 
parant  de  nouveau  de  son  âme  et  l'ambition  du  succès  s'imposant  à 
son  cœur  de  toute  sa  puissance,  TEsculape  en  herbe  renonça  à  la 
médecine  pour  se  consacrer  exclusivement  au  culte  de  Thalie,  selon 
le  style  du  temps. 

Elleviou  débuta  à  la  Comédie-Italienne,  le  h**  avril  4790,  dans  le 
rôle  d'Alexis,  du  Déserteur.  Son  organe  était  alors  celui  d'une  basse- 
taille,  qui  se  métamorphosa  plus  tard  en  voix  de  ténor. 

Ce  phértomène  de  transformation  vocale  est  fort  rare,  en  tant  qu'il 
s'agit  pour  l'organe  de  passer  de  la  condition  de  basse-taille  à  l'état 
de  ténorinôf  mais  il  se  manifeste  souvent  dans  le  sens  inverse,  c'est, 
è-dire  de  haut  en  bas,  car  la  voix,  prenant  du  corps  avec  l'âge,  tend 
à  abandonner  les  altitudes  de  la  portée  musicale  pour  se  réfugier 
dans  les  régions  plus  tempérées  des  cinq  lignes  et  des  quatre  espaces. 
En  voici  maintes  preuves  *. 

Narbonne,  qui  possédait  une  voix  de  haute-contre  admirable,  ayant 
été  engagé  dans  les  chœurs  de  l'Opéra,  s'éveilla  un  matin  (4767)  avec 
une  voix  de  basse  profonde.  Plus  lard,  ce  chanteur  passa  à  la 
Comédie-Italienne,  où  il  remplit  avec  distinction  l'emploi  de  première 
basse.  Louis  Paccinî,  bouffe  de  beaucoup  de  talent,  éprouva  le  même 
accident,  tandis  qu'à  la  suite  d'une  longue  maladie,  Galli,  virtuose 
qui  brillait  dans  tous  les  genres,  passa  du  registre  du  ténor  à  celui 
delà  basse.  De  nos  jours  enfin,  Tesseyre,  que  nous  nous  souvenons 
d'avoir  entendu  à  l'Opéra,  où  il  chantait  les  grands  rôles  du  réper- 
toire, s'endormit  ténor  et  se  réveilla  baryton.  Douze  heures  avaient 
suffi  pour  opérer'une  telle  révolution. 

Mais,  c'est  surtout  aux  confins  de  l'adolescence  que  l'organe  vocal 
se  transforme  et  accomplit  de  merveilleuses  évolutions.  Dès  que  la 
puberté  se  révèle  chez  un  jeune  garçon,  sa  voix  blanche  et  toute  en 
dehors  se  voile,  et,  de  claire  et  limpide  qu'elle  était, devient  sourde  et 
rauque  pour  s'affirmer  plus  tard  en  voix  plus  ou  moins  sonore  de 
ténor,  de  baryton  ou  de  basse  ;  ce  travail  mystérieux  et  occulle  de  la 
voix  virile  s'appelle  la  mue,  et  a  pour  eflfet  d'abaisser  l'organe  de  l'en- 
fant d'une  octave. 

Quelque  extraordinaire  qu'il  paraisse,  ce  phénomène  est  moins 


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—  305  — 

remarquable  que  celui  qui  a  lieu  lorsqu'ou  fait  subir  à  Torgaiie  Tap- 
plication  de  certain  procédé.  Ce  procédé,  fort  en  usage  en  Italie  dans 
le  courant  du  xviii«  siècle,  consistait  à  tarir  les  sources  de  la  sève 
génératrice  dans  la  personne  de  jeunes  garçons,  pour  conserver  à 
jamais  le  timbre  juvénil  à  leur  organe;  mais  là  ne  s'arrêtaient  pas  les 
effets  de  cette  opération  barbare  et  d'autant  plus  révoltante  qu'elle 
était  contraire  à  la  loi  divine,  qui  prohibe  les  mutilations  :  le  signe 
distinctif  de  la  toute-puissance  de  Thomme  ne  se  manifestait  pas  chez 
le  sujet  sur  qui  elle  avait  été  pratiquée  ;  son  menton  était  vierge  de 
tout  duvet,  et  ses  traits  restaient  efféminés. 

Disons-le  à  l'honneur  de  Clément  XIV  :  ce  fut  ce  Pape,  humain 
autant  que  philosophe,  qui,  le  premier,  proscrivit  Tusage  de  la  cas- 
tration dans  ses  Etats,  et  s'opposa  à  ce  qu'on  fit  désormais  d'un 
homme  une  voix,  le  service  de  la  chapelle  Sixtine  dût-il  en  souffrir. 

Revenons  à  Elleviou.  Sa  voix  de  basse-taille  était  voilée  et  d'une 
étendue  fort  limitée  ;  aussi,  lors  de  ses  débuts,  le  succès  ne  répondit- 
il  pasà  son  attente  ;  néanmoins,  l'administration  de  la  Comédie-Italienne 
l'admit  au  nombre  de  ses  pensionnaires.  Bientôt  après,  grâce  à  des 
études  de  chant  bien  dirigées,  son  organe  se  modifia  considéraMe- 
ment,  si  bien  qu'en  4792  la  métamorphose  fut  complète,  et  qu'il  put 
désormais  aborder  avec  avantage  des  rôles  écrits  pour  voix  de  ténor. 


«  D'abord,  il  s^y  prit  mal,  pois  un  peu  mieux,  puis  bien  ; 
Puis  enfin,  il  n'y  manqua  rien,  o 


Sur  ces  entrefaites,  l'étranger  ayant  envahi  le  sol  de  la  patrie,  et  la 
République  française  étant  en  danger,  le  Comité  de  salut  public  pro- 
mulgua la  fameuse  loi  sur  la  réquisition.  Tout  ce  qu'il  y  avait  d'hom- 
mes valides  en  France  fut  enrôlé  et  dirigé  vers  les  frontières;  mais 
Elleviou  ne  resta  pas  longtemps  sous  les  drapeaux  :  une  puissante 
recommandation  le  ramena  bientôt  à  Paris,  où  il  eut  la  malencontreuse 
idée  de  se  mêler  de  politique.  Traqué  par  la  police,  l'artiste  muscadin 
se  réfugia  à  Strasbourg,  et  c'est  dans  cette  ville  qu'il  se  perfectionna 
dans  l'art  de  chanter  et  qu'il  cessa  d'être  acteur  passable  pour  devenir 
excellent  comédien.  De  cette  époque  (1795)  date  l'aurore  de  sa  re- 
nommée. 

Un  ordre  de  (f^6ut  l'ayant  ramené  à  la  Comédie-Italienne,  il  y  séduisit 
le  public,  non  moins  par  l'expression  naturelle  de  son  jeu  et  la  pureté 
do  sa  diction  que  par  le  charme  de  sa  voix  qui  pénétrait  l'âme  et 
Penivrait  des  plus  agréables  sensations.  Mais,  de  même  que  les  Athé- 
niens s'étaient  lassés  d'entendre  appeler  Aristide  le  juste^  le  public 

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inconstani  et  frondeur  se  fattgaa  des  succès  qu'£lleviou  obtenait  tous 
les  soirs;  aussi,  bien  que  cet  artiste  eût  créé  avec  distioction  le  rôle 
principal  dans  Gulnare^  ZoraXne  et  Zulnare^  Trente-et^uarante,  le  Pri- 
sonnier,  Adolphe  et  Clara^  Maison  à  vendre^  le  Calife  de  Bagdad,  etc.,  et 
qu'il  eût  prouvé  dans  le  Cabriolet  jaune,  VIr<UOfPicaro8  et  Diego,  et  le 
Tableau  parlant,  qu'il  pouvait  interpréter  tous  les  genres,  la  critique 
n*en  persista  pas  moins  à  ne  voir  en  lui  qu'un  comédien  et  un  chan- 
teur agréables  Piqué  de  ces  restrictions,  Vacteur-hussard,  comme  Tap- 
pelaient  ses  détracteurs,  résolut  de  n'aborder  dorénavant  que  des 
rôles  où  dominait  le  sentiment  *.  il  joua  successivement  VAmi  de  la 
maison,  Zémire  et  Azor,  Richard  Cœur-de-Lion,  le  Roi  tt  le  fermier, 
Félix,  etc.,  et,  dans  ces  divers  ouvrages,  où  les  scènes  pathétiques 
abondent,  Tartiste  censuré  se  montra  plein  d'âme  et  de  sensibilité, 
et  prouva  surabondamment  qu'il  avait  plus  d'un  ton  dans  sa  gamme^ 
plus  d'une  couleur  sur  sa  palette.  Plus  tard  enfin,  dans  ios«ph  et  dans 
Jean  de  Paris^  rôles  d'un  caractère  si  différent  et  spécialement  écrits 
pour  lui,  il  révéla  des  qualités  si  supérieures,  que  la  critique,  désar- 
mée, vaincue  par  l'évidence,  fit  patte  de  velours  et  devint  caressante 
d'acerbe  qu'elle  avait  été.  A  partir  de  ce  moment^  Ellevlou^  plus 
maître  de  ses  moyens,  fut  le  chanteur  à  la  mode,  le  favori  des  darnes^ 
l'idole  du  public,  Vacieur  kgreat  aUractùm/  Avec  un  spectacle  creux, 
pourvu  que  l'artiste  en  vogue  parût  dans  une  seule  pièce^  l'adminis- 
tration théâtrale  pouvait  compter  sur  une  magnifique  recelte.  Comme 
influence  attractive,  le  nom  d'Elleviou  sur  l'affiche  primait  tous  les 
autres  noms,  même  celui  de  Martin,  le  célèbre  barj4on,  dont  la 
royauté  artistique  ne  s'affirma  qu'après  la  retraite  de  son  camarade, 
et  lorsque  lui-même  eut  interprété  le  beau  rôle  de  Joconde^  primitive- 
ment destiné  à  Elleviou.  Une  brouille  entre  ce  dernier  et  Etienne, 
l'auteur  du  libretlOy  provoqua  celte  substitution  dans  la  distribution 
des  parties. 

Elleviou. avait  fait  d'excellentes  études.  Pour  occuper  les  loisirs  que 
lui  laissaient  ses  congés  périodiques,  il  écrivit  les  livrets  de  trois 
opéras,  le  Vaisseau  amiral,  Delta  et  Werdikau  et  V Auberge  de  Bagnères, 
qui  furent  représentés  sur  la  scène  de  Feydeau. 

En  4804,  les  artistes  des  théâtres  de  Fa vart  et  de  Feydeau  s'étant 
réunis  pour  ne  former  qu'une  seule  et  même  troupe,  Elleviou  devint 
l'un  des  cinq  administrateurs  de  la  nouvelle  compagnie.  Mais,  pour- 
quoi ne  le  dirions-nous  pas?  Sociétaire,  directeur  et  auteur,  il  usa  et 
abusa  de  sa  triple  qualité  pour  se  créer  une  position  dorée  au  sein  de 
^es  camarades,  et,  si  l'on  n'eût  mis  un  frein  k  son  ambition,  il  aurait 


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absorbé  k  lui  seul  la  subvention  que  TElat  octroyait  au  théâtre  de 
rOpéra-Gomique. 

Vers  la  6n  de  sa  carrière,  Elleviou  gagnait  environ  84  mille  francs 
d'appointements  par  an;  et,  en  4812,  il  éleva  ses  prétentions  jusqu'à 
la  somme  de  420  mille  francs.  Mais  PEmpereur  s'opposa  formellement 
à  ce  que  le  Comité  fit  de  nouvelles  concessions  à  ce  sociétaire  orgueil- 
leux et  cupide.  Froissé  par  un  refus,  Elleviou  donna  sa  démission  et 
se  retira  du  théâtre  Tannée  suivante.  On  assure  qu'un  mot  de  Napo- 
léon contribua  aussi  à  lui  faire  prendre  cette  détermination,  et  ce  mot» 
le  voici  : 

Un  soir  que  Napoléon  était  au  spectacle  et  qu'on  jouait  les  Maris 
garçonsy  opéra  dans  lequel  Martin  et  Elleviou»  sur  le  retour,  représen- 
taient deux  jeunes  officiers  de  hussards,  quelqu'un  ayant  demandé  à 
TEmpereur  s'il  était  satisfait,  Napoléon  répondit  : 

—  Je  n'ai  vu  que  deux  ventres  et  deux 

Un  incident  marqua  la  première  représentation  des  Maris  garçons  ; 
Elleviou  fut  sifflé,  à  son  entrée  en  scène.  Thenard,  qui  jouait  dans 
la  pièce,  s'avança  sur  le  bord  de  la  rampe,  et  dit  en  s'adressant  au 
public  : 

—  Messieurs,  si  l'entr'acte  s'est  prolongé  outre  mesure,  c'est  mol 
qui  en  suis  cause  et  non  point  M.  Elleviou  ;  je  suis  spul  coupable. 

Et  le  parterre  applaudit  chaudement. 

Elleviou  parut  pour  la  dernière  fois  sur  la  scène  de  i'Opéra- 
Comique,  le  40  mars  4843,  dans  Adolphe  et  Clara,  le  Tableau  parlant  et 
Félix,  Nous  empruntons  à  la  Gazette  de  France  le  compte-rendu  de 
cette  représentation  : 

«  Samedi,  43  mars  4843.  —  La  représentation  de  retraite  d'EUeviou 
a  été  très-brillante,  mais  moins  nombreuse  qu'on  ne  l'aurait  cru.  Le 
prix  des  places  quadruplé  a  un  peu  refroidi  la  bienveillance  de  cette 
partie  du  public,  qui  calcule  plutôt  ses  moyens  que  sa  reconnais- 
sance. Les  bureaux  ont  été  ouverts  toute  la  soirée,  et  ce  n'est  pas  sans 
plaisir  que  nous  avons  vu  ces  agioteurs  de  billets  qui  spéculent  sur 
la  curiosité  publique,  dupés  cette  fois-ci  de  leur  calcul  :  ils  se  sont 
vus  obligés  de  donner  leurs  billets  au  prix  coûtant.  Cependant  la 
salle  était  bien  remplie ,  sans  être  encombrée  ;  la  société  était 
choisie,  et  plusieurs  applications  flatteuses  ont  été  faites  avec  beau- 
coup de  grâce  par  le  parterre.  On  assure  que  le  produit  de  la  recette 
a  été  de  S3  mille  francs.  Elleviou,  en  se  retirant,  a  reçu  des  témoi- 
gnages non  équivoques  de  bienveillance,   et  ses  camarades  se  sont 


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empressés  de  lui  donner  publiquement  des  marques  d'amitié  dans  le 
chœur  final  de  Félix ^  où  ils  ont  tous  voulu  paraître.  » 

La  génération  chantante  actuelle,  qui  n'a  foi  qu*en  elle  et  doute  de 
la  valeur  artistique  des  réputations  éteintes,  veut-elle  que  nous  lui 
fassions  connaître  Topinion  d*un  illustre  maître  sur  Elleviou?  Cédons 
la  parole  à  M.  Auber. 

a  Elleviou  raffolait  de  la  musique  de  Eossini,  et  lorsque  apparut 
le  Barbier  de  Séville,  il  en  fit  son  élude  de  prédilection.  Je  me  sou- 
viens encore,  —  c'était  en  1847  ou  4848,  —  avec  quelle  merveilleuse 
facilité  il  exécutait  les  vocalises  de  Pair  du  4»  acte;  c'était  la  per- 
fection même }  » 

A  quelque  temps  de  là,  Elleviou^  qui  venait  de  contracter  un  bril- 
lant mariage,  fit  l'acquisition  du  beau  domaine  de  Eoraières,  prés  de 
Tarare,  dans  le  département  du  Rhône,  où  il  se  retira  définitivement, 
et  où  les  honneurs  ne  tardèrent  pas  à  le  venir  trouver.  Il  fut  nommé 
successivement  maire  de  sa  commune,  membre  du  conseil  général, 
chevalier  de  la  Légion-d'Honneur,  etc.,  etc. 

Une  dizaine  d'années  plus  tard,  le  hasard  ayant  réuni  Elleviou  et 
M.  Scribe  dans  le  même  hôtel,  aux  eaux  thermales  de  Bade  ou  de  Spa, 
l'auteur  dramatique  crut  faire  plaisir  à  l'ex-premier  ténor  de  l'Opéra- 
Comique,  en  lui  parlant  de  ses  anciens  succès,  de  ses  triomphes 
passés;  mais,  à  sa  grande  surprise,  son  interlocuteur  laissa  échapper 
des  signes  visibles  de  contrariété.  M.  Scribe  s'empressa  de  donner  un 
autre  tour  à  la  conversation. 

Enfin,  en  4843,  électeur  et  éligible,  Elleviou  brigua  les  honneurs  de 
la  députation.  Il  était  venu  à  Paris  pour  y  solliciter  l'appui  du  gou- 
vernement qui  l'avait  agréé  pour  son  candidat  et  lui  avait  promis  de 
le  patronner  dans  l'un  des  collèges  électoraux  du  département  du 
Rhône,  lorsqu'un  journal,  ayant  attaqué  sa  candidature,  l'ex-artiste 
dramatique  se  rendit  rue  Saint-Marc,  au  siège  de  l'administration  de 
la  feuille  agressive,  où  il  eut  une  vive  altercation  avec  l'auteur  de 
l'article  injurieux.  Elleviou,  rouge  de  colère,  prit  congé  de  la  rédac- 
tion; mais  à  peine  était-il  au  bas  de  l'escalier  qu'il  tomba  pour  ne 
plusse  relever,  foudroyé  par  une  attaque  d'apoplexie. 

Le  lendemain,  la  famille  du  défunt  envoya  à  tous  les  artistes  de 
l'Opéra  et  de  l'Opéra-Comique  une  lettre  de  faire  part  ainsi  conçue  : 

«  M*«  veuve  Elleviou,  née  3***,  et  sa  famille,  ont  l'honneur  de  vous 
faire  part  de  la  perte  douloureuse  qu'ils  viennent  de  faire  en  la  per- 
sonne de  M. 

Jean  ELIJEVIOU, 

maire  de  X.,  membre  du  conseil  général  de  Z.,  chevalier  de  la 
Légion-d'Honneur,  etc.,  etc.  » 


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—  309  — 

Quaot  à  la  qualification  d'artiste  dramatique,  il  n'en  était  nullement 
question.  Nous  avons  appris  depuis  que  ce  fut  M»«  Elleviou  qui, 
partageant  les  idées  de  son  mari,  s'opposa  è  ce  qu'on  mentionnât 
cette  qualification  dans  la  lettre  de  faire  part.  Justement  froissés,  les 
délégués  des  artistes  dramatiques  décidèrent  qu'on  s'abstiendrait 
d'assister  à  la  cérémonie  funèbre.  Et,  le  lendemain,  les  obsèques 
d'Elleviou  eurent  lieu  sans  pompe  et...  sans  cortège. 

En  frappant  Elleviou  rue  Saint-Marc,  presque  sur  le  seuil  du  théâtre 
de  rOpéra-Comique,  ne  semblait-il  pas  que  la  mort  eût  voulu  châtier 
dans  son  orgueil  l'artiste  qui  reniait  son  pas.sé?  Et  pourtant,  â  ce 
passé  dont  il  repoussait  la  solidarité,  Elleviou  devait  gloire»  fortune, 
considération,  honneurs  ! 

AUGUSTK  LaGBT, 

Directeur  d«  théâtres  inbTeotioiuiét  de  la  ville 

de  Tonloiife 


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REVUE  DRAMATIQUE. 


Lm  Vieox  GarçoDs.  —  La  Vie  de  Bohème.  —  Les  Poseare.  —  La  Station 
Chambaadet.  —  M^  Laurent.  —  Araal. 

Après  la  reprise  da  Bossu  et  de  la  Jeunesse  des  Mousquetaires^  deux 
romans  mis  en  pièces,  deux  drames  de  cape  et  d'épée,  qui  n'intéres- 
sent guère,  mais  amusent  parfois  ;  après  quelques  vaudevilles  nou- 
veaux, qu'il  esf  charitable  de  ne  pas  nommer  ici,  le  Théâtre  des 
Variétés  nous  a  offert  la  première  représentation  des  Vieux  Garçons, 
comédie  en  cinq  actes,  de  Victorien  Sardou. 

Le  succès  que  cet  ouvrage  a  obtenu  et  obtient  encore  à  Paris  est 
prodigieux.  La  foule  ne  cesse  d'envahir  la  salle  du  Gymnase,  devenue 
beaucoup  trop  petite,  quoique  le  prix  des  places  ait  été  augmenté,  et 
le  directeur  de  cet  heureux  théâtre,  reconnaissant  envers  la  déesse 
Fortune  d'une  si  belle  chance,  a  doublé  pour  toute  la  durée  des 
représentations  les  appointements  des  artistes  chargés  de  débiter  au 
public  la  prose  de  M.  Sardou  :  hâtons-nous  d'ajouter  que  cet  acte  de 
munificence,  il  n'a  pas  oublié  de  le  livrer  à  la  publicité  et  de  le  faire 
proclamer  pompeusement  par  les  mille  trompettes  de  la  renommée, 
c'est-à^ire  par  tous  les  organes  de  la  presse  parisienne.  Bien  joué, 
M.  Montigny  !  De  son  côté,  la  critique,  repliant  ses  griffes,  a  fait  patte 
de  velours  avec  M.  Sardou,  et  n'a  eu  guère  pour  lui  que  des  chatteries 
et  des  caresses.  Elle  a  même  poussé  In  galanterie  jusqu'à  commettre 
sur  son  prénom  un  jeu  de  mots,  qu'elle  a  trouvé  naturellement  fort 
spirituel  :  de  Vietorien  elle  a  fait  Victorieux! 

C'est  donc  une  œuvre  de  premier  ordre  qui  semblait  nous  attendre 
au  Théâtre  des  Variétés  quand  les  Vieux  Garçons  sont  venus  y 
réclamer  nos  applaudissements,  une  de  ces  œuvres  puissantes  et 
originales  dont  l'apparition  fait  date  dans  les  annales  dramatiques,  un 
nouveau  Mariage  de  Figaro^  par  exemple  :  et  nous  nous  disposions, 
en  conséquence,  à  mettre  notre  enthousiasme  au  diapason,  le  plus 
élevé.  Comment  avouer  maintenant  qu'il  nous  a  été  impossible  de  le 


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_  344  — 

porter  à  ce  point-là,  et  qu'uo  peu  de  déceptUn  a  été  pour  nous  le 
résultat  définitif  de  la  représentation  ?  Certes,  la  pièce  est  charmante, 
il  y  aurait  mauvaise  grâce,  il  y  aurait  injustice  ï  le  nier;  seulement, 
dirait  le  perfide  Bassecourt  des  Faux  Bonhomme^,  seulement... 

Annoncer  une  comédie,  une  grande  comédie  m  cinq  actes,  sous  ce 
titre  :  les  Vieux  Garçons^  évidemment  c'était  promettre  tout  autre 
chose  qu'une  de  ces  pièces  d*intrigue,  qu'une  de  ces  fantaisies  ingé- 
nieuses et  spirituelles  avec  lesquelles  M.  Sardoi  a  eu  plusieurs  fois 
déjà  Tart  de  nous  amuser;  c'était  prétendre  à  donner  une  leçon,  à 
moraliser,  à  (aire  acte,  en  un  mot,  de  poète  comique.  Toute  une 
fraction  importante  de  la  société  était  en  jeu,  le  cimpdes  célibataires 
se  voyait  menacé  d'une  attaque  terrible,  et  le  fiamum  de  Phyménée, 
le  directeur  de  cette  grande  usine  matrimoniale  dont  les  réclames 
flamboyantes  égaient  si  souvent  la  quatrième  page  des  journaux, 
M.  de  Foy,  —  puisqu'il  faut  rappeler  par  son  no«i,  —  prévoyant  de 
nombreuses  conversions  au  culte  du  dieu  dont  il  est  le  grand  sacrifi- 
cateur, s'apprêtait  k  faire  une  nouvelle  commande  de  demoiselles 
ingénues  et  de  veuves  sensibles,  destinées  à  combler  les  vœux  de 
mille  éponsenrs  improvisés. 

«  Remettez-vous,  Monsieur,  d'une  alarme  si  chaude.  »  Les  céliba- 
taires en  ont  été  quittes  pour  la  peur.  N'osant  s'attaquer  à  l'armée 
entière,  M.  Sardou  a  déclaré  la  guerre  à  un  seul  détachement,  à  celui 
des  vieux  beaux,  des  viveurs  émérites,  des  Jocondes  continuant  à 
«  parcourir  le  monde  »,  comme  dit  la  chanson,  et  à  «  courtiser  la 
brune  et  la  blonde  »,  quoique  depuis  longtemps  d^à  l'heure  d'entrer 
en  ménage  ait  sonné  pour  eux.  Voilà  ce  que  signiient,  dans  le  voca- 
bulaire de  notre  auteur,  les  mots  de  Vieux  Garçom;  il  ne  s'agit  que 
de  s'entendre. 

Le  nombre  des  ennemis  à  combattre  se  trouvant  ainsi  considéra- 
blement réduit,  les  coups  portés  par  l'agresseur  en  seront-ils  plus 
certains?  Eh!  non  vraiment,  car  on  le  voit  bientôt  frapper  à  la  fois, 
par  une  étrange  inadvertance,  amis  et  ennemis,  époux  aussi  bien  que 
vieux  garçons.  Les  trois  ménages  qu'il  met  en  regard  de  ses  trois 
célibataires  sont,  en  effet,  si  peu  intéressants,  et  en  même  temps  si 
troublés  déjà,  quoique  datant  de  quelques  jours  à  peine,  par  l'ennui, 
par  les  craintes  jalouses,  par  l'infidélité  même,  que  l'homme  le  plus 
déterminé  à  prendre  femme  est  parfaitement  en  droit,  devant  un 
tableau  semblable,  de  faire  un  serment  solennel,  celui  de  ne  jamais 
abdiquer  sa  liberté.  Quelques  tirades  plus  ou  moins  bien  senties  ne 
font  rien  à  l'affaire;  cela  est  plaqué,  cela  est  postiche,  et  a  d'autant 
moins  de  portée  que  M.  Sardou,  écartant  toute  considération  d'un 


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~  342  — 

ordre  élevé,  ne  nous  invite  à  nous  marier  que  pour  satisfaire  aux 
aspirations  égoïstes  de  notre  nature,  pour  avoir  toutes  les  aises  de  la 
vie  matérielle,  bon  gtte,  bon  feu,  bonne  table  !  N'est-ce  pas  compro- 
mettre une  cause^  fût-elle  la  meilleure  du  monde,  que  de  la  soutenir 
par  des  arguments  de  cette  espèce  ? 

Dès  le  premier  acte  de  la  pièce,  les  trois  vieux  garçons,  Mortemer, 
Clavière  et  Veaucourtois,  sont  mis  en  présence  des  trois  ménages, 
comme  trois  loups  dévorants  rôdant  autour  de  trois  bercails.  Morte- 
mer,  le  coryphée  de  la  bande,  dresse  le  plan  d'attaque.  Malheur  aux 
trois  maris  !  ils  ne  tarderont  pas  à  tendre  une  main  fraternelle  è 
Ménélas  et  à  George  Dandin...  Mais  non  ;  ces  préparatifs  si  menaçants 
restent  sans  effet.  Après  avoir  proclamé  bien  haut  que  la  place  du 
célibataire  est  au  sein  du  ménage...  d'autrui,  Mortemer  renonce 
brusquement  à  séduire  toute  femme  mariée  ;  une  jeune  fille  devient 
l'objet  de  son  amour,  et  le  déshonneur  de  la  pauvre  enfant  le  seul 
but  auquel  il  aspire.  Veaucourtois,  de  son  côté,  ayant  ramassé  dans 
un  fossé  bourbeux  une  pêcheuse  d'écrevisses,  n'a  plus  d'autre  occu- 
pation que  dé  la  lancer  et  d'en  faire  une  cantatrice  à  la  mode.  Cla- 
vières  seul  persiste  dans  ses  premiers  projets;  mais  quel  triste 
amoureux  !  quel  frileux  personnage  1  et  quel  rôle  piteux,  dont  ne 
voudrait  pas  un  échappé  de  collège,  il  joue  auprès  de  M»«  Du  Bourg  ! 

Est-ce  \k  un  type,  est-ce  un  caractère?  C'est  un  homme  comme  il 
y  en  a  beaucoup,  nous  dira-t-on.  Soit;  mais  il  est  tout  au  moins  insi- 
gnifiant. —  Veaucourtois  offre  des  traits  plus  accentués.  Mais,  en 
vérité,  c'est  là  un  personnage  par  trop  réaliste  ;  il  ne  peut  intéresser 
qu'au  point  de  vue  médical  et  aiiatomique,  et  nous  croyons  ferme- 
ment que  le  théâtre  doit  s'interdire  de  pareilles  exhibitions  :  la  scène 
n'est  pas  un  musée  égyptien.  —  Quant  à  Mortemer,  le  héros  de 
M.  Sardou,  celui-là  l  Mortemer,  qu'il  a  créé  avec  tant  d'amour  et  de 
complaisance,  Mortemer-Don  Juan,  Mortemer-Lovelace,  ne  le  voyons- 
nous  pas  cesser  instantanément  d'être  lui-même?  ce  dangereux 
séducteur,  de  qui  nulle  femme  ne  semblait  devoir  obtenir  crédit  ni 
merci,  n'est-il  pas  vaincu,  terrassé,  dompté  à  la  première  escar- 
mouche? Et  bientôt  après,  quand  la  cooiédie  fait  place  au  mélodrame, 
quand  une  péripé(ie  banale  (où  certain  cachet  maternel  joue  avanta- 
geusement le  rôle  de  la  croix  de  ma  mère//)  lui  fait  reconnaître  un 
fils  en  celui  qui  vient  de  l'insulter  et  de  le  provoquer  au  combat,  le 
libertin  sceptique  du  premier  acte  devient-il  assez  pleurard  !  a-t-il 
assez  d'attendrissements  et  d'effusions  pathétiques!...  Il  est  à  remar- 
quer, du  reste,  que  le  théâtre  contemporain  abondé  en  personnages 
de  cette  nature,  en  caractères  qui,  pour  les  besoins  d'un  dénouement 


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—  313  — 

heureux,  se  démentent  (out-à-coup  de  la  façon  la  plus  piteuse.  A  ne 
consulter,  en  effet,  que  le  répertoire  de  Tan  dernier,  voyez  Montjoie^ 
d'Octave  Feuillet;  voyez  cet  homme  vraiment  fort,  comme  il  s'appelle 
lui-même,  cet  Encelade  bravant  la  foudre,  qui,  lorsqu'on  lui  dit  : 
«  Prenez  garde,  il  y  a  une  Providence  »,  répond  avec  une  si  magni- 
fique audace  ;  «  Nous  verrons  bien  !  »  le  cinquième  acte  ne  fait-il  pas 
de  lui  un  candidat  au  prix  Monthyon?  Voyez  aussi,  dans  le  Démon  du 
jeu,  de  Théodore  Barrière,  voyez  Raoul  en  proie,  ainsi  que  l'indique 
le  titre  de  la  pièce,  à  toutes  les  fureurs  de  cette  aveugle  passion  t 
quelle  éclatante  conversion  au  dénouement,  et  comme  Fauteur  parait 
convaincu  et  prétend  nous  convaincre  que  son  héros  ne  touchera 
plus  une  carte  !  Ah  !  ce  n'est  pas  ainsi  qu'a  procédé  Régnard  à  l'égard 
de  son  joueur;  il  n'a  eu  garde  de  convertir  Valère,  pas  plus  que 
Molière  n'a  converti  Harpagon  ou  Tartuffe.  C'est  qu'on  sentait  alors 
que  le  but  de  la  comédie  n'est  pas  de  renvoyer  le  public  attendri  et 
content,  mats  de  lui  donner  une  forte  leçon  morale  pour  la  haine  ou  le 
mépris  que  ne  doit  point  cesser  de  lui  inspirer  celui  que  le  poète  a 
présenté  d'abord  comme  odieux  ou  ridicule  et  dont  il  a  fait  la  person- 
nification d'un  vice  ou  d'un  travers.  Cette  leçon  devient  impossible, 
si  on  rend  cet  homme-là  intéressant,  et  si,  par  un  miracle  soudain,  il 
peut  dire  comme  Pauline  dans  Polyeucte  :  a  Je  vois,  je  sais,  je  crois, 
je  suis  désabusé  i  »  Le  spectateur  ne  jugera  ni  dangereux  ni  même 
blâmable  un  défaut  dont  il  est  si  facile  de  se  corriger,  et  personne 
évidemment  ne  se  corrigera. 

L'aimable  personnage  d'Antoinette  est,  sans  nul  doute,  la  meilleure 
création  de  M.  Sardou,  dans  ses  Vieux  Garçons.  H  y  a  là  beaucoup  de 
grâce,  de  fraîcheur.  Y  a-t-il  aussi  beaucoup  de  naïveté?  Nous  crain- 
drions de  l'affirmer.  Antoinette  fait  bien  des  questions,  et  il  en  est 
dans  le  nombre  qui  semblent  faites  par  une  jeune  personne  malicieuse 
et  sournoise  dans  le  seul  but  de  provoquer  des  réponses  passable- 
ment embarrassantes.  M.  Sardou,  voulant  faire  de  l'ingénuité,  a  eu 
trop  d'esprit.  —  Il  ne  serait  pas,  croyons-nous,  sans  intérêt  de  com- 
parer la  gracieuse  Antoinette  avec  Tadorable  Cécile  du  proverbe 
d'Alfred  de  Musset,  Il  ne  faut  jurer  de  rien,  d'autant  qu'elles  sont  sou- 
mises l'une  et  l'autre  à  une  tentative  de  séduction  :  on  verrait 
qu'Antoinette,  protégée  par  son  amour  pour  M.  de  Nantya,  ne  court 
pas  le  moindre  danger  dans  le  salon  de  Mortemer,  tandis  que  Cécile, 
seule,  la  nuit,  dans  un  parc,  avec  Yalentin,  qu'elle  aime  tendrement, 
et  qui,  chassé  par  la  baronne  de  Mantes,  a  juré  de  se  venger  sur  sa 
fille,  est  vraiment  exposée  au  péril  le  plus  grand  ;  on  verrait  que,  si 
Antoinette  dit  des  choses  charmantes^  la  pureté  la  plus  angélique  n'a 


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—  3U  — 

jamais  parlé  un  langage  plus  enchanteur  que  celui  de  Cécile  ;  on  yer- 
rait  enfin  la  différence  qu'il  y  a  entre  un  poète  comme  Alfred  de 
Musset,  —  le  premier  poète  du  siècle,  à  notre  humble  avis,  c'est-à< 
dire  le  plus  vrai,  le  plus  humain,  —  et  un  faiseur  industrieux,  un 
habile  metleur  en  scène,  tel  que  M.  Victorien  Sardou. 

Le  rôle  d'Antoinette  a  deux  autres  jolies  scènes  :  celle  du  cinquième 
acte,  où  la  jeune  fille  raconte  k  M.  de  Nantya  avec  une  candeur 
suffisante  ce  qui  s*est  passé  dans  le  salon  de  Mortemer,  laquelle  scène 
a  un  ravissant  modèle  dans  Lady  Tartuffe,  de  M»«  de  Girardin  ;  et 
celle  du  deuxième  acte,  lorsque  Antoinette  revient  de  POpéra.  Là  se 
trouvent  plusieurs  de  ces  questions  perfidement  ingénues  auxquelles 
nous  avons  fait  allusion  ;  mais,  en  somme,  la  scène  est  fort  bien 
faite  et  très-agréable,  et  puis  elle  apparlieol  entièrement  à  M.  Sardou, 
trop  souvent  coupable  de  cueillir  les  pommas  du  voisin,  pour  qu'on  ne 
lui  tienne  pas  compte  de  nous  avoir  donné  du  sien  en  cette  cir- 
constance. 

Ceci  dit,  ces  réserves  faites,  reconnaissons  hautement  le  savoir- 
faire,  l'adresse,  la  dextérité,  l'ingéniosité  surtout,  qui  .^e  révèlent  dans 
l'ensemble  aussi  bien  que  dans  les  diverses  parties  de  la  pièce; 
applaudissons  à  la  verve  souvent  heureuse  du  dialogue  (il  ne  faut  p9s 
trop  parler  du  style,  qui  supporterait  difficilement  une  analyse 
sévère)  ;  admirons  comme  il  convient  ces  mille  détails  scéniques  qui 
viennent  à  chaque  instant  raviver  l'action  et  la  rendre  plus  piquante. 
Mais  avouons,  en  terminant,  que  les  Vieux  Garçons  ne  nous  semblent 
préférables  ni  aux  Pattes  de  Mouche  ni  à  Nos  intimes. 

L'exécution  des  Vieux  Garçons  au  Théâtre  des  Variétés  a  été  k  peu 
près  satisfaisante.  M.  Simon-Mortemer  a  mérité  quelques  applaudis- 
sements ;  M.  Maxime-CIavières  a  tiré  un  excellent  parti  d'un  assez 
mauvais  rôle,  et  M.  Hamilton  a  déployé,  dans  celui  de  Veaucourtois 
un  véritable  talent  de  composition.  —  Antoinette,  c'est  M*«  Maxime, 
et  l'on  peut  douter  qu'à  Paris  même  elle  soit  aussi  heureusement  per- 
sonnifiée :  car  ce  qu'il  faut  louer,  ce  n'est  pas  seulement  le  charme 
infini  que  M"»«  Maxime  a  répandu  sur  tout  le  rôle,  c'est  encore  le  tact 
parfait,  le  goût  sûr  et  délicat  avec  lequel  elle  a  su  dissimuler  ce  que 
le  langage  d'Antoinette  a  parfois,  sous  prétexte  de  naïveté,  d'un  peu 
téméraire  ou  d'un  peu  indiscret. —  Les  autres  rôles  étant  très-effacés, 
on  ne  pouvait  en  faire  que  bien  peu  de  chose,  et  c'est  ce  qui  a  été 
fait. 

—  Une  reprise  des  plus  heureuses  vient  d'avoir  lieu,  c'est  celle  de 
la  Vie  de  Bohême,  cette  o&uvre  délicieuse  de  Heni^  Murger,  que  l'ex- 
périence scénique  de  M.  Th.  Barrière  Ta  aidé  à  ipettre  au  théâtre. 


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—  316  — 

Dans  la  pièce  comme  dans  le  romao,  que  d'esprit  l  que  d'originalité  ! 
quelle  excoDlricité  de  condaite,  et  quel  pittoresque  de  langage  i  Et, 
sous  tant  de  folie  apparente,  quelle  émoUon  sincère  !  quelle  passion 
vraie  et  profonde  dans  quelques  cœurs  d'élite  i  comme  on  savait 
aimer  et  se  dévouer  dans  ce  monde-là  !...  Elle  n'est  plus  qu*un  sou- 
venir, hélas  I  cette  Bohème  fantasque,  tour-à*tour  si  joyeuse  et  si 
désolée,  mais  toujours  si  philosophe  l  C'en  est  fait  du  pays  latin  ;  G*en 
est  fait  surtout  de  ses  griseltes,  elles  ont  passé  les  ponts  !  —  Au  premier 
rang  des  interprètes  de  la  Vie  de  Bohême  (dont  Alexandre  Dumas  fils 
a  si  bien  fait  son  profit  dans  les  meilleures  parties  de  sa  Dame  auœ 
Camélias)^  nous  retrouvons  nos  trois  vieux  garçons  de  tout  à  Theure, 
MM.  Simon,  Hamilton  et  Maxime,  et  nous  n'avons  que  des  éloges  à 
leur  adresser  ^  mais  une  mention  particulière  est  due  à  M<m  Hamilton, 
qui  a  donné  la  physionomie  la  plus  touchante  an  personnage  si  sym- 
pathique de  Mimi  et  qui,  dans  les  derniers  moments  de  la  pauvre 
fille,  a  profondément  ému  tout  l'auditoire  :  c'était  simple  et  pénétrant, 
c'était  vrai,  c'était  admirable. 

On  a  repris  aussi  les  PoçeurSy  comédie  en  trois  actes.  Nous  devrions 
dire  ébauche  de  comédie,  car  les  types  qu'on  y  fait  défiler  devant 
nous  ne  sont  guère  que  des  silhouettes.  Mais  ces  silhouettes  sont 
habilement  découpées,  et  leurs  évolutions  joyeuses  donnent  naissance 
à  mainte  scène  d'un  bon  comique.  —  Il  nous  est  agréable  de  signaler 
le  début  très-heureux  et  plein  de  promesses  pour  l'avenir  qu'a  effectue 
dans  cette  pièce  une  jeune  personne  de  notre  ville.  A  beaucoup  de 
charme  et  de  distinction,  k  un  organe  k  la  fois  doux  et  mordant 
ajoutez  l'intelligence,  le  goût,  déjà  même  la  finesse,  et  vous  com- 
prendrez sans  peine  que  les  premiers  pas  de  M"«  Marie  Morel  sur  la 
scène  aient  été  encouragés  par  les  applaudissements  de  toute  la  salle. 

Mentionnons  en  passant  un  vaudeville  en  trois  actes,  la  Station 
Chambaudety  qui  nous  a  mis  récemment  en  fort  belle  humeur.  C'est 
une  de  ces  bouffonneries  irrésistibles  comme  le  Théâtre  du  Palais- 
Royal,  ce  Conservatoire  de  la  gaité  française,  en  a  tant  dans  son 
répertoire  ;  mais  c^est  aussi  une  de  ces  œuvres  signées  Eug.  Labiche, 
où  la  veine  comique  est  si  abondante  et  où  se  décèle,  à  travers  les 
facéties  les  plus  téméraires,  une  observation  si  exacte,  quelquefois 
même  si  profonde.  On  est  là  sur  un  terrain  solide  ;  aussi  peut-on 
rire  franchement  et  de  bon  cœur,  sans  être  honteux  bientôt  après 
d'un  tel  excès  d'hilarité.  En  digne  héritier  de  Picard,  Eug.  Labiche 
réussit  particulièrement  les  intérieurs  bourgeois  :  le  deuxième  acte 
de  la  Station  Charnbauàet  est,  sous  ce  rapport,  une  excellente  comédie. 

—  Deux  artistes  parisiens,  renommés  à  des  titres  divers,  M"«  Lau- 


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—  316  — 

rentetArnal,  sont  venus   nous  donner  quelques  représentations. 

M*"*  Laurent  a  produit  de  Veffet.  Nous  sera-t-il  permis  d*avouer 
toutefois  que  les  exigences  criardes  du  mélodrame  nous  paraissent 
avoir  gâté  un  talent  qui  était  si  remarquable  lorsque,  en  4849, 
M"«  Laurent  créait  à  TOdéon  Madeleine  Blanchct  de  François  le 
ChampiP  Hélas  1  ce  n'est  pas  impunément  qu^on  devient  premier  raie 
de  la  Porte-Saint-Martin  ou  de  TAmbigu^  et  il  en  coûte  cher  à  un 
artiste  de  se  faire  l'éditeur  du  pathos  solennel  et  déclamatoire  de 
M.  Victor  Séjour. 

On  a  été  un  peu  froid  pour  Arnai.  On  n'a  vu  en  lui  qu'un  comédien 
hors  d*âge,  qui  devrait  bien  se  reposer  sur  ses  lauriers.  Et  cependant, 
avec  un  peu  de  bonne  volonté,  on  retrouverait  facilement  TArnal 
d'autrefois,  ce  charmant  diseur,  si  fin,  si  ingénieux,  si  original  avec 
le  naturel  le  plus  parfait.  Si  la  voix  s'est  affaiblie,  si  le  regard  a  perdu 
toute  vivacité,  si  les  lèvres  n'ont  plus  qu'un  pâle  sourire,  il  resle 
encore  dans  le  jeu,  dans  le  débit,  mille  choses  qui  permettent  de 
deviner  tout  ce  qu'il  y  avait  jadis,  et  Ton  a  sous  la  main  tous  les 
éléments  d'un  travail  de  recomposition,  qui  ne  serait  pour  l'esprit  ni 
sans  intérêt  ni  sans  charme.  C'est  ainsi  que  sur  une  médaille  ou  une 
pièce  de  monnaie  antique  un  numismate  rétablit  par  la  pensée  une 
effigie  à  demi  disparue,  des  caractères  presque  entièrement  effacés. 

E.   AMàLElC. 


ENSEIGNEMENT. 

SaleUi  doBBés  en  eompositloii   an  Haecalaurtet,  à  la  sessloi. 
de  novemhw^  i8M,  par  la  Faenlté  des  Lettres  de  Teoloase. 

(Suite  et  Bu). 

Réponse  de  Tite-Lite  à  les  amis  qui  le  priaient  de  retrancher  de  son  bistoirt 
réloge  de  Pompée  pour  ne  pas  déplâtre  à  Auguste  : 

n  Se  nihil  mutatumm.  Qua  enim  fides  foret  cateris,  si  hac,  principis  gratia, 
oondonarentur?  —  Pratereà  historici  officium  esse,  non  solùm  sine  odio  Tel 
gratiâ,  sed  etiam  sine  melu  scribere.  —  Gaterùm  meliùs  se  de  Augusto  sentire, 
quem  non  fugiat,  ademptâ  libéré  loquendi  iacnltate,  nuUam  laudantibus  auctori- 
tatem  superesse.  —  Se  non  felioes  tantùm  et  triumpbantes  laudare  Telle.  » 

Ciceronis  ad  amicum  epistola  qui  oratorem,  à  pbilosopbia  studio,  posl  Casaris 
▼ictoriam  revocare  tentaverat. 


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—  317  — 

Miratar  hoc  studii  genus  sibi  ab  amico  propler  iranitalem  exprobrari.  —  Quùm 
leges  jadiciaqae  opprimantar,  quùm  unius  arbitrio  reganlar  public»  ret,  qui  spe 
aut  ad  forum  redeat  ant  in  senatu  Terba  faci&t?  —  Quod  ad  se  atUnet,  in  phllo- 
aopbiâ  quietem  ac  9o1atinm  inyenit,  qu»  nemo  seni  et  prasertim  misero  jure 
inyideat. 

Saint  Basile  à  des  esclayes  païens  que  leur  maître,  devenu  chrétien,  tient 
d'affranchir. 

Jam  non  senros,  sed  iiberos  hominet  alloquor.  Grato  igitur  animo  herum  co!i(e 
qui  Yot  serritio  exemlt,  sed  multd  magis  Ghristum  qui  mentem  illius  flexit,  miti- 
gayitque.  —  Quo  autem  pacto  polissimùm  Ghristo  débita  gratia  referetur?  Factis, 
non  verbis.  Rectè  vivatis,  fratern&  amicitii  omnes  homines  prosequamini.  Tum 
Ghristus  ?os  multd  majori  etiam  mercede  donabit.  Animum  enim,  ut  corpus  ves- 
trum,  senritute  liberabit,  et  tos  Ghristi  famulos  fieri  dignabitur. 

Valerius  in  Horatium,  sororis  sun  interfectorem. 

Verba  facieoti  adversùs  Horatium  inyidis  crimen  subeundum  esse  ;  et  profeclè 
tacuisset,  nisi  de  publicâ  utilitate  ageretur.  —  Superbumne  adolescentem  yictoriA 
elatum  patientur  diyina  humanaque  jura  conculcare,  ità  ut  nemini  dvium  tutô 
jam  Ti?ere  liceat?-^  At  patriam  serraTit...  sno  sceleri  pana,  ut  virtuti  merces, 
debetur.  —  Per  urbem  victor  oTans  incedat  !  —  Psnas  soWat  méritas  legum 
yiolator. 

Julianus  imperator  edicto  yetuerat  ne  christiani,  antiquitatis  contemptores,  ut 
jactabat,  et  hnmaniorum  litterarum  eversores,  scholas  aut  discipuli  frequentarent, 
aut  regerent  magistri.  —  Fingetis  christianum  quemdam,  non  modo  pietate,  sed 
scientiâ  et  eloquentîA  clarissimum,  epistoU  ad  Imperatorem  Julianum  scriptâ, 
orantem  ut  sibi  fratribusque  suis  per  edicta  liceat  discere  ac  docere  litteras. 

Péridès  exhorte  les  Athéniens  à  bâtir  un  temple  à  Minerve. 

Fortunam  Urbis  laudat.  — Gujus  autem  numinis  benefido  hoc  omnia  debentur, 
nisi  Palladis,  qu»,  quùm  urbem  suam  à  Persarum  impetu  servayerit,  yiolata  ipsa 
et  sacrilegis  manibus  incensa,  quinquagesimum  hune  annum  sub  Dio  habitat.  — 
iEdificandum  igitur  leinplum,  ipsamque  ebore  atque  auro  constituendam  Deam.  — 
Non  defuturos  tanto  operi  artifices,  inter  quos  Pbidiam  memorabit  amicnm  sunm, 
propè  di?ini  mortalem  ingenii. 


GHRONIOUE. 

Tout  se  prépare  pour  la  prochaine  Exposition  des  Beaux-Arts  et 
de  rindustrie  qui  doit  avoir  lieu,  à  Toulouse,  le  4  6  juin  prochain. 
Tandis  que  de  nombreux  ouvriers  achèvent,  sous  la  direction  de 
M.  Tarchitecle  de  la  ville,  les  travaux  d'appropriation  des  Jacobins, 
les  demandes  affluent  déjà  aux  bureaux  de  la  Mairie  en  vue  de  dési- 
gner les  produits  et  de  déterminer  la  place  dont  chaque  exposant 
croit  avoir  besoin.  Plus  de  cent  cinquante  lettres  sont  déjà  parvenues* 


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—  318  — 

La  région  de  TEsl,  Lyon  et  Marseille  surtout,  paraissent  deroir  fournir 
un  riche  contingent  à  FExposition  toulousaine. 

Les  Beaux-Arts  préoccupent  aussi  le  Ck)mité  d'organisation.  Une 
sous-commission  est  chargée  de  choisir,  dans  les  bâtiments  des 
Jacobins,  la  place  qui,  par  la  distribution  du  jour  et  la  salubrité  du 
local,  convient  le  mieux. 

Tous  les  travaux  seront  achevés  avant  l'époque  fixée. 


Par  décret,  en  date  du  18  mars,  M.  Lavocat,  professeur  à  l'Ecole 
vétérinaire  de  Toulouse^  a  été  nommé  directeur  de  rétablissement, 
en  remplacement  de  M.  Prince,  décédé.  Cette  nomination,  que  jus- 
tifient les  longs  services  de  M.  Lavocat,  son  savoir  et  la  parfaite 
honorabilité  de  son  caractère,  a  trouvé  en  ville  une  sympathie 
générale. 

M,  N.  Joly,  professeur  à  notre  Faculté  des  Sciences,  vient  de  faire 
h  Paris  de  nouvelles  Conférences  sur  les  Générations  spontanées  et  sur 
VHomme  fossile,  La  Revue  de  l'Instruction  publique  termine  ainsi  le 
compte-rendu  qu*elle  leur  a  consacré  :  «  Les  deux  Conférences  de 
M.  Joly  ont  eu  le  succès  qu'elles  méritaient,  et  Téminent  professeur 
de  la  Faculté  de  Toulouse  devra,  ce  nous  semble,  emporter  un  bon 
souvenir  de  l'accueil  fait  à  son  talent,  à  son  savoir  et  à  la  sincérité 
de  ses  convictions.  » 

♦  ♦ 
Nous  avons  à  signaler  un  nouveau  vide  dans  les  rangs  de  la  presse 
toulousaine  :  après  beaucoup  d'agitation  et  de  bruit,  VEtincelle  a 
cessé  de  paraître.  Cette  feuille  justifiait  son  titre  ;  elle  étincelait  d'es- 
prit. Jamais,  à  notre  connaissance,  «  la  petite  presse  n  de  Toulouse 
n'avait  rencontré  pareil  filon.  Mais  que  d'alliage  l  Frondeur,  violent, 
ce  journal  était  un  emporte- pièce.  Chaque  rédacteur  y  prenait  un 
masque,  souvent  deux,  quelquefois  trois.  De  là  le  mal.  Le  masque 
pousse  à  des  hardiesses  qu'on  ne  se  permettrait  pas  à  visage  découvert. 
On  croit  égratigner,  on  écorche  ;  on  croit  n'effleurer  que  la  peau,  on 
va  jusqu'au  cœur.  Qu'arrive-t-il  ?  c'est  qu'à  force  de  lancer  des 
pétards  dans  les  jambes  des  passants,  on  indispose,  on  irrite,  et 
VEtincelle  était  devenue  trop  souvent  un  théâtre  de  provocation  et  de 
lutte.  Le  métier  de  journaliste  est  très-embarrassant,  nous  le  savons. 
C'est  toujours  la  fable  du  Meunier,  son  fils  et  l'dne  ;  on  ne  saurait  plaire 
à  tout  le  monde.  Et  cependant,  il  faut  des  lecteurs  ;  on  en  veut  à  tout 
prix  ;  et  comme  une  fade  tisane  leur  répugne,  on  leur  sert  des 


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—  349  — 

liqueurs  fortes.  11  y  a  deux  cents  ans  et  plus.  Fauteur  cl*une  gazette 
en  vers,  Loret,  exprimait  ainsi  cet  embarras  : 

Voyez  quelle  est  moD  iofortaie  I 
Si  je  pique  un  peu,  j'importune  ; 
El  lorsque  je  ne  pique  pas, 
Mes  vers  sont  froids  et  sans  appas. 

Adieu  donc  Juliette,  Caterînette,  Ophélia,  Rosalinde ,  Zézanna; 
adieu  Rigoletto,  Lanfranc,  etc.,  etc.  ;  les  travestissements  cessent, 
le  bal  masqué  est  fini ,  et  vous  rentrez  dans  la  vie  commune.  Allez- 
vous  y  porter  voire  fougue  et  votre  humeur  hargneuse?  Non,  sans 
doute.  VEtlneelley  —il  faut  dire  le  bien  comme  le  mal,  —  commen- 
çait à  se  ranger,  quand  la  mort  Ta  surprise.  Elle  était  moins  agressive, 
!»ans  cesser  d'être  spirituelle.  Ce  changement  datait  de  sa  seconde 
résurrection  (à  sa  troisième ^  elle  sera  tout  à  fait  sage),  du  jour  où  la 
direction  est  passée  à  M.  Edgard  Pouget,  un  écrivain-protée,  signant 
Juliette  y  Desgenaii,  Amalviva,  Lionel,  Didier^  etc.,  et  toujours  recon- 
naissable,  sous  toutes  ces  métamorphoses,  à  Télégance  de  sa  plume 
et  â  la  sûreté  de  son  jugement.  Mais,  pourquoi  VElincelle  a-t-elle 
cherché  k  se  survivre?  Pourquoi  cette  brochure  qui  s'étale  à  la 
vitrine  des  libraires  ?  L'encre  en  est  bien  noire  et  la  couverture  bien 
rouge.  Nous  regrettons  de  ne  pouvoir  appliquer  k  V Etincelle  le 
mot  de  Shakespeare  :  AlVs  wel  that  ends  well  ;  tout  est  bien  à  qui 
unit  bien. 

* 

Un  recueil  littéraire,  qui  a  toutes  nos  sympathies  comme  il  a  celles 
de  toutes  les  personnes  qui  connaissent  Texcellence  de  sa  rédac- 
tion, la  Revue  française  est  en  péril.  Frappée  par  un  premier  jugement 
pour  avoir  empiété  sur  un  terrain  qui  lui  est  interdit,  la  Revue  est  en 
appel.  Si  nos  vœux  pouvaient  la  sauver,  sa  cause  serait  bientôt 
gagnée. 

Vllluslration  du  Midi  a  fait  peau  neuve.  Par  son  luxe  typographi- 
que et  la  beauté  de  ses  gravures,  elle  est  aujourd'hui  une  des  publi- 
cations les  plus  remarquables  de  la  province. 


>  Mous  recommandons  aux  personnes  qui  suivent  avec  intérêt  les 
let^uresdu  soir  au  Capitote^  une  brochure,  sans  nom  d'auteur,  qui  se 
vend  chez  tous  lt:s  libraires.  Ce  compte-rendu  est  le  plus  exact  qui 
ait  été  publié  sur  les  Conférences. 


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—  320  — 

♦ 

Encore  une  bataille  gagnée  en  faveur  de  la  décentralisation.  Noas 
lisons  dans  la  Guierme,  de  Bordeaux  : 

«  Le  Théâtre-Français  a  donné  hier  la  première  représentation  de 
Nos  Ennemis,  comédie  en  trois  actes  en  prose,  de  notre  collaborateur 
M.  Charles  de  Balz-Trenquelléon.  C'est  un  succès  brillant,  complet 
et  légitime.  Le  premier  acte,  favorablement  accueilli  par  le  public 
distingué  qui  assistait  à  cette  représentation,  est  semé  de  mots  et  de 
petits  jeux  de  scène  qui  ont  été  fort  goûtés.  Le  deuxième  acte,  plein 
de  brio  et  de  mouvement^  se  termine  par  un  coup  de  théâtre,  qui  a 
fait  éclater  la  salle  en  applaudissements  de  bon  alol.  A  partir  de  ce 
moment,  la  cause  de  Fauteur  était  gagnée,  et  le  troisième  acte,  où 
rémolion  et  la  gaité  sont  combinées  avec  un  art  délicat,  a  paru  le 
digne  couronnement  de  Fœuvre.  Le  nom  de  Pauteur  a  été  proclamé 
au  milieu  des  bravos  unanimes  de  rassemblée,  qui  voulait  lui 
décerner  une  ovation  à  laquelle  il  s'est  dérobé.  » 

* 
*  * 

L'Académie  des  Jeux  Floraux  a  termina  le  jugement  du  Concours 
de  1865.  Sur  huit  cent-douze  pièces  de  vers  présentées,  huit  ont  été 
distinguées  par  l'Académie. 

En  voici  la  liste  : 

L'Ode  à  Alfred  de  Musset,  par  M.  Léon  Valéry,  contrôleur  des  con- 
tributions aux  Sables-d'Olonne,  a  remporté  l'Amaranthe  d'or,  prix  du 
genre  et  de  l'année. 

L'Ode  intitulée  :  Les  Voix  de  là  Plage  bretonne,  par  M.  G.  d'Audeville, 
de  Nantes,  a  obtenu  une  Amaranthe  réservée. 

La  NiUure  et  Dieu  dans  Vkumanité,  ode,  par  M^^*  Nathalie  Blanchet, 
a  obtenu  une  Violette. 

La  Maladeita,  ode,  par  M.  Stephen  Liegeard,  a  reçu  un  Souci 
réservé. 

Babylone,  ode  du  même  auteur,  a  obtenu  encore  un  Souci  réservé. 

Le  Fond  du  Panier^  poëme,  i>ar  M.  Paul  Juillerat,  a  eu  un  Œillet. 

La  Dame  du  Lac  vert,  ballade,  par  M.  Stephen  Liegeard,  a  remporté 
le  Souci,  prix  du  genre. 

La  fable  Le  Loup  et  les  Agneaux,  par  M.  Delphis  de  la  Cour,  a  obtenu 
une  Primevère  réservée. 

Aucun  des  discours  en  prose,  dont  le  sujet  était  :  VEloge  de  Ray- 
nouard,  n'a  été  distingué  par  l'Académie., 

* 

P.  S.  Au  moment  de  mettre  sous  presse ,  nous  apprenons  la  mort^ 
de  M.  Félix  Assiot,  un  des  plus  honorables  chefs  d'institution  de  Tou-' 
louse. 

Toulouse,  4«»  avril  4865.  F.  Lacoikti. 


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ACADÉMIE  DES  JEUX  FLORAUX.  —  CONCOURS  DE  4865. 


A  ALFRED  DE  MUSSET* 

ODE    QUI    k    REMPORTÉ    l'aMARàNTHR    D*0R,    PRIX    DU    QKKRI, 
PAR  ■•  LÉOn  VAURY   (i). 


Dort-tn  content.  Voltaire,  et  ton  Udenx  sonrirt 
Yoltige«t^U  encor  sur  tet  oe  déebarnéif 
(AU.  DE  MUMIT,  dus  BoUa). 


Dors-tu  content,  Musset?...  Ce  terrible  mystère 

Que  l'œil  ne  peut  percer  et  sonde  en  frissonnant, 

Ce  secret  du  trépas,  qu'à  l'ombre  de  Voltaire 

Tu  demandais  en  vain...,  tu  le  sais  maintenant! 

Et  je  viens  à  mon  tour  interroger  ta  cendre  : 

Oh  !  Dis-nous^  dans  la  tombe,  où  tu  viens  de  descendre. 

As-tu  trouvé  la  vie  ou  trouvé  le  néant? 

La  mort,  que  tu  cherchais,  fidèle  à  ses  promesses. 
En  soufflant  sur  ton  cœur  et  desséchant  tes  os, 
A-t-elle  dans  ton  âme  endormi  tes  tristesses  ? 


(1)  Si  Doos  avions  à  assigner  un  caractère  à  notre  ode,  c'est  dans  le  genre  philo- 
sophique que  nous  la  classerions,  tant  pour  la  nature  de  la  forme  que  pour  celle 
du  sujet.  C'est  à  ce  genre,  en  effet,  qu'elle  se  rattache  par  lee  tendances  du  poète 
dont  nous  parlons  et  par  les  funestes  effets  qu'elles  ont  exercés  sur  Fesprit  de  la 
génération  actuelle.  Considéré  à  ce  point  de  vue,  le  sujet  se  prêtait  mal  aux  élans 
impétueux  du  lyrisme,  et  nous  avons  écarté  avec  intention  tout  le  fatras  suranné 
d'un  enthousiasme  factice,  qui  glace  au  lieu  d'émouvoir.  Ce  que  nous  aurions  voulu 
mettre  dans  notre  ouvrage,  c'est  la  vigueur  de  la  pensée,  la  clarté  de  Pexpression^ 
pour  refléter  ainsi,  autant  que  possible,  les  qualités  distincUves  de  Fauteur  des  NuiU 
et  de  RoUa,  Nous  avons  également  employé  un  rhytbme  familier  à  Musset,  celui 
des  Stancet  à  la  MaUbrm,  pour  rappeler  ainsi  sa  manière  favorite. 

Tome  xxi«,  6*  Livraison.  *  S  4 


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—  322  — 

Ne  t*arrive«t-il  rien  des  terrestres  échos? 
La  muse,  qui  t'aimait,  te  parie-t-elle  encore, 
On  l'étemelle  nuit  n'est-elle  que  l'aurore 
De  l'étemel  oubli,  de  l'étemel  repos  t 

Dors-tu  content,  Musset?.  ••  Quels  lugubres  fantômes 
Assiègent  ton  sommeil  sur  ton  dur  oreiller? 
Combien  faut-il  au  temps,  petits  comme  nous  sommes, 
Pour  consumer  nos  chairs,  où  les  vers  vont  fouiller? 
Ne  sens-tu  pas  bondir  ton  squelette  sonore. 
Quand  l'enfant-du  Tyrol,  Tamant  de  Belcobre, 
De  ses  ricanements  Frank  vient  te  réveiller? 

Oui,  tu  dois  secouer  ta  lourde  léthargie. 
Quand  il  visite  aussi  ton  ténébreux  séjour, 
Rolla,  qui  s'éteignit  dans  sa  dernière  orgie, 
En  outrageant  la  mort  et  profanant  l'amour! 
Tu  dois  sentir  tes  os  tressaillir  d'allégresse. 
Quand  don  Paez,  couvert  an  sang  de  sa  maîtresse, 
A  ton  morse  cercueil  vient  firapper  à  son  tour  ! 

Où  lesa-t-il  trouvés,  ton  infernal  génie, 
Ces  atroces  amants  qui  nous  glacent  d'eSroi, 
Ces  blasphèmes  sans  nom,  ces  râles  d'agonie  f 
Où  les  avais-tu  vus,  ces  débauchés  sans  foi, 
Ces  types  de  damnés,  aux  faces  convulsives? 
Si  tu  nous  les  peignis  sous  des  couleurs  si  vives, 
Estril  vrai  qu'à  dessein  tu  les  calquais  sur  toi  ? 

VoilA,  pourtant,  voilà  quel  monstraeux  cort^e 
De  spectres  grimaçants,  dans  tes  rêves  éclos. 
Fait  passer  sous  nos  yeux  ta  muse  sacrilège  !... 
Et,  pourtant,  au  milieu  de  ces  hideux  tableaux, 
Un  visage  perfide,  une  maîtresse  aimée. 
Quêta  bouche  maudit,  mais  n'a  jamais  nommée. 
Et  dont  le  souvenir  se  mêle  à  tes  sanglots  t 


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—  323  — 

Oui^  toujours  cette  femme,  image  fantastique. 
Qui  miroite  à  les  yeux  et  trouble  ta  raison  ; 
Et  des  cris  étouffés  dans  ta  voix  sarcastique  ; 
Et,  dans  ses  cris  confus,  le  mot  de  trahison  !... 
U  est  là,  le  secret  de  cette  étrange  fièvre, 
De  ce  doute  rongeur  qui  fit  pâlir  ta  lèvre. 
Et  dans  ton  jeune  sang  circuler  lé  poison  !... 

Eh  !  qui  de  nous,  Musset,  ne  porte  une  blessure 
Dont  le  cœur  saigne  encore,  et  n'eut  ses  jours  amers  t 
Qui  de  nous,  qui  de  nous  n'a  senti  la  morsure 
D'une  dent  venimeuse,  attachée  à  ses  chairs? 
N'avons-nous  pas  aussi,  par  une  loi  commune. 
Vu  nos  illusions  tomber,  une  par  une. 
Et  succéder  le  deuil  aux  rêves  les  plus  chers? 

Mais  ne  savais-tu  pas  que  d'ombre  et  de  lumière 
Les  plus  brillants  tableaux  composent  leur  beauté  *, 
Qu'il  n'est  rien  d'éternel  dans  la  nature  entière, 
Et  que  tout  ici-bas  a  son  double  côté  ? 
Mais  ne  savais-tu  pas,  par  ta  propre  faiblesse, 
Le  néant  de  la  vie  et  le  peuque  nous  laisse 
De  nos  enchantements  l'ftpre  réalité  ? 

Tu  le  savais,  Musset  !  Et  quand  notre  existence 
De  joie  et  de  douleur  mélange  ainsi  son  cours  ; 
Quand  tu  livrais  toi-même  aux  vents  de  l'inconstance 
Le  plus  pur  de  ton  cœur,  les  plus  beaux  de  tes  jours  ; 
Quand  rien  ne  peut  remplir  le  vide  de  notre  âme. 
Tu  suspendis  ta  lèvre  aux  lèvres  d'une  femme, 
Et  tu  lui  demandais  d'immortelles  amours  ! 

Par  quel  égarement,  par  quelle  folle  envie, 
Ta  muse  se  prit-elle  à  distiller  le  fiel  ? 
Pourquoi  repoussas-tu  la  coupe  de  la  vie, 
Parce  qu'un  peu  d'absinthe  avait  troublé  son  miel  t 


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—  324  — 

Insensé  !  Pour  un  monstre  oublier  la  nature  ; 
Calomnier  Famour  pour  une  âme  parjure. 
Et  douter  du  soleil  pour  un  nuage  au  ciel  !... 


Lorsque,  ainsi  tourmenté  par  cette  triste  histoire. 
Qui  parmi  tes  soupirs  se  trahit  tant  de  fois, 
Tu  blasphémais  le  ciel,  n'avais-tu  pas  la  gloire, 
L'amitié,  qui  jamais  ne  fut  sourde  à  ta  voix  ? 
Pour  répandre  à  plaisir  ton  ironie  amère. 
Pour  nier  la  vertu,  que  t'avait  fait  ta  mère  ? 
Que  t'avait  feit  le  Christ,  pour  insulter  sa  croix? 


Le  Christ  1  n'avait-il  pas,  ce  modèle  sublime. 
Assez  vu  d'apostats  ?  Et,  marchant  à  leur  rang, 
Te  fallait-il,  Musset,  à  la  douce  victime 
Verser  encor  le  fiel  et  lui  percer  le  flanc  ? 
Si  tu  n'aperçus  pas  sa  divine  auréole. 
N'était-ce  pas  assez  qu'il  eût,  par  sa  parole. 
Régénéré  le  monde,  inondé  de  son  sang  ? 

Et  tu  ne  songeas  pas,  toi,  dont  l'âme  était  pleine 
De  poignantes  douleurs,  de  navrants  souvenirs, 
Qu'il  avait  essuyé  les  pleurs  de  Madeleine, 
Et  que  lui-même  fut  le  premier  des  martyrs! 
Et  rien  ne  t'inspira»  dans  ta  longue  souffrance. 
D'aller  à  ses  genoux  demander  l'espérance. 
Et  verser  dans  son  sein  tes  humbles  repentirs  ! 


—  «  Il  n'est  plus,  disais-tu,  dans  un  sombre  vertige  ! 
»  La  croix  du  Golgotha,  flambeau  des  anciens  jours, 
>  Sur  son  pied  vermoulu  s'affaisse  sans  prestige, 
»  Et  le  temps  loin  de  nous  l'emporte  dans  son  cours!.. 
Pour  voir  s'il  vit  encor,  ce  signe  qu'on  révère, 
Regarde  donc,  Musset,  à  l'arbre  du  Calvaire 
Aboyer  l'athéisme  et  le  saper  toujours  !••. 


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—  326  — 

Elle  a  porté  ses  fruits,  la  funeste  semence 
Qu'en  creusant  ton  sillon  tu  jetas  jusqu'au  bout  ! 
Vois  !  la  moisson  est  riche  et  le  champ  est  immense 
Ce  sont  là  tes  enfants  qui  surgissent  partout... 
Il  a  soufflé  sur  eux,  ton  fatal  scepticisme  ! 
S'ils  n'ont  point  ton  génie,  ils  ont  plus  de  cynisme... 
Et  le  Christ  n'est  pas  mort,  et  la  croix  est  debout  ! 


Il  n'est  pas  mort,  Musset  !  Tu  l'avais  dit  trop  vite  ! 
Tu  lui  jetas  trop  t&t  tes  défis  insultants  ; 
EUo  aura  beau  germer,  cette  graine  maudite 
Des  Frank  et  des  Rolla,  que  tu  semas  vingt  ans , 
Ils  n'ébranleront  pas  la  croix  du  divin  Maître. 
Eh!  qui  donc  sera  Dieu,  si  Dieu  cesse  de  l'être. 
Si,  comme  tu  l'as  dit,  Jésus  a  fait  son  temps  ? 

Qui  fera  sur  nos  fronts,  comme  aux  jours  des  Apôtres, 

Luire  l'esprit  divin,  en  colonnes  de  feu  ? 

Si  nos  dogmes  sont  faux,  montrez-nous  donc  les  vôtres, 

Orgueilleux,  qui  croyez  pouvoir  détruire  un  Dieu, 

Parce  que  vous  savez,  avec  un  ton  superbe. 

Torturer  le  Sanscrit  et  conjuguer  un  verbe. 

Dans  la  langue  d'Eschyle  ou  dans  un  livre  hébreu  !... 


Qui  la  remplacerait,  la  céleste  doctrine  ? 
Quel  serait  le  Sauveur,  quelle  serait  sa  loi? 
Car  tu  l'as  dit,  Musset,  un  jour  que  ta  poitrine 
En  généreux  transports  éclatait  malgré  toi  ; 
Oui,  tu  Tas  dit:  «  A  l'homme  il  faut  une  croyance, 
«  Puisque  l'homme  ici-bas  a  besoin  d'espérance, 
«  Et  puisque  l'espérance  est  fille  de  la  foi  !  » 


Et  maintenant  que  j'ai  recueilli  pour  ta  gloire 
Ces  mots,  tombés  un  jour  de  ta  bouche  de  feu,  ^ 
Où  ton  cœur,  consumé  par  le  besoin  de  croire, 


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—  326  — 

Faisait  de  son  néant  le  solennel  aveu. 
Laisse-moi  devant  toi  m'incliner,  6  poète  ! 
Et,  ma  lèvre  attachée  à  ta  lyre  muette^ 
Sur  tes  restes  bénis  pleurer  et  prier  Ueu  ! 


Laisse-moi,  laisse-moi,  Muse  trop  tftt  éteinte  ! 
Ecouter  à  genoux  ces  accents  inouis, 
Où  ton  luth  éploré^  confident  de  ta  plainte, 
Soupirait  tes  regrets  et  tes  mortels  ennuis  ! 
Que  je  m'enivre  encor  de  cette  voix,  si  tendre 
Et  si  triste  à  la  fois,  qu'on  dirait,  à  l'entendre, 
L'ange  de  la  douleur,  sanglotant  dans  tes  NuiU  ! 


Dis-nous  la  Malibran,  cette  harpe  vivante. 

Ce  nom  mélodieux,  par  tes  vers  consacré, 

Qui,  pareil  à  celui  de  Béatrix  du  Dante, 

Triomphera  du  temps,  pour  t'a  voir  inspiré  !... 

Oh  !  qui  ne  les  connaît  ces  stances,  dont  les  charmes 

Donnent  tant  de  douceur  et  de  prix  à  tes  larmes. 

Que  l'on  voudrait  mourir,  pour  être  ainsi  pleuré  ! 


Montre-nous  ces  tableaux,  si  pleins  de  poésie. 
Qu'on  sent,  en  les  voyant,  que,  sur  tes  chauds  rayons 
Les  cieux  de  la  Sicile  et  de  TÂndalousie 
Ont,  avec  leur  azur,  versé  tous  leurs  rayons  !  ^ 
Peins-nous  au  sein  des  flots  Venise  et  ses  gondoles  ; 
Venise,  s'endormant  au  chant  des  barcaroles, 
Et  Madrid,  s'éveillant  au  bruit  des  carillons  ! 


Dis-nous  surtout  ce  chant,  doux  comme  une  prière, 
—  Au  barde  de  Saint-Point  hommage  fraternel,  ^  - 


(4  )  C*iOiit06  dTEspagne  et  dlulie. 
(î)  Lettre  à  LamartiDe. 


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—  327  — 

Où  ton  cœur,  effrayé  de  sa  propre  misère. 
Pour  y  chercher  l'espoir  s'élançait  vers  le  ciel  ! 
Oui,  dis-nous-Ie,  Musset,  que  toute  gloire  estvaine^ 
Tout  amour  inconstant  ;  mais  que,  pour  l'âme  humaine, 
U  est  un  meilleur  monde  et  qu'il  est  étemel! 


Quand  Dieu  te  l'inspirait,  cet  aveu  qui  console. 

Et  que  tu  confiais  au  sein  de  l'amitié; 

Quand  Dieu  te  l'inspirait,  ft  toi,  chantre  du  sàulb  ! 

C'est  que  de  tes  erreurs  il  dut  avoir  pitié  ; 

C'est  qu'il  avait  au  vrai  ramené  ton  génie. 

Et  que  déjà  du  Christ  la  clémence  infinie 

Voulait  te  pardonner  de  l'avoir  renié. 


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CONFERENCES  ET  LECTURES  PUBLIQUES  DU  CIPiTOLE. 


Séaice  da  S5  mars  4865. 


L'aneteime  Université  de  Tonloase. 


MUDAMBS  ET  MESSIEURS^ 

Dans  ma  première  Conférence, — Conférence  qui  ne  pouvait  néces- 
sairement être  qu'un  cadre  et  un  préambule,  —  j'ai  signalé  les  quatre 
grandes  institutions  qui  dominent  le  passé  de  Toulouse  et  qui  lui 
donnaient  jadis  sa  vraie  physionomie  sociale.  Ces  quatre  institutions, 
d'où  découlait  toute  influence,  qui  attiraient  tous  les  hommages  et 
autour  desquelles  gravitaient  toutes  les  ambitions,  sont  l'Eglise,  le 
Parlement,  le  Capitoulat  et  l'Université. 

Après  avoir,  dansquelques  phrases  sommaires,  simplement  énuméré, 
tout  au  plus  esquissé,  ces  imposantes  figures  du  passé,  mon  plan,  — 
plan  ambitieux  peut-être  si  Ton  mesure  la  grandeur  du  sujet  à  la 
taille  de  l'orateur  et  si  Ton  considère  aussi  la  brièveté  du  temps  qui 
est  accordé  à  chacun  de  nous  dans  ces  Conférences  hebdomadaires,  — 
mon  plan,  dis-je,  consisterait  à  détacher  Tune  après  l'autre  les  insti- 
tutions du  Vieux  Toulouse  et  à  les  étudier  séparément. 

Vous  le  voyez.  Messieurs,  le  but  est  intéressant  pour  nous;  il  est 
digne  d'exciter  la  généreuse  émulation  des  écrivains.  Plusieurs  Tont 
poursuivi  avant  moi.  Des  érudits,  des  archéologues  ont  dirigé  vers  le 
passé  de  notre  ville  leurs  studieuses  et  patientes  investigations.  Sans 
rappeler  les  ouvrages  célèbres  des  Catel,  des  dom  Vaissette,  des 
Lafaille,  des  annalistes  et  des  chroniqueurs,  nous  avons  vu  de  nos 
jours  le  savant  M.  Du  Mège  réunir  dans  quatre  volumes  les  résultats 


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—  329  — 

de  ses  laborieoses  recherches  sur  les  ÎDstitutioDs  de  la  ville  de  Tou- 
louse; nous  avons  vu  surgir  de  remarquables  monographies  dues  à 
la  plume  de  MM.  Bénech,  Rodière,  Gatien-Amoult  et  d'autres  mem- 
bres disUngoés  de  nos  Sociétés  savantes.  C'est  pour  moi  un  devoir 
de  constater,  au  début  de  cette  Conférence,  le  charme  et  le  profit  que 
j'ai  Utmvés  dans  la  lecture  des  travaux  de  mes  prédécesseurs.' 
L'histoire  ne  s'improvise  pas,  elle  est  le  fruit  de  recherches  succes- 
sives, le  résultat  d'une  série  d'alluvions  intellectuelles,  il  n'y  a  pas 
plus  de  honte  à  profiter  du  travail  de  ses  devanciers,  qu'il  n'y  en  a, 
dans  l'ordre  industriel,  à  jouir  des  bienfaits  que  nous  ont  valus  les 
grandes  découvertes  du  siècle. 

Celui  qui  s'avance  dans  ce  champ  profondément  labouré  de  l'his- 
toire doit,  en  outre,  y  porter  une  r^le  de  conduite  définie  par  ces 
deux  mots  bien  nets  :  Sineéritéf  modération. 

Sincère  d'abord,  l'historien  dira,  sans  fard  ni  mensonge,  ce  que 
l'étude  et  l'observation  lui  apprennent;  il  montrera  le  passé  tel  que  le 
lui  révèlent  l'examen  attentif  des  faits  et  la  critique  impartiale  des 
idées.  Il  ne  doit,  sous  peine  de  manquer  é  son  mandat,  chercher  dans 
les  siècles  écoulés  ni  un  prétexte  pour  la  flatterie,  ni  une  occasion 
pour  le  dénigrement  systématique.  Chaque  pér